Ipso facto, Iegor Gran

 

Dans son premier roman, publié en 1998, Iegor Gran se livre à une caricature hilarante et déjantée des procédures inextricables de l’administration, du légalisme poussé à l’extrême et du pinaillage compulsif. Ipso facto conte la déchéance sociale d'un homme ayant eu la faiblesse impardonnable de perdre, tenez-vous bien, son baccalauréat... Avant cet effroyable incident, le drôle de zigue menait une vie plutôt calme et rangée, ses journées s’écoulant invariablement entre recensement d’iguanodons et classement méthodique de sa paperasse personnelle. Le destin du modeste paléontologue bascule le jour où son institut lui demande, à la faveur d’une promotion, de produire son bac. Ce qui ne semble a priori qu’une formalité banale devient très vite un enfer pour le narrateur, qui ne parvient plus à mettre la main sur l’original de ce titre décroché vingt-cinq ans auparavant… Pourtant, jusqu’ici, le héros du roman appartenait plutôt à la catégorie des maniaques du rangement puisque tous les documents amassés au quotidien étaient dûment classés, qu'il s'agisse de titres de transports, de factures ou de récépissés. Malgré des recherches méthodiques dignes d’un archéologue, le facétieux document demeure introuvable, que ce soit dans la boîte «B», dans les dossiers de sa femme Françoise, chez ses parents ou partout ailleurs. L’étourdi est rapidement mis au ban d’une société frappée d'archivite aiguë. Et pas question de produire une vulgaire copie du précieux sésame. Seul l’original fait foi dans la mesure où l’Académie qu’il fréquenta jadis ne dispose plus du timbre permettant de garantir l’authenticité du certificat…

 

Le narrateur payera au prix fort sa légèreté. Il est tout d’abord démis de son poste d’adjoint à la section herbivore du crétacé. Puis, effrayée par tant de négligence, sa femme Françoise le quitte, tout en lui refusant la garde commune des précieux documents accumulés lors de leur union. C'est ensuite à la presse de lui régler son sort. Enfin, ultime épreuve, il est renié par sa famille, laquelle se sent humiliée par tant de désinvolture. Le grand-père ne s’est-il pas fait incinérer avec un bac qu’il a su préserver de deux guerres mondiales ?

 

La planète entière s’intéresse finalement à la perte du bac du paléontologue. Peu à peu, le narrateur devient l’objet d’idolâtrie de la part de marginaux voyant en lui le transgresseur suprême des valeurs de la société. Sa pénible aventure a même des conséquences politiques puisque le ministre de la santé se suicide, ayant lui-même égaré son carnet de vaccination...

 

Le diplôme de l’inconsciente tête en l’air fait sa réapparition lors d’une vente aux enchères. Il s’arrache au prix fort mais, coup de théâtre, c'est un faux! Après des semaines de recherches infructueuses, le précieux sésame sera finalement retrouvé pour de bon! Le narrateur-victime peut enfin pousser un grand ouf de soulagement. Il décide alors de témoigner pour la civilisation que l'homme «sans papiers» ne compte pas dans notre société.

 

Dans ce roman burlesque, Iegor Gran manie l'humour noir et le sens de l’exagération avec beaucoup de talent. Comparer le narrateur à un survivant de l’holocauste se faisant un point d’honneur à laisser un témoignage pour les générations futures, il fallait oser... Tout comme affirmer qu'un bac perdu est perdu par l’ensemble de l’humanité… Le monde kafkaïen de Ipso facto vaut assurément d’être découvert par celles et ceux qui considèrent le rangement comme étant une activité futile et superflue. Iegor Gran préciserait certainement que la lecture de ce livre leur évitera le suicide…

                                                       

                                                                                                                 Florent Cosandey, 15 février 2006