Charlotte  DELBO

 

 

« Aucun de nous ne reviendra »

 

 

Charlotte DELBO est née le 10 août 1913 à Vigneux sur Seine. Etudiante, elle fait partie des jeunesses communistes, puis devient assistante de Louis Jouvet. Elle participe à un réseau de résistance et est arrêtée le 2 mars 1942 avec son mari, Georges Dudach qui sera fusillé au Mont Valérien.

            Emprisonnée à la Santé, elle sera déportée à Auschwitz par « le convoi du 24 janvier 1943 » qui comporte  230 femmes.

            Elle est l’une des 49 rescapées de ce camp, libéré en 1945. Elle travaillera ensuite pour l’ONU, puis au CNRS tout en  menant une carrière littéraire.

            Dans trois récits (Editions de minuit 1970 et 71) intitulés « Auschwitz et après », elle relate  les souffrances et les émotions  de son atroce passé. 

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Charlotte Delbo donne un témoignage particulièrement émouvant des camps d’extermination grâce à son talent poétique qui lui permet d’évoquer  les souffrance subies « à un degré d’intensité au-delà  duquel il ne reste que l’inconscient et la mort ».                 

             Plus qu’un récit, c’est « une suite de moments restitués qui se détachent sur le fond d’une réalité impossible à imaginer pour ceux qui ne l’ont pas vécue; Une voix qui chuchote, déchirante. Un chuchotement à fleur de vie et d’horreur. Cette voix une fois entendue vous obsède, ne vous quitte plus » (F. Bott).   

 

            Elle ne parle ni d’elle ni de ses compagnes; elle décrit succinctement, dans « une incantation douloureuse et bouleversante », les scènes horribles de la vie dans le camp :

les appels interminables, parfois nus dans la neige, les marches forcées sous le contrôle des S.S. et de leurs chiens féroces prêts à égorger les femmes affaiblies ou récalcitrantes, la faim et la soif, les sélections pour la chambre à gaz, le transport des cadavres …

 

       « Un homme qui ne peut plus suivre. Le chien le saisit au fondement.

 L’homme ne s’arrête pas. Il marche avec le chien qui marche derrière lui sur deux pattes, la gueule au fondement de l’homme. L’homme marche. Il n’a pas poussé un cri. Le sang marque les rayures du pantalon. De l’intérieur, une tâche qui s’élargit comme sur du buvard. L’homme marche avec les crocs du chien dans la chair.

                                               Essayer de regarder. Essayer pour voir ... » 

 

            Le style dépouillé accentue l’émotion du récit. Les poèmes qui émaillent le texte invitent le lecteur à méditer sur l’indicible souffrance, la peur et l’agonie des prisonniers :

 

« Vous qui avez pleuré deux mille ans  Un  qui a agonisé trois jours et trois nuits,

Quelles larmes aurez-vous pour ceux qui ont agonisé

beaucoup plus de trois cents nuits et beaucoup plus de trois cents journées,

combien pleurerez-vous ceux-là qui ont agonisé tant d’agonies

et ils étaient innombrables.

Ils ne croyaient pas à résurrection dans l’éternité.

Et ils savaient que vous ne pleureriez pas ».

« Alors vous saurez qu’il ne faut pas parler avec la mort,

c’est une connaissance inutile »

 

Dans un second ouvrage sur Auschwitz intitulé « Une connaissance inutile », Charlotte Delbo adopte un ton plus personnel pour évoquer, avec la même sensibilité l’amitié, l’amour et la chaleur de la fraternité dans un univers de froid mortel; l’espoir qui s’éteint et renaît, noyé par le désespoir et la mort. Elle parle aussi du « retour d’entre les morts » :

 

« Je suis revenue d’entre les morts et j’ai cru que cela me donnait le droit de parler aux autres; et quand je me suis retrouvée en face d’eux, je n’ai rien eu à leur dire parce que j’avais appris, là-bas, qu’on ne peut pas parler aux autres ».

« Et je suis revenue. Ainsi vous ne saviez pas, vous, qu’on revient de là-bas.

On revient de la-bas ... et même de plus loin ! »

 

            Dans son troisième volume « Mesure de nos jours » , elle essaie de répondre à la question souvent posée aux rescapés : « Comment as-tu fait en revenant ? Comment ces survivants ont pu redevenir des vivants ?

            Charlotte Delbo aurait peut-être préféré mourir à Auschwitz avec ses compagnes. Ainsi qu’elle l’a souligné :

« Aucun de nous ne reviendra… Aucun de nous n’aurait dû revenir…»

 

« Etais-je vivante pour avoir un après, pour savoir ce que c’est qu’un après ?

Je flottais dans un présent sans réalité.

            Lentement, à mon insu, la réalité a repris forme autour de moi.

  C’est d’elle même, par sa propre pesanteur, que la réalité a repris ses contours,

                          ses couleurs, ses significations, mais si lentement »…

 

             Pourquoi revenir après avoir vécu une telle expérience ? Le récit qu’elle a fait sur son retour d’Auschwitz montre bien les difficultés des rescapés à reprendre une vie normale.

            Elle n’est pas désespérée mais absente. Pourquoi vivre si rien n’est vrai ? A quoi sert de savoir quand on ne sait plus comment vivre ?   

            Ses amis lui portent des livres, mais pour elle, ce ne sont que des objets  « à côté de la vie, à côté de l’essentiel, à côté de la vérité » :

 

   « Mon découragement en face des livres a duré très longtemps. De même que je baissais les yeux pour ne pas voir les visages parce que les visages se dénudaient sous mes yeux, parce que je voyais tout des gens au travers de leur visage dès que j’arrêtais mon regard sur eux, et cela me gênait au point d’être obligée de baisser les yeux, de même je m’écartais des livres parce que je voyais au travers des mots. Je voyais la banalité, la convention, le vide. Et que sait-il celui-là qu’il veut me dire ? Et pourquoi ne le dit-il pas ? 

   Tout était faux, visages et livres, tout me montrait sa fausseté et j’étais désespérée d’avoir perdu toute capacité d’illusion et de rêve, toute perméabilité à l’imagination, à l’explication. Voilà ce qui, de moi, est mort à Auschwitz. Voilà ce qui fait de moi un spectre ».

 

Un jour, pourtant, le goût de la lecture revient, sans qu’elle puisse l’expliquer, ni même se souvenir du titre du livre : « C’était un livre parmi tous les autres, celui qui m’a rendu tous les autres …». Lentement la réalité reprend forme autour d’elle, mais son cœur gardera en mémoire, malgré elle, l’horrible vision : « C’était une plaine désolée, au bord d’une ville. La plaine était glacée et la ville n’avait pas de nom …»                       

 

 

                                                                                                          Daniel GERARDIN