" Le plaisir est le bonheur des fous. Le bonheur est le plaisir des sages " ( Barbey dAurevilly )
" Le Bonheur désespérément "
par André Comte-Sponville
Tous les hommes recherchent dêtre heureux. Pascal a dit par boutade dans ses Pensées : " Cest le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu à ceux qui vont se pendre ".
Pour cette raison, le bonheur est lun des thèmes privilégiés de la philosophie, depuis les Grecs (Socrate, Platon , Epicure, Aristote) jusquà Kant, Spinoza, Diderot, Descartes, Montaigne ou Alain
Plus récemment, André Comte-Sponville, a renoué avec cette vieille notion philosophique, jugée obsolète vers la fin du 20e siècle, et a publié un petit opuscule intitulé " Le bonheur, désespérément " (Ed. Pleins Feux 2000), texte dune conférence-débat quil a prononcée en 1999.
Son idée principale est quil ne faut pas vivre ou plutôt espérer mieux vivre dans lavenir, mais que la sagesse consiste à vivre pour de bon, avec les plaisirs et les joies du présent, en ne désirant que ce que lon a au moment présent.
Cest ce quil appelle le bonheur en acte, un bonheur qui nespère rien.
Pour André Comte-Sponville, cest la philosophie qui peut nous mettre sur la voie du bonheur, car son but est la sagesse. Mais le bonheur que les grecs appelaient sagesse doit être un bonheur vrai, un bonheur dans la vérité ; il ne doit pas être obtenu par des artifices ( comme par exemple la pilule du bonheur), des illusions ou des divertissements au sens pascalien du terme.
Saint Augustin, pour définir la béatitude, la vie vraiment heureuse, par opposition aux petits bonheurs plus ou moins factices ou illusoires, parlait de " la joie qui naît de la vérité ".
Cette sagesse reste un idéal que peu dhommes peuvent atteindre ; mais elle indique une direction : " Celle du maximum de bonheur dans un maximum de lucidité ".
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Dans un premier chapitre, André Comte-Sponville analyse ce quil appelle " Le bonheur manqué ou les pièges de lespérance " :
La sagesse est nécessaire parce que nous sommes, pour la plupart, insatisfaits et même souvent angoissés. Camus disait : " Les hommes meurent, et ils ne sont pas heureux ", signifiant par là que notre vie est brève, que lhomme se sait mortel, et quen plus, il se sent malheureux.Même ceux qui apparemment ont tout pour être heureux, ne se sentent pas en fait réellement heureux ; cest quil leur manque la sagesse pour apprécier le bonheur.
" Quest ce que je serais heureux, si jétais heureux ! " (Woody Allen).
Il ne sagit pas de la sagesse absolue des stoïciens, surhumaine, qui nest quun idéal, mais dune sagesse quotidienne, moins ambitieuse, et qui permet dêtre heureux, non pas quand tout va mal (misère, guerre, deuil ), mais quand tout va à peu près bien .
Montaigne disait " quil nest science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie; cela seul est philosopher en vérité ".
Mais il déplorait : " On nous apprend à vivre quand la vie est passée " .
Cette idée a été popularisée par Brassens avec le vers dAragon :
" Le temps dapprendre à vivre, il est déjà trop tard ".
André Comte-Sponville nous conseille, comme Montaigne, dapprendre à vivre et donc de philosopher avant quil ne soit trop tard. Il constate " que le bonheur nous manque, que le bonheur est manqué ". Pourquoi ?
Lexplication part du désir, qui est, selon Spinoza, lessence même de lhomme ; être heureux, cest avoir ce que lon désire, mais pas forcément tout ce que lon désire, car alors on ne sera jamais heureux.
Le désir est en effet un manque que lon veut satisfaire ; mais une fois satisfait, ce désir est remplacé par un autre et lon se sent toujours frustré et donc éloigné du bonheur. Sartre a écrit : " Le plaisir est la mort et léchec du désir ".
" La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à lennui " : souffrance parce que je désire ce que je nai pas et que je souffre de ce manque ; ennui parce que jai ce que dès lors je ne désire plus.
" Lhomme est fondamentalement désir dêtre et le désir est manque " (Sartre).
