Autobiographie, Régis Jauffret

 

Les personnages qui hantent les romans de Régis Jauffret sont généralement abjects, vils, sexuellement déviants et indifférents à la souffrance d’autrui. Le «je» d’Autobiographie ne déroge pas à la règle puisque son passe-temps favori consiste à réduire en charpie ses amantes, les unes après les autres. Il en abuse au maximum, profite de leur complaisance et de leur naïveté, avant de les laisser choir comme de vulgaires chaussettes. Si on ressort totalement vidé de la lecture de ce court récit émétique à l’écriture oppressante, force est d’admettre qu’il appartient à la catégorie des chefs d’œuvre qui secouent les tripes et imprègnent longtemps le lecteur de la puanteur du champ de bataille charnel.  

 

Dans ce texte d’une telle noirceur qu’il fait fi de toute vraisemblance, Régis Jauffret livre à l’avidité du narrateur des dizaines de victimes expiatoires. Vivant sans le sou, parfois dans la rue, ce «je» obscène trouve toujours sur son chemin de bonnes âmes féminines qui acceptent de l’entretenir sans sourciller, en échange de prestations sexuelles, qui leur font oublier leur profonde solitude. L’infâme personnage ne leur témoigne pourtant jamais le moindre signe de reconnaissance. Il les spolie, les souille, exige des dons: «J’aurais voulu obtenir d’elle un don pécuniaire, d’ailleurs je lui ai fait part de mon désir plusieurs fois. Elle croyait que je plaisantais, elle m’offrait à la place une prestation sexuelle dont je n’avais que faire.»

 

Dans sa quête effrénée de coïts en tous genres, le narrateur n’hésite pas à conduire ses maîtresses à se prostituer, pour qu’elles puissent subvenir à ses besoins infinis: «J’allais traîner dans les cafés, je revenais avec des garçons à peine plus âgés que moi qui payaient d’avance. Je l’aidais à se déshabiller, à se mettre en position sur le lit. Les ébats ne duraient jamais longtemps, quand ils avaient fini les types partaient sans même demander où se trouvait la salle de bains.» Le charognard des cœurs abandonne ses proies dès qu’il s’en lasse ou qu’elles ne lui rapportent plus assez: «J’éprouvais à présent une répulsion pour son corps, et puis il me semblait bizarre qu’elle puisse l’utiliser sans qu’il rapporte. Je ne me souviens pas l’avoir trompée, par fainéantise je préférais purger mes sens dans la solitude.» Puis passe aux suivantes, qu’il trouve parfois dans le même immeuble. Peu lui importe le sort des amantes lâchement évincées, elles peuvent crever de chagrin un étage au-dessus: «Un jour, j’ai croisé dans l’escalier le cercueil de la voisine du dessus (son ex-amante…) solidement tenu sur l’épaule par des croque-morts en costumes noirs. Elle n’avait que vingt et un ans. Je me suis dit que désormais je pourrais aller et venir dans l’immeuble en toute liberté, sans risquer de faire une rencontre gênante.»

 

Le narrateur saute frénétiquement de lits en lits. Les actes sexuels se nouent à deux, parfois à plus, à une cadence déchaînée, pulsionnelle, destructrice. Véritable obsédé, il s’attaque à tout ce qui bouge, à des jeunes, des veilles, des aliénées, des grosses, des aveugles, des malades alitées. Bref, rien de semble pouvoir arrêter ce sadique en rut permanent. Lorsqu’il se débarrasse de ses conquêtes, pas une once d’humanité ou de remord ne l’étreint, même dans les cas où il les a maltraitées physiquement: «Un matin, elle m’a croisé dans l’escalier, elle a exigé que je remonte avec elle. La perspective de devoir appliquer ma personne sur la sienne, de la laisser prendre mon sexe dans sa main pour en compléter la béance de son vagin, m’a rendu furieux. Je l’ai poussée de toutes mes forces, sa tête a heurté une marche et elle a dévalé jusqu’au rez-de-chaussée. Je suis parti droit devant moi, de rue en rue, me demandant si elle était morte, ou si elle en serait quitte pour quelques ecchymoses qui l’enlaidiraient à peine.»

