Note de lecture                     « Ses draps, roulés comme un suaire autour de son corps, avaient

  octobre 2005                      pris avec leurs beaux plis une rigidité de pierre » (Albertine endormie)

   Littérature

 

L’IMAGE  DU  CORPS

dans l’œuvre de PROUST

    « A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU »

 

 

         L’auteur de cette étude, Véronique BOYER, a été victime d’un accident mortel de la route en 1983, à l’âge de 25 ans. Pianiste, mélomane, peintre parfois, elle était passionnée de littérature. Son esprit perspicace et son sens critique nuancé lui permettaient d’analyser avec pertinence les œuvres de ses auteurs préférés.

         Dans la grande fresque humaine de Proust : « A la recherche du temps perdu » (Ed. Paris, 1984), elle a remarqué que la description ou l’image du corps occupait une place particulièrement importante. Son étude originale donne un éclairage intéressant sur cet aspect de l’œuvre de Proust : les images des visages ou des corps intériorisées et transfigurées par la sensibilité ou l’imagination.

 

         Les images intériorisées les plus pures concernent la mère de Proust  « intimement et tragiquement liée à son moi intérieur, trop idéalisée, vénérée, elle n’apparaît charnellement qu’à de très rares occasions… elle est l’image grandiose, presque abstraite dans sa perfection, de l’amour et du désintéressement. La forme de son corps renvoie toujours à un univers religieux de donation de soi, semblablement à ces tableaux du XVe siècle où les vierges sont transparentes à force d’humilité ». Ainsi est-elle auprès de sa mère malade :

           « penchée sur le lit, les jambes fléchissantes, à demi agenouillée, elle inclinait vers ma grand-mère toute sa vie ».

         Sur la plage de Balbec, vue par Proust d’un peu loin de la fenêtre de l’hôtel, elle avance « toute noire à pas timides et pieux sur le sable ».

         Son visage lui-même est décrit sans précision, uniquement évoqué à travers le sentiment qu’il dégage ; « La première ride et le premier cheveu blanc de la mère ne s’incrustent pas dans sa chair, mais dans son âme » :

         « Il me semblerait que je venais d’une main impie et secrète de tracer dans son âme une première ride et d’y faire apparaître un premier cheveu blanc ».

         Dans l’ogive Renaissance de Venise, la perfection de l’art s’assimile à celle de la mère ; dans cette fenêtre logée au plus profond du souvenir de l’écrivain, le visage ne frappe que « par le radieux de son sourire et le passionné du regard ».

A un autre moment son visage est comparé à « un ciboire décoré en reliefs de fossettes et de plissements si passionnés, si désolés et si doux qu’on ne savait pas s’ils étaient creusés par le ciseau d’un baiser, d’un sanglot ou d’un sourire ».

        

         La grand-mère présente, elle aussi, une image intériorisée ; elle n’est jamais décrite physiquement et n’existe pour le lecteur qu’à travers l’amour du narrateur :

      « Je regardais son grand visage découpé comme un beau nuage ardent et calme, derrière lequel on sentait rayonner la tendresse ».                                 Proust n’a d’elle qu’une image intériorisée, de douceur, d’humilité, l’image d’un corps et d’un visage spiritualisés :

         « Nous ne voyons jamais les êtres chéris que dans le système animé, le mouvement perpétuel de notre incessante tendresse, laquelle, avant de laisser les images que nous présente leur visage arriver jusqu’à nous, les prend dans son tourbillon, les rejette sur l’idée que nous nous faisons d’eux depuis toujours, les fait adhérer à elle, coïncider avec elle ».

         Le tourbillon empêche l’œil de se fixer et la vision est faussée à cause du passé qui a idéalisé l’image dans le souvenir, sans tenir compte de son évolution :

         « Moi pour qui ma grand-mère, c’était encore moi-même… ».

 

         Véronique BOYER analyse ensuite « l’image du corps du désir », concernant « non plus des êtres toujours connus et aimés, mais des êtres appréhendés à travers le tourbillon irréel de leur position dans l’espace, vision lointaine et fugitive, image fantasmagorique créée et maintes fois re-créée ».  

