« Pourquoi sommes-nous sortis de l’enfance ! Et maintenant nous n’ y pouvons plus rentrer qu’à la suite des saints, par un très grand effort. O Paradis perdu ! »


« Car si notre espèce doit périr, elle périra de dégoût, d’ennui. La personne humaine aura été lentement rongée, comme une poutre par ces champignons invisibles qui, en quelques semaines, font d’une pièce de chêne une matière que le doigt perce sans effort.


Et le moraliste discutera des passions, l’homme d’Etat multipliera les gendarmes, l’éducateur rédigera des programmes… On gaspillera des trésors pour travailler inutilement une pâte désormais sans levain »



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Georges Bernanos est né à Paris en 1888. Son père était tapissier et avait acheté une maison en Artois, au petit village de Fressin, localité affectionnée par l’écrivain qui y a fait vivre la plupart de ses personnages et dont il a encore la nostalgie à la fin de sa vie :


« J’habitais, au temps de ma jeunesse, une vieille chère maison dans les arbres, un minuscule hameau plein d’un murmure de feuillage et d’eau vive. Chemins du pays d’Artois, fauves et odorants comme des bêtes, sentiers pourrissants sous la pluie de novembre, grande chevauchée des nuages, rumeurs du ciel, eaux mortes ! ..


L’aube venait bien avant que fussent rentrés dans le silence de l’âme, dans ses profonds repaires, les personnages fabuleux encore à peine formés, embryons sans membres, Mouchette et Donissan, Cénabre, Chantal…


Certes ma vie est déjà pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. Et pourtant, l’heure venue, c’est pourtant lui qui reprendra sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvres années jusqu’à la dernière, et comme un jeune chef ses vétérans, ralliant la troupe en désordre, entrera le premier dans la maison du père ».


Bernanos a été particulièrement marqué par son enfance; pour lui le seul accomplissement de l’homme est celui des grands rêves de l’enfance et la plupart de ses personnages gardent obscurément, même au sein de la pire dégradation, « la nostalgie d’une aube pure de la vie » .

Il écrivait encore à la fin de sa vie : «Mais que voulez-vous ?  Il y a un mystère de l’enfance, une part sacrée dans l’enfance, un paradis perdu de l’enfance où nous revenons toujours en rêve ».

Dans M.Ouine il déclare que « la suave enfance monte la première des profondeurs de toute agonie ». Le thème de l’enfance, rattaché au thème de la mort, est encore présent dans les Dialogues des Carmélites écrit en Tunisie, « mystérieuse rencontre de l’enfance et de l’agonie ».




La mère de Bernanos était une femme austère et très pieuse, fascinée par « l’âme sacerdotale »; les amis de la famille étaient prêtres. Cette atmosphère religieuse a marqué la jeunesse de l’écrivain et la plupart de ses grands romans auront un prêtre comme personnage central (Le Journal d’un curé de campagne, Sous le soleil de Satan, L’ imposture, etc…).

Bernanos choisira non le sacerdoce, mais l’écriture. Il dénoncera l’imposture et l’hypocrisie de certains prêtres, mais il décrit avant tout le drame de l’homme aux prises avec les forces du mal, tout comme il défendra avec passion la cause de la liberté.

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Bernanos eut une vie très active : d’abord journaliste après des études de lettres et de droit, il dirigea à Rouen un hebdomadaire monarchiste, puis collabora à l’Action française en se livrant à une critique sévère de la bourgeoisie.

Blessé à la guerre, il accepte à son retour un emploi dans une compagnie d’assurances. Il se marie en 1917 avec Jeanne Talbert d’Arc, descendante d’un frère de la sainte. Léon Daudet est leur témoin. Ils auront six enfants.

Avec le succès du roman « Sous le soleil de Satan », Bernanos se consacre exclusivement à l’écriture : « L’imposture », « La joie », « Un crime », « Le journal d’un curé de campagne », « La nouvelle histoire de Mouchette ».

Au début de la guerre d’Espagne, il s’éleva contre la collusion de l’Eglise avec Franco et publie « Les grands cimetières sous la lune ».

Il s’exile au Brésil en juillet 1938 et se consacre à des écrits de combat qui firent de lui un « animateur spirituel de la Résistance ».

Rentré en France à la Libération, il poursuivit son œuvre de journaliste et composa une pièce de théâtre « Le dialogue des carmélites », dernière méditation avant sa mort en 1948 ; Francis Poulenc en fera un opéra représenté à Paris en 1957.




Pour Bernanos, le prêtre est doué d’une lucidité hors du commun qui lui permet de sonder, par amour du prochain, « l’état intérieur des âmes »; mais la destinée des prêtres est « une destinée de souffrance et d’échec temporel » et leur vie « une perpétuelle agonie ».

Dans « Le journal d’un curé de campagne », un jeune prêtre miné par un cancer de l’estomac prend la charge d’une paroisse. Mais ses douloureux efforts semblent se retourner contre lui car « il soulève dans les âmes la révolte du péché qui se défend contre sa pureté ».