 

Flirtant dangereusement avec les limites de la nécrophilie et de la pédophilie, le triste sire pousse les captives dans leurs derniers retranchements, par des marchés léonins: «Je lui ai fait observer qu’elle était handicapée par son poids, et que j’étais assez mince pour mériter une compensation matérielle, sous la forme par exemple de l’hébergement, de la nourriture, et des faux frais. Ma façon d’imaginer les choses l’humiliait, mais la crainte de me perdre l’a emporté.» Pervers que rien ne semble pouvoir émouvoir, il lamine ses cibles par des propos d’une cruauté absolue: «Elle avait un bel appartement avec deux chambres vides qu’occupaient jusqu’à l’an passé ses deux petites filles assassinées par un fou sur le chemin de l’école. Je ne savais trop quoi lui dire, je lui ai fait remarquer qu’à présent elles ne risquaient plus de tomber malades.» Craignant de se retrouver seules, de ne plus connaître le plaisir de la chair, les victimes se jettent en pâture et subissent en connaissance de cause leur avilissement. Il faut dire que le narrateur use du chantage affectif comme d’une arme de destruction massive: «Elle m’exaspérait, j’éprouvais du plaisir à me montrer désagréable. Je lui disais que lorsque je ne serais plus là son physique l’empêcherait d’avoir d’autres relations sexuelles d’ici sa mort, et qu’elle n’avait pas de monde intérieur assez développé pour pouvoir pratiquer une masturbation libératoire.»

 

Le narrateur ressent pourtant, lors de ses rares moments de lucidité, un profond dégoût pour sa sexualité exterminatrice: «J’essayais de conclure en vitesse, mais mon organisme fatigué par les prestations de la journée tardait à projeter en elle la cuillérée de sperme qui m’aurait rendu ma liberté. Il me fallait parfois plusieurs heures avant d’arriver au bout de mes peines.» Alternant dépendance compulsive au sexe et phases de misanthropie aigue, l’être créé par Régis Jauffret voue aux femmes une exécration maladive: «Je regrettais cette promiscuité constante avec la femme, alors qu’il est si bon de se sentir libre paquet de chair, d’organes, d’os, sans attache, sans aucune zone de contact avec autrui, ni conduit partagé avec personne. Je me berçais même de l’illusion que j’avais toujours été adulte, que je n’avais jamais subi la promiscuité de la grossesse.» Sa misogynie atteint souvent le paroxysme du mauvais goût: «Elle s’est allongée de manière à présenter son vagin et sa poitrine à la chaleur des rayons. Elle m’a dit viens, pénètre-moi tout de suite. Je lui ai dit regarde, j’éjacule par la fenêtre, je préfère que mon sperme trempe les passants plutôt que de me répandre encore dans une de ces vulves qui gambadent à la surface du globe comme des lapins innombrables. On ne peut faire un pas sans en croiser douze, cent et le pire c’est de voir le visage que les femmes exhibent un mètre plus haut sur le devant de leur crâne, cette espèce de masque humanoïde empreint de sympathie à laquelle je n’ai jamais cru.»

 

Dépressif au dernier stade, le héros (Eros?) de Jauffret s’enfonce dans un lent et sinistre naufrage. Réduit à se nourrir dans des poubelles ou des gamelles pour chat, il attend sa dernière heure dans la solitude la plus totale: «À présent, j’étais seul au monde, j’aurais été incapable de donner un coup de téléphone à quelqu’un, j’étais bien la seule personne que je connaisse dans tout l’univers.» Même les enfants qu’il a conçu au hasard de ses relations – ils tourneront tous mal… – ne lui rendront pas un semblant de joie de vivre. Sa déchéance s’accélère lorsqu’il se voit défiguré par un suicide manqué, puis équipé d'une prothèse suite à une chute. Nous prenons congé de cet être libidineux au moment du compte à rebours final, sans éprouver une once de mansuétude à son égard: «Je me disais que je n'aimais pas la vie, que chacune de mes journées existait juste pour permettre de faire avancer mon cadavre d'un cran.»

 

Autobiographie, qui semble avoir été écrit avec un couteau de boucher, fait froid dans le dos. La dérive du personnage principal de ce roman cyanuré est tellement sordide qu’elle en devient presque hilarante. A témoin le dédain qu’il voue à ses congénères: «Là-bas le soleil mettait en évidence le teint blafard d’un homme insouciant comme s’il lui restait encore des années de vie, alors que l’eau qui servirait à fabriquer les larmes qu’on verserait à son enterrement était en train d’être bue. J’aimais voir les familles joyeuses repartir dans des voitures pleines à craquer de victuailles et de produits ménagers. J’enviais leur bonheur simple de se sentir protégés par la marchandise accumulée autour d’eux comme des sacs de sable. Il y avait aussi ceux qui sortaient du magasin avec un seul article, qui n’avaient pas de véhicule, qui s’en retournaient à pied, et que j’imaginais partageant cet unique achat avec leur famille aux yeux usés à force de regarder défiler les biens de consommation sur l’écran du vieux téléviseur à bout de souffle récupéré trois mois plus tôt sur un trottoir.»

 

Après tant de violence et de haine, mieux vaut, pour sa santé mentale, lire du léger!

 

Florent Cosandey, 23 juillet 2006