         « Je la devinais belle, m’éprenais d’elle, et lui composais un corps idéal dominant de toute sa hauteur un paysage de la province où j’avais lu, dans l’Annuaire des Châteaux, que se trouvaient les propriétés de sa famille ».

 

         L’imagination, pour fonctionner totalement, doit être stimulée dans sa perception par une vision large de la nature et de l’espace, englobant dans un même regard le corps et le paysage dans lequel il prend racine.

         Ainsi la laitière, aperçue du train par l’encadrement de la fenêtre, est semblable à l’aurore de ce matin-là et son visage est comparé au soleil levant qui avance :

         « Empourprée de reflets du matin, son visage était plus rose que le ciel ».

 

       De même la perception des jeunes filles sur la plage de Balbec : leur première apparition qui les métamorphose en mouettes est indissociable de l’étendue des flots, de la plage et de la digue, trois lignes devant lesquelles elles se déplacent :

         « Les jeunes fleurs – bande de mouettes -  qui interrompaient devant moi la ligne du flot…Il y avait, à travers leur groupe un flottement harmonieux, la translation continue d’une beauté fluide, collective et mobile ».

         Le mouvement des corps transforme les jeunes filles en « créatures surnaturelles », en  « fantôme digne de hanter notre vie  ».

         « Les visages mêmes de ces jeunes filles étaient confondus dans cette rougeur confuse de l’aurore d’où les véritables traits n’avaient pas encore jailli ».

 

L’amour du narrateur, qui est dans un premier temps, un amour global pour l’ensemble des jeunes corps, est avant tout l’amour de la mer :

« Mais quand, même ne le sachant pas, je pensais à elles, plus inconsciemment encore, elles, c’était pour moi les ondulations montueuses et bleues de la mer, le profil d’un défilé devant la mer ».                                        

       Proust est attiré par l’une de ces jeunes filles, prénommée Albertine. Il décrit longuement les modulations de son visage, changeantes selon l’angle de vision, la lumière et aussi selon l’état profond du moment, ce que Proust appelle la croyance :
« La croyance qui, tel jour où je voyais Albertine, régnait sur mon âme, en faisait l’atmosphère, l’aspect des êtres, comme celui des mers, dépendant de ces nuées à peine visibles qui changent la couleur de chaque chose par leur concentration, leur mobilité, leur dissémination, leur fuite… ».  

            L’angle d’optique, tout autant que la lumière, offre au regard de multiples apparitions à l’approche d’un visage ; ainsi, lors de la scène du baiser donné à Albertine, le narrateur constate : « …dans ce court trajet de mes lèvres vers sa joue, c’est dix Albertine que je vis… ».

 

         Le phénomène naturel de la mémoire concourt également à la multiplicité des formes et crée aussi parfois un effet de surprise ; la mémoire est sélective et c’est le dernier cliché qui reste le plus présent au souvenir, créant un décalage surprenant entre ce à quoi l’œil s’attendait et ce qu’il rencontre effectivement :

« Nous nous souvenions, nous allions au devant d’un paon et nous trouvons une pivoine ; une femme qui nous a semblé rose et blonde, au moment où de nouveau cette femme est très près de nous, toutes les autres qualités oubliées qui font équilibre à celle-là nous assaillent, dans leur complexité confuse… ».

 

Dans « La Prisonnière », Proust décrit les sommeils d’Albertine et les mouvements subtils de son corps endormi ; il compare sa respiration au bruit des flots et le soulèvement de la poitrine à l’ondulation des vagues :

« Chaque fois qu’elle déplaçait sa tête, elle créait une femme nouvelle, souvent insoupçonnée de moi ; il me semblait posséder non pas une, mais d’innombrables jeunes filles. Son sommeil mettait à mes côtés quelque chose d’aussi calme, d’aussi sensuellement délicieux que ces nuits de pleine lune dans la baie de Balbec devenue douce comme un lac, où les branches bougent à peine, où, étendu sur le sable, on écouterait sans fin se briser le reflux ».  

 

             Dans la dernière partie de son étude, Véronique BOYER  évoque « le corps vieilli » qui occupe une place primordiale dans Le Temps retrouvé.

