Albert Cohen est né à Corfou le 16 août 1895. Ses parents émigrèrent à Marseille vers 1900; il y fit sa scolarité et se lia d`amitié avec Marcel Pagnol. Il termina ses études de droit à l`université de Genève.

Il entreprend une carrière de fonctionnaire international à Genève, entrecoupée d`un séjour à Londres de 1940 à 1946 où il est représentant de l`Agence juive pour la Palestine.

En 1954, il refuse le poste d`ambassadeur d`Israël pour se consacrer à la littérature. Il est mort à Genève le 17 octobre 1981.

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" Belle du Seigneur " est le chef-d`oeuvre d`Albert Cohen, publié par Gallimard en 1968 et primé du grand prix de l`Académie Française.

Cet ouvrage est une suite de deux premiers romans :

- " Solal ", publié en 1930, histoire d`un jeune homme venu d`Orient et qui s`installe à Genève; grâce aux femmes, tout semble lui réussir, tel un émule de Rastignac ou un nouveau Julien Sorel; mais Solal est juif ...

- " Mangeclous ", roman faisant suite à Solal et publié en 1938; c`est déjà l`histoire de Solal et d`Ariane, sur le mode de la dérision, le rire burlesque, " arme de vérité et chant en l`honneur de la dignité bafouée " ...

Un long silence littéraire de 30 ans s`écoulera entre ces romans et la parution de Belle du Seigneur; les évènements de la vie de l`écrivain nous en donnent quelques éclaircissements :

Albert Cohen, après avoir obtenu la nationalité suisse en 1919, épouse une protestante, Elisabeth Brocher et compose des poèmes " Paroles juives ", pour faire comprendre à sa jeune femme l`âme du peuple juif et revendiquer son identité. Il est déclaré inapte au service militaire pour cause d`asthme, affection dont il souffrira toute sa vie.

A la même époque, alors qu`il est soigné pour un début de tuberculose, il découvre avec éblouissement les oeuvres de Proust. Il admirera toujours passionnément cet écrivain et donnera sur lui une série de leçons à la faculté des lettres de Genève. Il rencontre aussi le musicien Darius Milhaud et compose avec lui deux hymnes : Hymne de Sion et Israël est vivant.

En 1921, son épouse accouche d`une fille Myriam Judith, puis tombe malade peu après, atteinte d`un cancer du système lymphatique; elle décédera en 1924 à l`âge de 29 ans.

En 1925, il se lie avec une ancienne amie de sa femme, Yvonne Imer; il entreprend pour elle la rédaction de son premier roman Solal :

" J`ai écrit mon premier roman pour une merveilleuse amie; elle m`admirait aveuglement bien qu`elle fut très intelligente... Cela m`agaçait un peu et je décidai d`écrire pour elle. Tous les soirs je lui dictais des pages, et c`était notre bonheur de chaque soir. C`était un don à l`aimée. Certains offrent des fleurs. Moi je lui offrais un livre ..."

Mais elle meurt en 1929, à 34 ans, victime d`une crise cardiaque. Albert Cohen quitte Genève pour Paris, publie Solal et sa pièce de théâtre Ezéchiel qui sera jouée avec succès.

Il épouse en seconde noce, en 1931, Marianne Goss et repart avec elle à Genève. Sur la demande de son éditeur, il rédige rapidement un second roman Mangeclous, en puisant dans ses réserves de pages manuscrites.

Son épouse ne l`aide pas dans ses travaux, mais sa fille Myriam lui prête une oreille attentive et il lui lit le soir des passages dictés le jour et dont ils rient ensemble.

Belle du Seigneur, ouvrage annoncé dans Mangeclous, ne verra le jour que beaucoup plus tard. L`écrivain est frappé par la guerre et l`exil; traqué par la gestapo à Paris, Cohen s`enfuit à Londres; avec l`aide d`amis, il sauve de justesse ses précieux manuscrits.

Sa vie privée n`est pas heureuse : la rupture avec son épouse est consommée et ils se sépareront en 1946; des ennuis de santé l`obligent au repos; sa mère décède en 1943, et dix ans après il pourra lui rendre hommage en écrivant Le Livre de ma mère :

" Je ne lui écrivais pas assez. Je n`avais pas assez d`amour pour l`imaginer, ouvrant sa boîte aux lettres, à Marseille, plusieurs fois par jour et n`y trouvant jamais rien.

Chérie, ce livre, c`est ma dernière lettre... je n`avais qu`à écrire dix mots et elle était là, magiquement. J`étais le maître de cette magie et je l`ai si peu utilisée, idiotement occupé que j`étais par des nymphes.

Tu n`as pas voulu écrire dix mots, écris-en quarante mille maintenant " .

 

En 1951, Albert Cohen quitte le Bureau international du travail; il a 56 ans et décide de se consacrer uniquement à son activité littéraire. Il reprend la rédaction de Belle du Seigneur, avec de longues interruptions dues à sa santé. Il a exprimé à plusieurs reprises sa hantise de la mort et sa crainte de mourir avant la fin de son roman :

" Tous mes livres ont été un combat contre la mort. Je pourrais dire que je vis ma mort et que je fais bon ménage avec elle  ".

