La télévision, Jean-Philippe Toussaint

 

«Car, au lieu que les livres, par exemple, offrent toujours mille fois plus que ce qu’ils sont, la télévision offre exactement ce qu’elle est, son immédiateté essentielle, sa superficialité en cours», écrit Jean-Philippe Toussaint dans La télévision. Alors, lisons des livres et liquidons gaiement notre poste TV!

 

Un historien passe l’été à Berlin pour rédiger un essai sur les relations entre l’art et le pouvoir politique, pendant que sa femme et son petit garçon bronzent en Italie. Pour améliorer sa productivité, le professeur décide de renoncer à une dépendance qui lui apparaît nuisible et terriblement chronophage: la télévision. La résolution ne manque ni d’ambition ni de panache car, comme beaucoup de ses semblables, le narrateur est un junkie du petit écran: «Je restais presque tous les après-midi à la maison, pas rasé et vêtu d’un vieux pull en laine des plus confortables, et je regardais la télévision pendant des trois ou quatre heures d’affilée à moitié allongé dans le canapé. […] Je ne choisissais pas de programme particulier, je regardais le tout-venant, le mouvement, le scintillement, la variété. […] Je demeurais tous les soirs pendant des heures immobile devant l’écran, les yeux fixes dans la lueur discontinue des changements de plans, envahi peu à peu par ce flux d’images qui éclairaient mon visage, toutes des images dirigées aveuglément sur tout le monde en même temps et adressées à personne en particulier, chaque chaîne, dans son canal étroit, n’étant qu’une des mailles du gigantesque tapis d’ondes qui s’abattait quotidiennement sur le monde». Malgré une discipline de fer, difficile de résister à l’appel du plateau-télé. «Sans pouvoir réagir, confie le narrateur peu avant sa cure de désintoxication, j’avais conscience d’être en train de m’avilir en continuant de rester ainsi devant l’écran, la télécommande à la main que je ne pouvais lâcher, à changer de chaîne machinalement, frénétiquement, dans une recherche de plaisirs immédiats et mauvais, entraîné dans cet élan vain, cette spirale insatiable, à la recherche de plus de bassesse encore, davantage de tristesse.»

 

Lorsque Jean-Philippe Toussaint décrit les différentes phases par lesquelles passe le professeur dans sa tentative de damer le pion à la perfide TV, on est plus proche de l’essai, voire du pamphlet, que du roman. L’auteur belge déplore qu’à cause de la télévision, l’homme semble consacrer plus de temps et d’énergie au commentaire de ses actions qu’à ses actions elles-mêmes. Selon lui, il ne se passe «jamais rien à la télévision et le moindre événement de notre vie personnelle nous touche plus que tous les événements catastrophiques ou heureux dont on peut être témoin à la télévision. Jamais le moindre échange ne s’opère entre notre esprit et les images de la télévision, la moindre projection de nous-même vers le monde qu’elle propose, ce qui fait que, sans le concours de notre cœur, privées de notre sensibilité et de notre réflexion, les images de la télévision ne renvoient jamais à aucun rêve, ni à aucune horreur, à aucun cauchemar, ni à aucun bonheur, ne suscitent aucun élan, ni aucune envolée, et se contentent, en favorisant notre somnolence et en flattant nos graisses, à nous tranquilliser.»

 

Même si Jean-Philippe Toussaint semble avoir lui-même beaucoup souffert en faisant régulièrement une orgie de programmes aussi futiles que stupides, il ne tombe jamais dans le piège d’un moralisme exagéré. Il se venge simplement, en avertissant ses congénères de la perte de temps et de sens que constitue le gavage télévisuel: «Une des principales caractéristiques de la télévision quand elle est allumée est de nous tenir continûment en éveil de façon artificielle. Elle émet en effet en permanence des signaux en direction de notre esprit, des petites stimulations de toutes sortes, visuelles et sonores, qui éveillent notre attention et maintiennent notre esprit aux aguets. Mais, à peine notre esprit, alerté par ces signaux, a-t-il rassemblé ses forces en vue de la réflexion, que la télévision est déjà passée à autre chose, à la suite, à de nouvelles stimulations, à de nouveau signaux tout aussi stridents que les précédents, si bien qu’à la longue, plutôt que d’être tenu en éveil par cette succession sans fin de signaux qui l’abusent, notre esprit, fort des expériences malheureuses qu’il vient de subir et désireux sans doute de ne pas se laisser abuser de nouveau, anticipe désormais la nature réelle des signaux qu’il reçoit, et, au lieu de mobiliser de nouveau ses forces en vue de la réflexion, les relâches au contraire et se laisse aller à un vagabondage passif au gré des images qui lui sont proposées. Ainsi notre esprit, comme anesthésié d’être aussi peu stimulé en même temps qu’autant sollicité, demeure-t-il essentiellement passif en face de la télévision.»

 

Sous des dehors nonchalants et un style rigoureusement épuré, Jean-Philippe Toussaint parvient à distraire le lecteur avec des petits riens. La réflexion sur les méfaits de la télévision, qui conduira tout un chacun à mesurer l’amélioration de qualité de vie pouvant résulter d’une désaccoutumance, est entrecoupée de saynètes du quotidien. C’est pétillant, cocasse, léger. Et suffisamment convaincant pour amener son poste au rebus. Même si le narrateur, malgré de louables efforts, ne parviendra pas à tenir longtemps sans petite lucarne. Il finira même par acheter un deuxième poste, qu’il installera dans sa chambre à coucher…

 

Florent Cosandey, 20 mai 2007