par Xavier Lainé
Aborder aux rives hyperboréennes de nous-mêmes
à propos de Nichita Stanescu, Onze élégies, éditions Larbre à Paroles, collection Monde latin.
De lui rien ne transparaît sinon son apparence dhumain. Et quand on plonge à lintérieur, cest pour y découvrir un monde que tous ignorent. On na pas assez dyeux pour en faire le tour, pas assez de doigts, pas assez de quant-à-soi. On erre.
Sous la plastique de lêtre quelque chose vibre qui nous atteint parce quil est le miroir de notre âme. Et quand il parle, cest avec nos mots, ceux quon aurait aimé dire et qui ne sont pas venus, ou trop tard.
Ce que nous ne savons pas faire, cest pénétrer cette enveloppe charnelle et voir avec lucidité ce quelle nous cache de nous-mêmes. Entrer sous lécorce jusquau vertige; en parcourir les plus infimes détails sans cesse en mouvement.
Plongée vertigineuse dans lêtre aux dépens du paraître, dans lêtre là où il ne peut se cacher derrière les apparences quil veut bien se donner.
Car nous nous arrêtons, nest-ce pas, dès lors quil faut rompre les amarres et appareiller vers des rivages aussi inconnus, qui nous montrent dans notre crue nudité, sans fard, sans fioritures. Nous naimons guère apprendre à nous connaître, car notre réalité parfois nous fait peur. Nous napprécions pas dêtre démasqués.
Le poète, quand il ne nous invite pas à plonger dans nos racines terrestres, nous propose dentrer en nous-mêmes, non pour nous vomir, mais pour boire à la source de nos errements. Il nous invite à ce voyage qui commence au-delà de nos chairs. Et nous voyageons avec Lui. Qui est-il? Nul ne sait sinon lauteur de ses jours, de ses mots.
Lui, il commence par soi et finit
par soi. Ne lannonce aucun nimbe, aucune queue
de comète ne le suit.
De lui,
rien ne perce au dehors;
cest pourquoi il na de visage
ni de
forme. Il ressemblerait en quelque sorte
à la sphère,
qui a le
corps le plus plein,
enrobé dans la plus étroite peau possible.
Mais il na même pas
autant de peau que la sphère.
Suivons le guide donc, bienvenue en ce monde surréel où le corps se transcende , où tout devient matière et sévapore en autre chose d'indéfinissable. Mais cest de nous mêmes que jaillissent les divinités. Nous voici aux prises avec nos dieux tutélaires, ceux qui prennent la place de nos manques, ceux qui nous font sentir nos absences. Car, dans chaque creux darbre on mettait un dieu.
Pour oublier on sendort et puis on se réveille. Sortir des songes nest pas chose aisée, mais voici que notre regard nous porte au-delà de notre séjour onirique. Le réel et limaginaire se confondent et se donnent la main pour nous convier au voyage. Nous avions cru un instant pouvoir échapper à notre condition dhomme. Nous croyons si souvent pouvoir lui échapper, nest-ce pas? Mais quand enfin nous imaginons pouvoir y parvenir, nous retrouvons notre incarnation première, nous revenons à ce que nous sommes.
Je retombais à létat dhomme
vite, jusquà me heurter
à mon propre corps, douloureusement
surpris de le posséder.
Notre enveloppe charnelle serait-elle donc cette prison, cette punition dexister, ou de tendre à sublimer notre réel si misérable? Ne serait-elle que condamnation à léternelle souffrance de ne jamais parvenir au divin que nous appelons de nos incantations perpétuelles?
Nous voici soumis à souffrir de ce partage entre notre être viscéral et le réel que nous percevons. Lun et lautre se mènent en nous-mêmes une lutte sans merci. Ils nous brûlent de leur lutte constante, ils nous condamnent à déternelles souffrances.
Mais partout en moi, il y a des bûchers
En
attente
Et damples processions sombres
Avec un nimbe de douleur.
Nous voici brûlés à notre propre flamme, tentés de revenir au réel, mais un réel qui nous rend aphasiques, sans voix, muets devant notre destinée. Que sommes nous pauvres humains, avec notre prétention à défier le monde? Que sommes nous sinon la preuve irréfutable de notre partage entre nos rêves et le réel que nous touchons de nos mains, que nous voyons de nos yeux? Partagés que nous sommes, il nous faut la douleur pour exister. Nous avons tout, pourtant,
Tout pour embrasser,
minutieusement,
tout,
pour tâter les paysages innés
et pour érafler
jusquà sang
dune présence.
On entre alors de plain-pied dans le chant des origines. On retrouve, dès lélégie huitième, le chemin qui nous relie à la mémoire ancestrale, nous plongeons dans locéan onirique de nos origines; cest lui qui nous porte aux confins du poème. On ne lit pas, on dévore, un flot constant nous emporte, et derrière les mots, derrière nos maux, se dresse la fresque hyperboréenne de nos origines. Nous voici en des temps de glaciation, soumis à la révélation troublée dun univers sans limite, sans contraste. Nous avançons en aveugle à la recherche de nous-mêmes. Nous ne nous rencontrons jamais. Tant que nous séjournons en nos hivers, nous ne nous rencontrerons jamais.
Il nous faut pour cela aborder aux rives du printemps, nous laisser conduire enfin au contact charnel avec la terre. Y déposer notre enveloppe, en humer toute la fraîcheur, la tendresse, et rejoindre Nichita Stanescu:
Sappuyer sur sa propre terre
quand on est semence, quand lhiver
liquéfie ses longs os blancs
et que se lève le printemps.
Sappuyer sur son propre pays
quand, homme, on est seul, quon est ravagé
de
non-amour
ou simplement lorsque lhiver
se décompose et le printemps
meut son espace sphérique
pareil au cur,
de soi-même vers les marges.
Entrer nettoyé dans les travaux
de
printemps,
dire aux semences quelles sont semences,
dire à la terre quelle est la terre!
[...]
Etre semence et sappuyer
sur sa propre terre.
Merci, poète, de nous conduire en tel territoire, merci pour le rêve et l'insondable luminosité du poème. Que deviendrions-nous si vos mots, poètes, ne venaient nous chanter notre berceuse avant que daborder au territoire des songes. Chaque poème tend à nous rendre plus humain, cest notre ultime libération.
Xavier Lainé
La Burlière, Ferrages de Guilhempierre, Manosque
30 avril
2004