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Victime des autres, bourreau de soi-même - Guy Corneau
par Xavier Lainé

Corps

éditions Robert Laffont


Plonger à la source somatique et psychologique de toute violence



"Croyez-vous que la guerre pourrait exister dans le monde si elle ne reflétait pas ce qui se passe en chacun de nous?" Quelle attention pouvons-nous porter, justement, à ce qui se passe en chacun de nous? Quelle peut être la traduction de cette tendance guerrière et quelle traces ont laissé le souvenir des conflits? Suffit-il de s'attaquer à la source psychologique de la violence pour la juguler? Ou devons-nous aussi porter attention à l'inscription somatique : la violence que nous nous faisons, traduite corporellement est la traduction somatique de nos conflits plus profonds?

Que de questions soulevées dès l'abord, que de recherches sans doute à mener, de relations à tisser pour explorer plus avant l'inscription de la violence en nous-mêmes et notre capacité à en prendre conscience pour ainsi poser les jalons de ce qui pourrait être enfin une culture de paix!

Observons donc: l'une de nos recherches, qui nous est commune, est bien celle de la gloire. Nous sommes prêts à tout pour l'obtenir. Nous n'en voyons bien souvent qu'un aspect, celui de sa traduction financière. Car la gloire pour la gloire nous importe peu. La motivation d'une telle quête pourrait être celle-ci: l'orgueil. Car dans une culture de l'ego, nous voici prédisposés à cultiver l'orgueil afin d'en tirer tous les bénéfices. Lorsque nous parlons de gloire, il s'agit pour nous de caresser notre orgueil dans le sens de l'ego. Or, nous dit Guy Corneau, "la gloire n'est pas nécessairement source d'orgueil, et la non gloire n'est pas gage d'humilité". Nous retrouvons ici quelque chose de déjà évoqué à la lecture de Gurdjieff et de sa définition des hommes remarquables: "Seul peut-être appelé remarquable l'homme qui se distingue de son entourage par les ressources de son esprit et qui sait contenir les manifestations qui viennent de sa nature, tout en se montrant juste et indulgent envers les faiblesses des autres." Gurdjieff sur la même longueur d'onde que Corneau? Peu importe, mais il me vient ce rapprochement audacieux. Nous croyons parvenir à un statut de reconnaissance par la recherche de la gloire absolue, nous croyons parvenir à l'humilité en la fuyant. Or ce qui compte est ailleurs, hors du champ de cette dichotomie étroite entre gloire et non gloire. La gloire qui nous est proposée n'est pas le véhicule le plus approprié pour parvenir au bonheur. Et nous nous jetons tous, tête baissée, sur ce miroir aux alouettes, nous oublions que ce qui nous fonde, ce qui fonde notre humanité, c'est le lien, c'est ce qui nous relie à nous-mêmes, aux autres, à l'univers qui nous entoure. C'est ce lien qui a permis la survie d'une espèce pourtant si incomplète à sa naissance. Nous étions les plus fragiles, nous voici au sommet de notre gloire, arrogants et sûrs de nos actes, semant la graine de notre propre destruction si nous ne prenons pas conscience.

Prenons donc conscience de ce qui nous fonde, de ce qui nous bride dans cet élan novateur. Plongeons à la source, considérons qu'une source peut nous paraître unique quand elle est faite d'une multitude de petits ruisseaux, tous plus anonymes les uns que les autres. Devenons ces chercheurs de paix dont l'humanité a tant besoin. Sans doute tomberons nous alors sur une source autrement plus belle et féconde car elle nous conduit au bonheur d'exister, simplement. "Toutes les fois qu'un être est aligné sur les élans universels et en devient un protagoniste conscient, il connaît le bonheur, il connaît la "gloire" dont nous parlent les mythes. Cet être connaît un état d'union et d'unité avec l'humanité et avec l'univers qui le libère et le rend disponible pour la véritable joie de vivre." Quelle est la nature de ce lien? Passe-t-il uniquement par notre perception psychique de notre accord avec l'univers? Quelles sont les voies de passage qui nous permettent de percevoir cet accord profond?