Proust a toujours été angoissé par la métamorphose des formes, due « au temps dans lequel baignent et changent les hommes ». Il décrit magistralement cette fuite du temps dans une longue scène de réunion chez la nouvelle princesse de Guermantes qui regroupe vingt ans après la plupart des personnages du roman.

 

Chaque personnage apparaissant dans le salon plonge le narrateur dans la plus parfaite stupeur car il n’a pas encore pris conscience du temps passé, ni que lui-même a beaucoup vieilli. Il se demande donc le pourquoi de ces « déguisements » et pourquoi « chacun semblait s’être fait une tête »…

Quelques réflexions faites à son encontre (« Mon vieil ami, un homme de votre âge ,etc) lui ouvrent enfin les yeux ; il prend conscience de la réalité à la fois tragique et cocasse de la scène : « Car le temps qui change les êtres ne modifie pas l’image que nous avons gardée d’eux. Rien n’est plus douloureux que cette opposition entre l’altération des êtres et la fixité du souvenir ».

         Ainsi pour M. de Cambremer : « A force de regarder sa figure hésitante, j’arrivais à en retrouver quelque chose en me livrant au petit jeu d’éliminer les carrés, les hexagones que l’âge avait ajoutés à ses joues. Je vis qu’il était rendu méconnaissable par l’adjonction d’énormes poches rouges aux joues qui l’empêchaient d’ouvrir complètement la bouche et les yeux, si bien que je restais hébété, n’osant regarder cette sorte d’anthrax ».

         Certains invités paraissent plus ou moins vieillis, selon la façon dont ils se tiennent et la fraîcheur de leur teint. De loin l’illusion d’optique agit à leur avantage :

         « Mais si pour leur parler on se mettait tout près de la figure lisse de peau et fine de contours, alors elle apparaissait tout autre… Je distinguais de multiples taches graisseuses sur la peau que j’avais crue lisse et dont elles me donnaient le dégoût ».

         Proust utilise deux métaphores pour exprimer les visions différentes de la vieillesse : la fleur, qui se fane et se dessèche comme le corps, et la pierre, qui évoque l’immobilité et la mort du visage et du corps.

         Ainsi Odette, devenue Mme de Forcheville, « avait l’air d’une cocotte d’autrefois à jamais naturalisée, d’une rose stérilisée. La princesse de Nassau, elle aussi ancienne cocotte, semble « conservée, embaumée grâce à mille fards adorablement unis qui lui faisaient une figure lilas ».

          Le corps fané évoquant le « crépuscule des fleurs » renvoie à un passé plus nostalgique qu’effrayant. Plus impressionnant est le corps rattaché à la métaphore minérale ; car il s’agit alors d’une véritable anticipation de la mort, en particulier pour le visage qui tend à ressembler à un moulage mortuaire.

         « Image anxieuse de l’être devenant pierre, déjà habité par la mort, qui n’a plus qu’à attendre que la fixité s’étende au reste du corps. Certains avaient déjà la rigidité, les paupières scellées de ceux qui vont mourir ».

         « D’autres personnes malades, complètement courbées, semblaient être attirées inéluctablement vers la terre où elle finiront ; dès qu’elles voulaient se lever, elles tremblaient et leurs doigts ne pouvaient rien retenir ».

         Proust brosse un magnifique portrait du duc de Guermantes, vieux et amoureux d’Odette, et qui présente l’image d’un corps luttant contre une immobilité envahissante, fixant sur le visage un tragique refus de la mort :

         « Il n’était plus qu’une ruine, mais superbe, et moins qu’une ruine, cette belle chose romantique que peut être un rocher dans la tempête. Fouettée de toutes parts par les vagues de souffrance, de colère de souffrir, d’avancée montante de la mort qui la circonvenaient, sa figure, effritée comme un bloc, était rongée comme une de ces belles têtes antiques trop abîmées… Les artères ayant  perdu toute souplesse avaient donné au visage jadis épanoui une dureté sculpturale…».

 

         Il est impossible, dans ce résumé, de rendre compte totalement de la richesse du livre de Véronique Boyer. Mais cet aperçu permettra, lors d’une relecture de Proust, une meilleure approche de cette image du corps, transfigurée par l’art de l’écrivain, mais tragiquement livrée à la destruction par le temps.  




   D.GERARDIN