Note de lecture Philosophie Octobre 2005 |
« Il y a une seule chose dont Dieu même est privé, cest de faire que ce qui a été fait ne lait pas été » (Aristote). |
L être- temps
« Quelques réflexions sur le temps de la conscience »
par André Comte-Sponville
Lors dun colloque de physiciens sur le temps à Paris , le 8 décembre 1993, le philosophe André Comte-Sponville fut invité à donner son point de vue sur « le temps de la conscience ». Cette conférence fut remaniée et complétée avant sa publication en 1999 par les Editions Presses Universitaires de France.
Cet ouvrage est en fait un résumé de la pensée du philosophe : quest-ce que le temps ? En apparence, cest la succession du passé, du présent et de lavenir. Mais, remarque lauteur, le passé nest pas puisquil nest plus ; ni lavenir, puisquil nest pas encore. Il ne reste donc que le présent, qui est lunique temps réel.
Il en découle une métaphysique du présent, qui est celle de lêtre-temps : léternité, cest maintenant.
Et une éthique, qui est celle de lacte dans le présent : exister, cest « insister », vivre, cest résister.
André Comte-Sponville ne sattarde pas sur les évidences que chacun dentre nous éprouve sur le vécu de la conscience : le temps des horloges qui nest pas le temps subjectif, le temps de la jeunesse et celui de la vieillesse, le temps qui passe plus ou moins vite selon quon se divertit, quon sennuie ou quon souffre, les intermittences du cur ou de lâme (Proust), les langueurs ou les accélérations de la vie intérieure.
« Lavenir se fait attendre, comme le présent échappe, comme le passé, parfois, ne passe pas. Notre temps - le temps vécu, celui de la conscience ou du cur est multiple, hétérogène, inégal
Il y a un temps pour lattente et un autre pour le regret, un temps pour langoisse et un autre pour la nostalgie, un temps pour la souffrance et un autre pour le plaisir, un temps pour laction et un autre pour le repos
Inutile de sy attarder. Quant au vécu de la conscience, chacun en sait autant que le philosophe et les poètes diront mieux, et plus brièvement, le peu qui mérite den être dit ».
Voici, très résumée, la démonstration dAndré Comte-Sponville qui fait référence à la pensée de nombreux philosophes du passé :
Pour Saint Augustin, seul le présent existe et, si on distingue trois temps, le passé, le présent et lavenir, cest par une espèce de diffraction, dans lesprit de ce présent : « le présent du passé, cest la mémoire ; le présent du présent, cest lintuition directe ; le présent de lavenir, cest lattente ».
Ce temps de lesprit ou de lâme nest pas le temps réel ; cette temporalité nest pas la vérité du temps ; cest le temps de la conscience vécue bien analysée par la phénoménologie (Husserl, Merleau-Ponty).
Le temps objectif précède la temporalité, car si légo est dans le temps, il ne saurait être son origine. Lidéalisme transcendantal de Kant, qui considère que le temps nest quune forme a priori de la sensibilité est erroné. Cantonner le temps dans le sujet et vouloir, avec Kant ou les phénoménologues, quil nait de réalité que subjective, cest sinterdire dexpliquer lapparition du sujet dans le temps.
André Comte-Sponville est convaincu que la conscience nous apprend ou nous suggère, quand elle essaie de penser le temps tel quil est (et non tel quelle le vit), les propositions suivantes :
1) Le temps, cest le présent : le passé et le futur subsistent dans la conscience par la pensée, mais nexistent pas comme objets réels ; si toute conscience disparaissait de lunivers, il ny aurait plus quun présent sans mémoire et sans anticipation. Donc rien nexiste que le présent ; rien ne subsiste, du passé ou de lavenir, que dans le présent.
Le temps ne peut se réduire au présent que si le présent dure, tout en changeant toujours ; cest ce que Spinoza appelle la durée ; ce nest pas le temps mathématique ou linstant mais « la continuation indivisée dune existence ».
Le temps suppose le mouvement, le changement, lhistoire. Montaigne
remarquait avec justesse dans ses Essais : « Le monde nest quune branloire pérenne. Toutes choses branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides dEgypte, et du branle public et du leur. La constance même nest autre chose quun branle languissant ».
