Dans Atopia - petit observatoire de littérature décalée qui vient de paraître au Vampire Actif Eric Bonnargent tente de définir ce qu’est la littérature, celle qu’il appelle la littérature ambitieuse par opposition à la littérature de masse, en s’en tenant à celle qu’il nomme moderne et contemporaine c.a.d. celle qui débuterait dans les années trente.

 

Le propos en est que l’écrivain est nécessairement en décalage par rapport à la société dans laquelle il vit et que c’est ce décalage, cette atopie [a-topos / hors du lieu] qui est le signe d’une littérature ambitieuse. Il fait remonter cette atopie à l’antiquité Les Achéens sont atopos au sens littéral puisqu’ils se trouvent à Troie (hors de chez eux) et  rappelle par ailleurs que la colère d’Achille est telle qu’il refuse de combattre et se rend lui-même atopos (refusant la normalité guerrière de son temps). L’essentiel de l’argumentation  s’appuie sur des textes contemporains – [tel qu’il a été défini] non sans que l’auteur ait rappelé que le concept fonctionne parfaitement avec Le Don Quichotte considéré comme le texte fondateur de la littérature moderne. On peut se demander toutefois s’il ne faudrait pas confronter cette définition à la littérature des siècles intermédiaires (XIXe, XVIIIe) pour s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une caractéristique toute récente d’une société assujettie à la consommation de masse y compris dans le domaine littéraire.

 

Selon Eric Bonnargent la particularité des héros véritablement littéraires serait qu’ils réussissent dans l’ échec, un échec en forme d’apothéose auquel il leur est impossible d’échapper et dans lequel ils se précipitent[1] bien volontiers.

 

L’ensemble, reconstruit à partir d’articles parus sur son blog (Bartelby les Yeux Ouverts), donne à entrevoir, sous l’angle que l’on a dit, une trentaine d’ouvrages singuliers, quintessence de cette littérature décalée qu’Eric Bonnargent place sur le devant de la scène. Les textes commentés sont choisis aussi bien dans la littérature française qu’étrangère et notamment sud-américaine, auteurs parfois peu connus du lectorat français et pourtant essentiels, Eric Bonnargent faisant ici un remarquable travail de passeur.

 

Pour avoir sur ce site plusieurs fois soutenu que la littérature était le lieu de l’indicible, nous rejoignons parfaitement le propos de Bonnargent : la seule littérature qui soit est celle qui vient de ce que l’écrivain ne se sent pas intégrable dans la société telle qu’elle est, nous sommes cependant interpellé par l’affirmation  : « les héros décalés ont malgré leurs différences, un point commun : ils échouent, mais toujours avec une certaine grandeur », non que nous ne constations pas que ces héros souvent échouent mais que nous lisions dans cette affirmation une apologie de l’échec, pire un refus d’affronter le réel qui serait constitutif de la littérature

 

Eric Bonnargent souligne par exemple que pour Gohar dans Mendiants et Orgueilleux d’Albert Cossery : Contrairement à ce que pense son ami, le naïf et enthousiaste El Khordi, la lutte politique est vaine car elle est encore une manière de participer au système. La  vraie rébellion consiste à se retirer du jeu social. Dans Moscou-sur-Vodka de Vévédict Erofeiev, La vie n’est supportable que si on s’en désintéresse et seul l’alcool permet cela. Il y aurait donc plus qu’une fatalité de l’échec, une volonté de ne pas combattre un réel insupportable et de se mettre hors jeu qu’Eric Bonnargent appelle atopie grâce à quoi la littérature pourrait devenir ambitieuse.

 

Eric Bonnargent affirme que la littérature a pour but[2] de -ranger et de renvoyer le lecteur à sa propre singularité ce en quoi  il la distingue de la littérature de masse qui est de divertir, on retiendra bien sûr cette distinction, elle mérite d’être faite, on ne peut évidemment pas penser que l’une et l’autre sont équivalentes et comme le souligne le critique Etablir des distinctions ce n’est pas forcément hiérarchiser et mépriser. Mais si la littérature de masse a pour but de divertir, nous dirions que la véritable littérature a pour conséquence de déranger. La littérature – l’art en général - ne poursuit aucun but et contrairement à ce qu’écrit Alain-Paul Mallard cité par Eric Bonnargent on ne domine jamais le langage, on peut à la rigueur tenter, non pas de le dominer, mais de le déjouer.

 

Ces quelques réflexions d’un béotien ne sont là bien sûr que pour que l’on en débatte après avoir lu ce petit observatoire de littérature décalée que chacun devrait avoir sur sa table de chevet. L’auteur vous donne ici quelques pages de son catalogue de lecture et soyez assuré que d’avoir lu cet essai de définition d’une littérature digne de ce nom, même si vous pensiez savoir ce qu’est la vraie littérature, vous en sortirez groggy, assoiffé de découvrir ces ouvrages dont beaucoup ont bien failli échapper à votre lecture.

 

On aura bien sûr remarqué l’éditeur de l’ouvrage : Le Vampire Actif qui poursuit ainsi son travail de réhabilitation de la littérature, qu’il en soit remercié.

 

 

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[1] C’est moi qui souligne

[2] c’est moi qui souligne