Il se heurte, dans la famille du châtelain, à la haine et à l’orgueil désespéré qui séparent la comtesse, sa fille et l’institutrice, ainsi qu’à l’arrogance du chef de famille. Mais, soutenu par un autre prêtre, et au prix d’une lutte acharnée, il rend à la comtesse l’espérance et l’amour.


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Bernanos a souvent médité sur le mystère du mal et le péché. « Sous le soleil de Satan » met en scène le prêtre Donissan aux prises avec Lucifer qui le marquera du sceau de sa haine. Dans « L’imposture », l’abbé Cénabre est un prêtre qui ne croit plus, un prêtre haineux qui s’abandonne à Satan.


Il écrit dans le « Journal d’un curé de campagne » :

« Il y a une communion des saints, il y a aussi une communion des pécheurs.

Dans la haine que les pécheurs se portent les uns aux autres, dans le mépris, ils s'unissent, ils s'embrassent, ils s'agrègent, ils se confondent.

Ils ne seront plus un jour, aux yeux de l'Éternel, que ce lac de boue toujours gluant sur quoi passe et repasse vainement l'immense marée de l'amour divin. »



Contrairement à Rousseau, Bernanos ne croyait pas à la bonté innée de l’homme : « une haine secrète incompréhensible fermente au coeur de l’homme, à l’égard de ses semblables, mais aussi de lui-même ».

Cette déchéance n’est pourtant pas sans espérance; le seul mal sans remède est l’indifférence au salut : « L’enfer, c’est de ne plus aimer ».

Dès l’enfance, Bernanos fut tourmenté par l’angoisse de la mort. Cette hantise est présente dans ses œuvres, et en particulier dans « Le dialogue des carmélites », écrit en Tunisie alors qu’il est gravement malade du foie : « Peur... Peur de la mort ... Le Christ lui-même au Mont des Oliviers a eu peur de la mort…»

Il dira à Malraux la veille de sa mort : « Vous voyez, je souris; et pourtant je n’ai pas envie de sourire. Mais je ne cesserai que lorsque je serai mort ».

D.G.

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Extraits

Les mains


« Mouchette avait découvert la prodigieuse faculté d’expression des mains humaines, mille fois plus révélatrices que les yeux, car elles ne sont guère habiles à mentir, se laissent surprendre à chaque minute, occupées qu’elles sont de mille soins matériels, tandis que le regard, guetteur infatigable, veille au créneau des paupières…


Les mains du père, d’abord, posées sur les genoux, chaque soir, immobiles, presque terribles à la lueur de l’unique lampe qui fait danser les ombres… Les mains de ses jeunes frères, si vite devenues des mains d’ouvriers, des mains d’hommes. Et encore les mains des fermières qui sentent le lait aigre, la pâtée des veaux et des porcs. Les mains de Madame, bien plus petites, le bout des doigts piqué de points noirs par les aiguilles…


Mains laborieuses, mains ménagères, que le repos rend ridicules. Et de ce ridicule, les pauvres ont quelque conscience, car ils dérobent volontiers au regard leurs mains oisives. On dit de l’ouvrier endimanché « qu’il ne sait que faire de ses mains », raillerie cruelle, puisqu’il ne doit le pain de chaque jour qu’au travail de ces servantes »

( Nouvelle histoire de Mouchette ).


Les pauvres


(Bernanos a vécu dans la pauvreté en particulier lorsqu’il vivait au Brésil. A son retour en France, malgré sa notoriété , il refuse d’entrer à l’Académie française et sa situation matérielle ne s’est pas améliorée. Il a dû faire face à de multiples épreuves de santé, pour lui-même et pour sa nombreuse famille).


« Le pauvre n’est pas un homme qui manque, par état, du nécessaire, c’est un homme qui vit pauvrement, selon la tradition immémoriale de la pauvreté, qui vit au jour le jour, du travail de ses mains, qui mange dans la main de Dieu, selon la vieille expression populaire.

Il vit non seulement de l’ouvrage de ses mains, mais aussi de la fraternité des autres pauvres, des mille petites ressources de la pauvreté, du prévu et de l’imprévu.

Les pauvres ont le secret de l’espérance…Si nous pouvions disposer de quelque moyen de détecter l’espérance comme le sourcier découvre l’eau souterraine, c’est en approchant des pauvres que nous verrions se tordre entre nos doigts la baguette de coudrier » (Vie de Jésus ).

«  La tradition de l'humble espérance est entre les mains des pauvres, ainsi que les vieilles ouvrières gardent le secret de certains points de dentelles que les mécaniques ne réussissent jamais à imiter » (Les Enfants humiliés).  


« Notre-Seigneur en épousant la pauvreté a tellement élevé le pauvre en dignité, qu'on ne le fera plus descendre de son piédestal » ( Le journal d’un curé de campagne).

« Après vingt siècles de christianisme, tonnerre de Dieu, il ne devrait plus y avoir de honte à être pauvre ( Le journal d’un curé de campagne).


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