Dans son autobiographie " Un siècle, une vie " (Editions Robert Laffont 1988) où alternent souvenirs et réflexions, le philosophe Jean Guitton fait le bilan dune vie dominée par une foi inébranlable.
Né à Saint-Etienne en 1901 dans une famille bourgeoise, il fit de brillantes études et, sorti de lécole normale supérieure, entra à la Sorbonne comme titulaire de la chaire dhistoire de la philosophie. Il fut le disciple de Bergson.
Sa vie fut marquée par plusieurs années de captivité en Allemagne, son entrée à lAcadémie Française et ses travaux auprès de plusieurs papes en tant que théologien laïc.
Jean Guitton est mort le 22 mars 1999.
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Jean Guitton ne sattarde pas sur son enfance, " période démergence en ce monde et paradoxe du premier néant de notre être ".
" Je me demande, en lisant les souvenirs denfance, si nous nimaginons pas lenfance autre quelle a été, en la colorant par la magie du souvenir ".
Il a le sentiment quil aurait pu naître ailleurs et dans un autre temps, comme un grain jeté dans un champ, mais qui aurait pu être semé ailleurs. Très tôt, lors dune journée dautomne, " le printemps de lesprit ", il a une première perception du " mystère du temps " qui devait tant occuper ses pensées et sa vie.
Il dépeint néanmoins longuement et avec une certaine " mélancolie créatrice " sa mère Gabrielle, appelée familièrement Gazelle par son père, femme un peu austère, autodidacte instruite par les livres et la causerie.
Selon lui, sa mère laidait à comprendre ce quil y a dans le temps dintemporel : " Pourquoi Dieu a t-il créé le temps et nous y a t-il soumis, alors que pour lui le temps nest pas réel, puisquil est éternel ? ".
Ayant dépassé de quarante ans lâge où sa mère est morte, " il la sent jeune et tente de se rafraîchir à son souvenir comme à une source; et même (oserais-dire) jai parfois limpression quelle est ma fille, quelle procède de moi, parce que je lai beaucoup pensée ".
Jean Guitton relate lexpérience de sa première communion, plutôt décevante car lillumination intérieure quil espérait ne sest pas produite.
Mais ce moment solennel fut pour lui celui du choix, en toute liberté, entre "labsurdité radicale de lincrédulité et le mystère de la foi pleine ".
Après avoir opté pour des études de philosophie, Jean Guitton fut converti en 1917 par la lecture dun livre de Bergson, Lévolution créatrice, livre écrit spontanément, comme une épopée, un flux mélangé de la pensée et du langage, dans le style du poème de Lucrèce appelé " De la nature des choses ".
Ce livre de synthèse sur lélan créateur et le secret de la vie permettait à Guitton " dunir sous un regard dintelligence ce que jaimais dans la campagne, les arbres, les bois, les prairies, les bêtes, et, par ailleurs, tout ce que jaimais dans lhistoire, les peuples, les cultures, la naissance et la retombée des nations ".
Linspiration de ce livre laissait deviner un autre ouvrage important de Bergson non encore paru : " Les deux sources de la morale et de la religion "; Jean Guitton pressentait maintenant ce que pouvait être la genèse des choses créées et leur devenir.
Lorsquil enseignait la philosophie à la Sorbonne, Jean Guitton attachait une grande importance à lexpression; il déplorait le langage souvent incompréhensible des philosophes modernes :
" Une uvre a dautant plus de signification quelle a plus de style, le travail du style nétant rien dautre que lopération qui consiste à charger le langage de sens ".
Pour lui la philosophie nest pas lhistoire de la pensée, mais la recherche de la vérité, et essayer de donner un sens au mot " être ", non pas lêtre abstrait des savants ou de certains philosophes, mais " lêtre jaillissant, concret, existant, lêtre vécu ".
Jean Guitton a rencontré les philosophes les plus marquants de sa génération : Brunschvicg et son élève Sartre, Bachelard, Heidegger, Althusser et surtout Bergson.
Sartre était opposé à Brunschvicg; il nadmettait pas un " progrès de la conscience ", ne sintéressait pas à la science, et mettait laccent sur la tragédie du néant et de la liberté, sur la condition épouvantable de lhomme en ce monde.
Bachelard, qui disait de lui-même quil avait tout ensemble " lâme dune jeune fille et celle dun faune ", avait lintelligence pratique des gens simples et savait découvrir la poésie incluse dans toute chose :
" Il jouissait de réveiller en nous, sous léchafaudage intellectuel, ce qui restait de lhomme des cavernes ; il y avait une bonté timide dans son regard mélancolique, indulgent et virginal ".
