Les amantes
Elfriede Jelinek
Le Seuil 2003



Disons-le d’emblée, Elfriede Jelinek est une auteure qui déchaîne les passions: d’un côté, on trouvera ceux qui ne peuvent supporter la violence de son style, caractérisé par un cynisme absolu et la destruction totale des conventions d’écriture (absence de majuscules, pas de véritable structure narrative). De l’autre, ceux qui éprouveront un plaisir jouissif à parcourir son entreprise de démolition méthodique de tous les mythes de nos sociétés modernes. Dans son œuvre, l’ennemie numéro de l’extrême droite autrichienne s’attaque à la société capitaliste et patriarcale occidentale avec une rare agressivité. Pages après pages, livres après livres, elle en remet une couche, massacrant sans relâche les valeurs bourgeoises de sa plume «mitraillette».


Les Amantes, publié en 1975, est sans conteste le roman de Jelinek le plus accessible. Le prix Nobel de littérature 2004 y dresse un portrait au vitriol des rapports de force régissant la société autrichienne – et par extension occidentale – à travers le destin de deux femmes, Brigitte et Paula. Toutes deux issues de familles modestes, elles vivent – ou plutôt végètent - dans une région montagneuse baignant dans un conservatisme avilissant. Le but ultime de leur existence est des plus trivial: accéder, via la conquête d’un homme, à la meilleure situation possible. Seule leur stratégie diverge: Paula veut croire qu’une belle histoire d’amour est possible avec Erich, un jeune bûcheron fort bien bâti mais d’une stupidité et une brutalité confondantes. Brigitte, dégoulinante de conformisme, ne rêve que de devenir une mère au foyer soumise pour quitter l’usine de sous-vêtements qui l’emploie. Comme sa mère, sa grand-mère et certainement des générations de femmes qui l’ont précédée et qui lui succèderont. Elle jette son dévolu sur Heinz, mécanicien macho et cynique, dont la fidélité n’est pas la qualité première. La machiavélique Brigitte est en tous les cas prête à tout pour «décrocher» ce futur commerçant et le confort matériel qui va avec.

Paula, égarée par la lecture de romans-photos niais, paiera cher le fait de croire que l’on peu impunément vivre selon d’autres normes que celles qui régissent les monts et les vaux de la région depuis des générations: pour conserver son Erich chéri, elle ira jusqu’à l’encourager à la maltraiter physiquement. Elle finira en véritable paria de la vallée, réduite à se prostituer pour gagner sa croûte. Dans la lutte pathétique que se livrent les deux femmes, c’est finalement Brigitte qui l’emportera haut la main. Bien plus disposée que Paula à adhérer aux valeurs dominantes de la société, elle vivra heureuse auprès de son Heinz et aura pleins d’enfants… La morale est sauve et la vie de vallée peut continuer à s’écouler paisiblement. Les hommes dirigent, alors que les femmes sont réduites au rôle d’esclaves consentantes.


On ne ressort pas indemne à la lecture des Amantes. Le style est cru, péremptoire, violent et aucun répit n’est laissé au lecteur. Cette œuvre est certes éprouvante tant Jelinek semble déverser avec délectation des tonnes d’acide partout là où ça fait mal. Il n’en demeure pas moins que l’on reste sans voix devant la véhémence inouïe de ce pamphlet.