Héraclite, Parménide, Hegel étaient conscients également que tout change, tout passe, sauf le temps même, ainsi que le dit joliment Ronsard :
« Le temps sen va, le temps sen va, ma Dame
Las ! le temps non, mais nous nous en allons
»
2) Le temps, cest léternité : léternité, cest le présent demeurant présent ; cest l« éternel présent » ou le « perpétuel aujourdhui » (Saint Augustin).
« Nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels » (Spinoza)
Si lon veut que le temps inclue un passé et un avenir, alors il suppose en effet la mémoire et donc lâme ; cest là lidée de Plotin et de Bergson. Cest la vérité du temps tel quelle apparaît à la conscience spontanée ; elle suppose la mémoire.
Mais si le temps est le présent même, cest aussi léternité. Héraclite disait que le temps est roi ; nul ne peut larrêter, le vaincre. Le temps est aussi irréversible : le passé ne revient jamais ; on ne se baigne jamais dans le même fleuve
« Nous sommes éternels parce que nous ne quittons jamais le présent ; mais, vivre au présent, cela na jamais empêché personne de vieillir, ni de se souvenir, ni 3 dattendre
non lavenir, mais le présent. Il ne sagit pas de fuir le temps, den sortir, mais de lhabiter dans sa vérité, dans sa présence, et cest léternité même »
Cette éternité reste la même en différents points de lespace, mais elle ne saurait, pour tenir compte de la relativité, être tout entière ou partout simultanée à soi. Lexemple des « jumeaux de Langevin » le montre bien : si lun des jumeaux, âgé de 20 ans, fait un long voyage dans lespace à la vitesse de la lumière, à son retour deux ans après, il retrouvera son frère âgé de 34 ans !
Le temps cosmique des physiciens, bien que relatif à lespace et à la matière, nen est pas moins universel : « rien ninterdit philosophiquement de considérer la totalité des présents de lunivers (ou quon se situe et à quelque moment que ce soit) et de les penser ensemble comme le temps même, comme le présent même, comme léternité même, multiple et une toujours, actuelle et changeante toujours ».
On peut ainsi concevoir une histoire de lunivers, depuis léventuel « big bang » jusquà nous ; dans cette histoire, et en tout point de lunivers, rien ne sest jamais passé quau présent.
3) Le temps, cest lêtre : lêtre nest pas dans le temps, il est le temps même ; cest lêtre-temps , unité indissociable au présent, de lêtre et de sa durée.
Lêtre nest quun moment du devenir ; le devenir nest que le flux, toujours changeant du présent, le changement continué de lêtre.
Lêtre dure parce que lêtre est puissance, force, énergie ; cette « insistance de lêtre » traverse toute la philosophie : cest le « tonos » des anciens stoïciens, la « force en action » dEpicure ou de Lucrèce, le « conatus » de Hobbes ou Spinoza, le « vouloir vivre » de Schopenhauer ou « la volonté de puissance » de Nietzsche.
« Le temps nexiste pas par lui-même, mais cest des évènements eux-mêmes que découle le sentiment de ce qui sest accompli dans le passé, de ce qui est présent, de ce qui viendra par la suite ; et personne, il faut le reconnaître, na le sentiment du temps en soi, considéré en dehors du mouvement des choses et de leur paisible repos » ( Lucrèce ).
André Comte-Sponville tire les conclusions suivantes de sa démonstration : exister, cest pour tout être, continuer dêtre et dagir grâce à son énergie ; vivre, cest toujours faire leffort de vivre et cest pourquoi, selon lui, nous avons moins besoin de transcendance que de courage.
« Rien ne prouve que léternité (le toujours présent du temps) soit sempiternelle (quelle doive durer éternellement). Le temps a-t-il eu un commencement ? Aura-t-il une fin ? La conscience ne peut le savoir.
Lêtre est donc inexplicable. La question « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien » nest pas susceptible dune réponse scientifique, ni même religieuse (pourquoi Dieu plutôt que rien ?), ni même philosophique. Le néant nest un concept que négatif, qui suppose lêtre, comme Bergson lavait vu, et qui ne saurait lexpliquer. A la question de lêtre, il nest dautre réponse que lêtre même. Cette réponse, cest le monde, cest le présent, cest tout. Lessentiel est la présence ; il sagit non de lexpliquer, mais de la vivre : il sagit dêtre présent à la présence, ce qui est attention, prière ou sagesse ».
D.GERARDIN