Asiles de fous, Régis Jauffret

 

L’intrigue de ce roman est d’une simplicité extrême: Damien, un frais trentenaire, envoie lâchement son père annoncer à Gisèle, sa petite amie depuis 5 ans, qu’il la quitte. Banale histoire de séparation? Asiles de fous est bien plus que cela. Derrière cet événement tragi-comique se cache une attaque au kärcher contre la famille d’aujourd’hui et ses névroses... Selon Jauffret, « toutes les familles sont des asiles de fous ». Que l’on attende donc ni retenue ni mesure de sa part !

 

Quatre personnages névrosés composent le plateau de ce roman : Gisèle, Damien et ses deux parents, Solange et François. Régis Jauffret dresse un tableau désabusé et pessimiste de la famille de ce début de millénaire en faisant pénétrer le lecteur dans le monde mental de ses quatre créatures. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que ces univers sont peu reluisants.

 

Les premières pages du roman sont consacrées à Gisèle. On comprend rapidement qu’elle vient de se faire plaquer par son petit ami. Totalement abattue, elle ingurgite des litres d’alcool pour oublier son misérable sort de célibataire forcée et de chômeuse de longue durée. Son passé la dégoûte, elle rêve de se débarrasser de tout ce qui lui rappelle son ex. Elle exècre déjà ses futurs petits amis et se réjouit de les abandonner comme de vulgaires chaussettes. Elle s’acharne sur une victime lambda :« Après, il ne sera plus qu’un pauvre mec, il lassera ses meilleurs amis avec ses jérémiades, et il perdra son travail quand les services techniques l’accuseront de détremper les circuits informatiques avec la vapeur de ses larmes qui les corrodera comme l’air salé des tempêtes d’équinoxe. » Elle imagine également les enfants qu’elle n’aura jamais de son Damien chéri. Puis rêve à nouveau d’humilier tous ses futurs soupirants en les poursuivant telle une furie sur leur lieu de travail ou en les plantant alors qu’ils sont sur le point de coucher avec elle. Elle remonte enfin le temps, évoque la première rencontre avec Damien et finalement l'abandon. La surprise est totale, insupportable: il semblait tant l'aimer... « Nous étions seuls, dans une zone où nul ne s’aventurait. Nous n’avions besoin de personne pour exister, notre amour avait expulsé le reste de l’espèce. »

 

C’est ensuite au tour un deuxième personnage d’apparaître: le père de Damien. François débarque ainsi un matin, une clé à molette dans la main, chez sa future ex-belle-fille sous le prétexte futile de changer un robinet de la cuisine. Pourtant, sa mission véritable est plus délicate: il a été chargé par son fils d’annoncer à Gisèle la fin de leur relation. « Damien vous quitte. Sa décision est irrévocable. Il aurait pu vous en parler lui-même, mais il avait peur de votre chagrin, de vos pleurs. Il craignait une crise de nerf, il est déjà très angoissé par son travail, à son âge, il ne peut se permettre la moindre erreur s’il veut grimper dans l’organigramme. » A première vue, François semble un beau-père plutôt sympa. Mais sous des airs bonhommes et un peu lourdingues se cache en réalité un être cynique qui profite de l’occasion pour balancer, l'air de rien, un flot d'insanités à sa belle-fille. « Vous étiez juste une amie, il redoutait un accident. De toute façon, dans ce cas, il vous aurait poussée à avorter. » Ou:« Cette rupture est son dernier cadeau, il vous la laisse avec la bague en vermeil qu’il vous a offerte pour votre fête, ainsi que tous les autres petits bijoux dont il vous couvrait à la moindre occasion, et je ne parle pas de l’alimentation, du loyer, de la carte bleue dont vous usiez à votre guise pour assouvir vos fantaisies bien au-delà des possibilités très limitées de l’allocation-chômage à laquelle vous avez droit encore jusqu’à la fin de l’année. »

 

Après François, c'est au tour de Solange, la mère de Damien, de couvrir Gisèle d’un flot d’horreurs. « Vous êtes un petit animal, vous lui avez tenu compagnie quelques temps. Mais on ne fait pas sa vie avec un perroquet ou une guenon. » Solange est le portrait-type de la mère couveuse qui ne se rend pas compte qu’elle étouffe totalement son rejeton. Elle lance à Gisèle : « Si vous avez un enfant un jour, nous vous autorisons à l’appeler Damien. Si vous savez choisir son père, il lui ressemblera peut-être. » Ou encore: « Nous nous sentions humiliés que notre fils partage la vie d'une femme pourvue d'un physique inférieur au sien. » Par moments, Solange semble prête à aider son ex-belle-fille. Mais son paternalisme s’avère ignominieux : « Demain, je demanderai à la banque de virer chaque mois la faible somme que depuis des années nous versons à l’UNICEF, leur budget colossal n’en souffrira pas et Gisèle pourra s’offrir plus souvent des fruits et de la viande. »

 

Enfin, Jauffret s’attaque à Damien. Le jeune trentenaire est un enfant « pourri gâté », carriériste, alcoolique, passif à l’extrême, jusque dans la sodomie, qu’il pratique à ses heures perdues. Il n’a pas l’autonomie nécessaire pour voler de ses propres ailes. A passé trente ans, cet « adulescent » retourne, après avoir quitté Gisèle, dans le cocon familial. L’échec est total mais personne ne semble se rendre compte de la gravité de la situation. Sa mère a néanmoins parfois un brin de lucidité quant au handicap social de son fils : « Assistant à notre crémation vers neuf heures du matin, il passerait néanmoins l’après-midi à Toulouse au siège de sa société. »

 

Régis Jauffret parvient à nous plonger dans les pensées les plus noires et les plus tourmentées de ses personnages, dont la vie paraît totalement ridicule et dérisoire. Son style est halluciné, acide, destructeur. Il offre au lecteur une éprouvante incursion dans un univers familial totalement déliquescent et passe à la moulinette l'idée de couple et celle de séparation. Il se livre également à quelques réflexions jubilatoires sur certains dérapages de l'amour maternel.

 

Ce texte donne à méditer sur la vacuité de l’existence et sur la bête qui sommeille en chacun de nous. Les personnages de ce roman ne sont pas, vous l’aurez compris, des fous échappés d’un asile. Non. Ces personnages, ce sont nos voisins de palier, nos amis, notre propre famille, nous-mêmes. Et c’est en cela que le Prix Femina 2005 est terrifiant et perturbant.

 

Plus on est de fous, plus on rit, parait-il. Or, dans ce roman, on rit beaucoup, mais jaune...

 

 

Florent Cosandey, 19.12.2005