La sagesse conseille donc dopérer une conversion du désir et dapprendre à désirer ce qui dépend de nous, cest-à-dire apprendre à vouloir et à agir plutôt que vivre dans lespérance et la déception.
Pour Spinoza, le désir nest pas manque, le désir est puissance : puissance dexister, dagir, de jouir et de se réjouir.
Lesprit du spinozisme et aussi de toute sagesse vraie est du côté de la joie et de lamour : se réjouir de ce qui est, plutôt que sattrister (ou ne se réjouir que de façon inconstante) de ce qui nest pas ; aimer plutôt quespérer ou craindre.
" La béatitude est cet amour inespéré et vrai du réel que je connais ".
André Comte-Sponville rejette les divertissements pour échapper à lennui, à lespérance et à la déception, car cest là " faire semblant " dêtre heureux, de penser à autre chose ou de se réfugier dans le jeu (loto), attitudes non philosophiques.
" Ainsi, nous ne vivons jamais, nous espérons vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais " ( Pascal - Pensées).
De même il rejette le " saut " dans une espérance absolue, religieuse : espérer le bonheur après la mort, passer de lespoir à lespérance, être prêt à " parier sa vie " (Pari de Pascal) car ce choix implique la croyance en Dieu.
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Dans un deuxième chapitre, il refuse en effet lespérance, au profit du " bonheur en acte ", un bonheur qui agit et qui nespère rien.
Il estime que Platon, Pascal, Schopenhauer et Sartre ont confondu le désir et lespérance. Entre la souffrance et lennui, entre lespérance et la déception, il y a deux choses importantes : le plaisir et la joie :
" Il y a plaisir, il y a joie quand on désire ce quon a, ce quon fait, ce qui est. Cest ce que jappelle le bonheur en acte. En un certain sens, cest un bonheur désespéré car cest un bonheur qui nespère rien ".
Une espérance, désir qui porte sur lavenir, sur ce quon a pas, ou ce qui nest pas, est un désir qui manque de son objet, incertain dans sa satisfaction. Pour Spinoza, cest un manque de connaissance, " une impuissance de lâme ".
Le sage, au contraire, est " un connaisseur de la vie " : il sait la connaître et lapprécier. Par son action (joie de laction) et sa volonté, il désire ce dont il jouit (joie du plaisir) et ce quil sait (joie de la connaissance).
Le contraire despérer ce nest pas craindre, car lun ne va pas sans lautre ( par exemple on espère rester en bonne santé et lon craint la maladie ).
" Le contraire despérer, cest savoir, pouvoir et jouir ; cest le bonheur en acte ".
" Lespérance nest quun charlatan qui nous trompe sans cesse ; et pour moi, le bonheur na commencé que lorsque je lai perdue. Je mettrais volontiers sur la porte du paradis, le vers que Dante a mis sur celle de lenfer : Vous qui entrez ici, laissez toute espérance " (Chamfort) .
André Comte-Sponville estime quen enfer il est à peu près impossible de ne pas espérer Mais pour lui, qui ne croit ni à lenfer, ni au paradis, il sagit " dhabiter au mieux lunivers qui est le nôtre, où rien nest à croire, puisque tout est à connaître, où rien nest à espérer, puisque tout est à faire ou à aimer ".
Il cite volontiers les maximes de sagesse indienne, comme celle du Sâmkhya-Sutra : " Seul est heureux celui qui a perdu tout espoir ; car lespoir est la plus grande torture qui soit, et le désespoir le plus grand bonheur ".
André Comte-Sponville nous donne de manière claire, et dans le même sens que le philosophe Alain une profonde leçon de sagesse et de bonheur.
Il précise, pour les sceptiques, que la sagesse nest quun idéal et quaucun idéal nexiste ; cest un horizon que nous natteindrons jamais, mais que nous ne devons pas perdre de vue. De même, le bonheur nest pas un absolu, mais un mouvement, un équilibre plus ou moins instable et fragile quil faut sans cesse préserver.
Il recommande surtout de ne pas faire de la sagesse un nouvel objet despérance : car il sagit despérer un peu moins et dagir et aimer un peu plus. D.G.