Depuis 1947, Il a une nouvelle compagne, Bella, qu`il épousera en 1955 et à qui il dédiera Belle du Seigneur. Il ne pouvait vivre sans aimer ni être aimé, et surtout il ne pouvait écrire sans la médiation d`une femme.

Avec Belle du Seigneur, Albert Cohen a voulu peindre " une fresque de l`éternelle aventure de l`homme et de la femme "; cette intentionsurprit d`autant plus, à l`époque du nouveau roman qui condamnait le récit romanesque et l`exercice de l`imagination, que l`auteur de ce " roman illuminé de jeunesse et de vie " était âgé de 73 ans et menait une existence recluse à Genève.

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Albert Cohen avait une intuition très développée lui permettant une " identification à l`autre " immédiate et par conséquent une identification avec ses personnages de romans :

" Lorsque je suis devant un frère humain, je le regarde et soudain je le connais et, soudain, étrangement, je lui ressemble, je suis lui, pareil à lui, son semblable ".

Est-ce que Solal est l`écrivain lui-même ? Comme son héros, Cohen reçoit en robe de chambre et a l`habitude d`égrener un chapelet. Mais il nia cette assimilation, bien qu`il ait précisé lors d`un entretien : " Je suis en quelque sorte chacun de mes personnages "

 

Belle du Seigneur a été salué unanimement par la critique comme un monument littéraire exceptionnel, en dépit de quelques longueurs. Citons Pierre-Henri Simon :

" Un romancier, cela doit remuer de la vie, des idées, des passions, des mots, toute une pâte de boulanger de village où il y aura beaucoup de mie, épaisse et nourrissante, mais bien levée et bien cuite, sous une croûte croquante et chaude d`images poétiques, de métaphores hardies, de traits d`humour et de satire.

On trouve tout cela dans Belle du Seigneur, y compris des trucs contestables, des traînées de prose où le romancier se met à supprimer ponctuation et majuscules...



Mais une fois engagé, pris dans le récit, on lit, on veut lire encore, aller jusqu’au bout car Albert Cohen a, comme écrivain, un style qui impose son rythme et, comme romancier, une imagination qui impose ses personnages et leur histoire ".

 

Albert Cohen est le romancier de l`amour : l`amour de Solal et d`Ariane est dramatique car ni l`un ni l`autre ne sont à la hauteur de leurs rêves.

Presque la moitié du livre est consacré à la conquête de l`élue; puis viennent cinquante pages d`amour heureux, de " délire sublime "; ensuite commence le lent processus de désagrégation de l`amour, jusqu`à la mort; l`agonie des cinquante dernières pages est à l`image de l`enfer.

" Tout au long du livre, exactement comme un bourreau exécute sa victime, mais aussi comme un virtuose exécute une pièce de musique, l`auteur exécute le mythe de la passion amoureuse et fait expier à ses héros leur rêve mensonger d`un amour sublime et pur "

( Christel Peyrefitte ).

Dans son oeuvre, l`amour est conçu comme une faute tragique, la faute suprême; si l`amour n`est pas biblique, il doit être puni de mort.

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" Solennels parmi les couples sans amour, ils dansaient, d`eux seuls préoccupés, goûtaient l`un à l`autre, soigneux, profonds, perdus.

Béate d`être tenue et guidée, elle ignorait le monde, écoutait le bonheur dans ses veines, parfois s`admirant dans les hautes glaces des murs, élégante, émouvante, exceptionnelle, femme aimée, parfois reculant la tête pour mieux le voir qui lui murmurait des merveilles point toujours comprises, car elle le regardait trop, mais toujours de toute son âme approuvées, qui lui murmurait qu`ils étaient amoureux, et elle avait alors un impalpable rire tremblé, voilà, oui, c`était cela, amoureux, et il lui murmurait qu`il se mourait de baiser et bénir les longs cils recourbés, mais non pas ici, plus tard, lorsqu`ils seraient seuls, et alors elle murmurait qu`ils avaient toute la vie, et soudain elle avait peur de lui avoir déplu, trop sûre d`elle, mais non, ô bonheur, il lui souriait et contre lui la gardait et murmurait que tous les soirs, oui, tous les soirs ils se verraient " ( Belle du Seigneur ).

Albert Cohen retira, à la demande de son éditeur, la dernière partie de Belle du Seigneur et en fit un roman distinct, intitulé Les Valeureux ; sa lecture est importante car ce récit reste une partie intégrante du grand roman et se termine par un hymne à la vie qui tempère le pessimisme de Belle du Seigneur.

" O mes amis, vous ne pouvez pas savoir combien j`aime vivre ! A tel point, amis chéris, que j`accepterais d`être en prison toujours à condition que je reste en vie toujours ... et il alla plus vite, victorieusement, soudain à voix haute annonçant aux étoiles qu`il était Mangeclous, vainqueur éternel ".

D.G. ( février 2006)