Il méditait aussi sur le mystère du temps, mais, à la différence de Bergson, il sintéressait à linstant, et non pas à la durée. Il était ainsi en harmonie avec la science moderne qui, avec Planck, considère le temps comme fait de petites secousses, les quanta.
Jean Guitton admet que le mystère du temps " consiste à concilier ce flux, ce murmure constant, cette longue et monotone durée avec les événements, les découvertes soudaines, les moments ineffables. Peut-être que lInstant a barre sur la Durée, et que la Durée ne fait jamais que déployer un instant éternel indivisible ".
Heidegger ou " le loup en forêt noire " cherchait en tout, partout et toujours le " contact avec le mystère de lêtre, ce qui nous constitue et que nous natteindrons jamais.
" Cest de lappel de lEtre, cest de la violence de lEtre que lélan de la pensée tire son origine. Alors surgit la parole, dès que nous avons la chose devant nous et que nous écoutons la parole avec le fond de notre cur; alors seulement nous pouvons dire ce que nous pensons " ( LEtre et le Temps ).
Heidegger résumait cela en un seul mot : " la splendeur de ce qui est simple ".
Althusser fut lélève privilégié et lami de Jean Guitton, et, comme lui, fut prisonnier en Allemagne durant 5 ans. Cétait un catholique zélé, mais, après la guerre, son mariage avec une femme athée et communiste le transforma en marxiste absolu. Dans sa chambre, on pouvait voir les uvres de Lénine à côté de celles de Thérèse dAvila ! En fait, Althusser voulait porter le marxisme à labsolu, cest-à-dire au mysticisme.
Atteint de graves troubles nerveux, il étrangla son épouse et termina sa vie à lhôpital Sainte-Anne, soutenu par laide et lamitié de Jean Guitton.
Bergson, professeur au Collège de France, influença la pensée de Jean Guitton; lors dune première entrevue, en 1922, il fut frappé par sa politesse, au
sens bergsonien du terme, qui consiste à ne jamais penser à soi lorsquon parle; qui procède de lidée confuse que lautre doit nous apprendre quelque chose sur nous-même. Cette idée dinquiète modestie était dailleurs celle de Socrate.
Durant sa captivité, Jean Guitton fit des cours sur le juif Bergson, ce qui lui valut un refus de libération en 1941.
En 1933, Bergson publia Les deux sources de la morale et de la religion où il expose son adhésion à la mystique chrétienne : " la vraie religion est la religion dynamique, lestée dinfini, qui sest réalisée dans la lignée dAbraham, pour aboutir au christianisme. Le mysticisme grec sarrête à lextase; le mysticisme chrétien va plus loin car il retrouve laction damour au-delà de toute extase ".
Dans son testament, Bergson mentionnait son adhésion morale au catholicisme, mais il ne sest pas converti par solidarité avec ses frères juifs persécutés.
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Jean Guitton affectionnait particulièrement son premier livre intitulé Portrait de Monsieur Pouget, un prêtre devenu aveugle et qui sest consacré à la philosophie; doué dune mémoire extraordinaire, il aimait le monde, la nature des choses et la pauvreté; il avait confiance dans la raison quil ne séparait jamais de la conscience morale; il avait le génie du bon sens; cétait son charisme. Il avait lart de " penser le tout ".
Il répétait volontiers : " Lhomme est grand surtout par le cur; et alors quil est encore incapable de voir Dieu ici-bas autrement quà travers des ombres, il peut déjà par le cur sattacher à lui dun amour qui nacquerra dautre perfection quune immuable stabilité dans la gloire ".
Lautre étoile de Jean Guitton fut Teilhard de Chardin, jésuite le plus célèbre du 20e siècle, qui a tenté de concilier la foi chrétienne avec la science de son temps, avec lidée nouvelle dun transformisme universel en marche vers le Christ Oméga.
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Une part importante du livre de jean Guitton relate ses travaux au concile du Vatican et ses relations privilégiées avec les papes Pie XII, Jean XXIII et surtout Paul VI dont il a été pendant 27 ans lami et le confident; grâce à lui il est le seul laïc à avoir pris la parole devant un concile, à Vatican II.
