« Un loup des steppes égaré chez nous, dans les villes où les gens mènent une existence de troupeau; aucune image ne pouvait représenter de façon plus pertinente l’homme, son isolement farouche, son caractère sauvage, son anxiété, sa nostalgie d’une patrie perdue…

Le loup des steppes pressent que l’homme n’est pas une création achevée, qu’il est une revendication de l’esprit, une possibilité lointaine, autant désirée que crainte. Il voudrait vaincre le loup en lui pour devenir pleinement homme, ou renoncer à être homme pour poursuivre au mieux en tant que loup une existence équilibrée, sans déchirements. Mais en aspirant au retour à la nature, l’homme fait toujours fausse route et s’engage dans une voie désespérée… »




Hermann Hesse est né en Allemagne en 1877. Ses parents le destinaient à la prêtrise : son père est pasteur et sa mère est née en Inde, fille d’un missionnaire et éminent orientaliste. Mais le jeune Hermann se sent la vocation d’écrire et il s’enfuit du séminaire à 15 ans. Ses premiers romans (« Peter Camenzind », « L’ornière » ) expriment son esprit tourmenté et sa solitude. Il part en 1911 en Inde, « nouvelle patrie et jeunesse de l’âme » , expérience relatée dans « Siddartha » et « Le voyage en Orient ».

Etabli en Suisse, il affirme ses positions pacifistes et sa distance vis à vis de la société matérialiste. Il tente d’apporter une solution aux contradictions intérieures de homme qu’il ressent profondément : il entreprend une cure psychanalytique avec un disciple de Jung.

Il fut un temps l’idole d’une certaine jeunesse avec des œuvres d’initiation spirituelle comme « Demian » (1919), « Le loup des steppes » (1927) et « Narcisse et Goldmund ».

Son œuvre la plus importante est peut-être « Le jeu des perles de verres » (1932-1943), récit d’utopie romantique développant la diversité de ses tendances.

Hermann Hesse a été récompensé par le prix Nobel en 1946. Il est mort en 1962.

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« Le Loup des steppes » ( Ed. Calmann-Lévy 2004 ) est une œuvre majeure de l’écrivain , riche d’enseignements et de réflexions sur l’homme moderne à la recherche de sa plénitude, de son équilibre entre le corps et l’esprit.

Pour cette réédition, il a fait l’objet d’une nouvelle et excellente traduction avec le concours du Centre National du livre.

Thomas Mann dira avoir « réappris à lire » avec ce livre-culte des années 1960-1970, interdit sous le régime nazi, et considéré comme l’un des premiers romans existentialistes, aux tonalités les plus diverses : délire de psychopathe, mais aussi récit initiatique et expérience spirituelle d’un homme qui cherche sa vérité et sa véritable personnalité à travers les illusions de la société moderne.



Harry Haller, « le loup des steppes » est un homme désabusé et solitaire, qui n’arrive pas à s’intégrer dans un monde pour lui incompréhensible :


« A ces journées d’agonie de l’âme, à ces âpres journées de vide intérieur et de désespoir où, au beau milieu d’un monde détruit, exploité par les sociétés anonymes, l’univers des hommes et leur prétendue culture apparaissent à chaque seconde dans leur splendeur de pacotille, mensongère et vulgaire, grimaçant comme un personnage répugnant dont l’image se concentre dans l’esprit malade jusqu’au comble de l’insupportable »


A force de renier ce qui constitue le quotidien des hommes, Harry prend conscience de ses contradictions. Il rejette la vie sociale moderne, mais ne peut renier son passé.

Ainsi la nostalgie de son enfance le ramène toujours vers les « nids petits-bourgeois extrêmement convenables, aux escaliers bien astiqués, avec cette odeur de paix, d’ordre, de propreté et de bienséance, malgré ma haine de la bourgeoisie ».

« A certains moments, l’ancien et l’actuel, la douleur et le plaisir, la crainte et la joie, se mêlaient en moi étrangement. Tantôt, j’étais au ciel, tantôt en enfer, mais, le plus souvent, dans les deux en même temps ».


Il n’entrevoit qu’une solution : se trancher la gorge avec un rasoir, mais la peur de la mort l’empêche de rentrer chez lui et de mettre son dessein à exécution. Il rencontre une prostituée, Hermine, qui se révélera être son double féminin, l’aidera à réconcilier ses contradictions et le conduira vers des vérités moins manichéennes.


Alors qu’il n’a jamais dansé de sa vie, il apprendra avec elle le fox-trot et le boston, écoutera des mélodies populaires et non plus la musique de Mozart, et connaîtra la volupté avec une jeune amie d’Hermine. Un grand bal masqué couronnera cette renaissance :

« Eh bien, pensais-je entre deux danses, peu importe ce qui m’arrivera demain car, moi aussi, j’ai fini par être heureux, par rayonner de joie, par me libérer de moi-même… J’avais perdu toute notion du temps ; aussi j’ignore combien d’heures ou de minutes dura cette grisante félicité. Transporté de joie, je flottais dans la cohue des danseurs enivrés, effleuré par des parfums, des sons, des soupirs, enflammé par des regards inconnus…»


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Harry, dans une hallucination extraordinaire, est plongé dans le miroir d’un théâtre magique où la vie est irréelle. De multiples portes s’ouvrent à lui : « Sagesse de l’Orient, Suicide agréable, Pleurer de rire, cabinet d’humour, Comment construire sa personnalité ».

Le magicien lui dit :


« Vous aspirez à quitter cette époque, ce monde, cette réalité pour pénétrer dans une autre réalité plus conforme à vos désirs, dans un monde échappant au temps. Eh bien faites-le, cher ami, je vous y invite…

Mais vous savez bien où se cache cet univers. Cette autre réalité que vous désirez n’existe qu’en votre for intérieur. Je ne peux rien vous donner qui ne soit déjà en vous, ni ouvrir d’autre galerie d’images que celle qui est contenue dans votre âme ».


Harry est transporté ainsi vers plusieurs folles expériences, souvent décevantes. Il finit par tuer Hermine, ainsi qu’elle le lui avait demandé.


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Une lectrice a demandé à Hermann Hesse quel était le sens de ce « théâtre magique » décrit à la fin du roman; elle était déçue de voir que, sous l’effet d’une ivresse causée par l’opium, l’écrivain se soit tourné lui-même en dérision et moqué de tout.

Hesse lui a conseillé de bien relire ces pages en sachant que « rien de ce que j’ai jamais pu exprimer n’a revêtu à mes yeux un caractère aussi essentiel et aussi sacré que cette évocation du théâtre magique, image et symbole de ce qui pour moi a le plus de valeur et d’importance ».


Le message du livre de Hermann Hesse n’a pas toujours été bien compris. Certains jeunes ont même été poussés au suicide après avoir lu « le loup des steppes ».


L’écrivain a répondu dans ces termes au père d’un de ces jeunes :


« Il ne suffit pas de souligner le peu de valeur que l’on attache à des choses telles que la guerre, la technique, la passion de l’argent, le nationalisme, etc. Il faut pouvoir remplacer le culte des idoles contemporaines par une croyance.


C’est ce que j’ai toujours fait; dans Le loup des Steppes, cette croyance est représentée par Mozart, par les Immortels et par le théâtre magique; dans Demian et dans Siddharta, d’autres noms désignent les mêmes valeurs. »



Les croyances de réalisation de soi sont multiples. A chacun de trouver celles qui lui conviennent. D.G.