Son récit nous montre également les facettes inconnues de personnages illustres quil a connus : Albert Camus, Daniel Halévy, Charles de Gaulle, Foch, Weigand, Robert Aron, et François Mitterrand qui se pose en hélicoptère devant sa chaumière dans la Creuse pour, deux heures durant, discuter avec lui de Dieu et de la foi
" Monsieur le Président, je nai pas eu le privilège, comme vous, de grandir dans un collège chrétien : lenfant a besoin de certitude. Comment ne pas souffrir quand on voit que ses maîtres nont pas la foi de ses parents ?
Le paradoxe est que jai dû à cette épreuve le désir de ne jamais croire sans raison. Je suis parti de Sartre et cest labsurdité de labsurdité qui moblige à parier pour le mystère; je nadmets pas demblée la survie, mais je saisis que le néant est absurde, non pas tant pour moi que pour ceux que jai aimés.
Et pour celui sur qui repose le destin dun pays, il me semble quil ny a dautre solution raisonnable que le mystère ".
Jean Guitton était certain quau fond François Mitterrand navait jamais renié la foi de son enfance et quil avait gardé un certain sens mystique.
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A la fin de son récit, dans un chapitre intitulé " Laurore ", Jean Guitton fait le bilan de sa longue vie et nous livre ses dernières réflexions.
Il fait lesquisse de son portrait. Il croit avoir trouvé son défaut capital : le tourment inutile; il prévoit toujours le pire : " Nous souffrons par imagination de ce qui nexiste pas. Ce qui est ne fait pas souffrir " (Léon Bloy).
Bien quil ait glorifié le présent, il a peine à vivre dans le présent et prévoit un avenir qui le tourmente; cest, croit-il, la tentation de tous les hommes.
Il a le tempérament mélancolique, mais son humeur est plaisante; au sérieux, il veut une enveloppement de joie et même une certaine nonchalance, comme Platon ou Montaigne, ou encore La Fontaine et Dante.
Il a besoin dadmirer encore plus que daimer et il comprend, comme Descartes, que ladmiration est la première des passions, quelle passe avant lamour.
Lorsquil reçoit un inconnu, il devine tout ce quil pourrait lui dire; il donne limpression quil ne lécoute pas, or, au contraire, il porte sur lui " une attention totale, intime, cherchant à plonger dans son essence, à découvrir son mystère éternel "
La foi, la fidélité lui sont choses aisées car sil est flexible et sensible en surface, il est immobile en profondeur, fidèle aux causes et aux amis quil a choisis.
Il se souvient de sa mère piquant, point par point, la tapisserie de La Dame à la Licorne : Dame du " seul désir " entourée dune licorne et dun lion. Selon Rilke, la licorne représente lanimal qui nexiste pas encore. Guitton sent en lui cet animal.
Le moment davant laurore est pour lui le moment sublime du jour : " attendre ce qui va paraître, contempler un insensible accroissement ". Toutefois, si il aime la lumière, il a peine à aimer le soleil. Il na jamais aimé la forêt. Le ciel étoilé lécrase. Les vagues le lassent. Il nétait pas fait pour aimer " la nature des choses ".
Mais il aime la couleur, cette gloire de la lumière et il estime que la peinture est supérieure à la musique pour nous révéler le mystère du temps; elle achève la mémoire et prépare léternel présent .
Jean Guitton était bon dessinateur, surtout dans le portrait, car pour lui toute peinture sachève dans le visage et surtout dans le regard, pôle du corps tout entier.
Il était insensible à la musique , sauf " à la musique cachée dans le rythme du langage, dans le choix des mots ".
Dans cet esprit, il supprime les mots excessifs et ladjectif doit être diaphane: " Selon le conseil de lEvangile, jai coupé les branches gourmandes du sarment, afin quil porte du fruit davantage. Jai donné la parole au silence. A la fin de sa vie, Rembrandt exprimait par lomission la lumière ".
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A coté de sa chaumière creusoise, Jean Guitton fit construire, à linitiative de son épouse Marie-Louise, un mini-monastère formé dune chapelle et dun cloître. Dans la chapelle, il a peint des fresques représentant la Philosophie et la Mystique, et, au centre du cloître, se trouve un puits.
Son épouse lui dit, le jour de sa mort : " Ce petit monastère, cest ce que jai fait de mieux; priez au puits qui est au centre du cloître; jy serai toujours présente ".
Cest dans ce lieu que Jean Guitton parle de la réalisation dun grand désir : prier sur lAcropole, comme lavait fait Renan, mais dans le sens dune sublimation de la vie et du temps , et, au-delà de la mort, sur le chemin dune sur-existence :
" Dieu dont la science que tu as de moi est merveilleuse, fais que je sois ce que jespère, puisque mon avenir demeure toujours en toi ".
D.GERARDIN