J'ose affirmer que tout passe par notre corps et y revient. Non pour vous convaincre d'une primauté du corps sur le reste de notre individualité, mais pour avancer l'idée d'une unicité de notre être comme être somatique dont aucune des fonctions ne peut être séparées des autres sans porter atteinte à l'intégrité de l'ensemble.

Or observons: ce qui nous bride et nous éteint à nous-mêmes, c'est la non créativité. Nous sommes peu à peu privés de cette capacité qu'ont les enfants de s'émerveiller et de créer. Car un enfant crée son univers aussi sûrement que nous le détruisons. Peu à peu, par appropriation de règles imposées de l'extérieur et vécues comme telles, l'enfant perd sa sensibilité à la nouveauté, il refoule dans les profondeurs sa sensibilité et son pouvoir créateur. Je parle de refoulement, et c'est au sens purement freudien que je le dis.

Guy Corneau nous invite à une exploration dans le même sens: "Au premier rang des nécessités de l'être, pourrait-on dire, vient assurément l'élan d'expression individuelle. Lorsqu'un être se trouve empêché d'expression, bâillonné en lui-même, dans sa nation ou dans son couple, il est malheureux. Que l'inhibition vienne de l'extérieur ou de l'intérieur, elle entrave le bonheur." Or, nous n'avons pas toujours été ces êtres appauvris dans leur expression. Quelle est la motivation profonde, puisée, à la fois en nous-mêmes et dans l'inconscient collectif qui nous mène à cette appauvrissement? Bien sûr, on peut toujours invoquer la société comme une entité qui nous serait distincte. On peut toujours se considérer comme victime d'un monde dont nous ne serions pas responsables. Mais n'est-ce pas au fond appauvrir encore notre recherche. Qu'est-ce qui nous fonde à accepter que nos enfants, comme nous-mêmes voient leurs capacités créatrice peu à peu s'effacer devant un pragmatisme conformiste, qui les rend sujets d'un monde qui leur devient peu à peu extérieur, leur véritable motivation d'exister restant prisonnière d'eux-mêmes?

"Le mouvement expressif rapproche de la vie, même si la personne ne comprend pas exactement le sens de ce qu'elle fait", nous dit Guy Corneau. Ne faut-il pas chercher dans ce fondement l'animosité contre tout ce qui diffère du conformisme ambiant? Ne faut-il pas chercher là le rejet hélas de plus en plus répandu de toute velléité à se créer un monde différent (rejet des artistes, rejet des chercheurs, rejet de la pensée)? Etrange coïncidence que ces rejets viennent au moment où chacun est en quête, au fond de lui-même, d'une autre parole qui le fasse renaître au monde. Car comment expliquer le profond malaise, les troubles comportementaux de plus en plus visibles sans comprendre qu'il y a là une profonde souffrance née de la frustration d'exister en tant qu'être autonome, capable d'inventer sa vie, refusant d'être un objet dans un monde extérieur? Mais en même temps, il y a comme une résistance forcenée à prendre conscience de cette absence de mouvement qui nous fait mourir, à nous-mêmes, et au monde. Car nous ne pouvons avancer sur cette terre qu'à la condition de percevoir plus finement, sans jamais en atteindre la compréhension totale, du sens de notre mouvement. "Cela vient du fait que notre univers est mouvement et que lorsque nous stagnons, nous sommes en porte-à-faux avec la réalité universelle. Le mouvement d'expression, parce qu'il est d'abord et avant tout mouvement, facilite la reprise du flux vital", ajoute Guy Corneau. Nous dirons la même chose, en ajoutant cette subtilité d'un glissement sémantique: parce que tout est mouvement, nous sommes faits de mouvement; tout ce qui vient restreindre le mouvement est un mur dressé devant notre capacité d'expression. Il s'agit là, encore une fois, non de réduire l'être à son expression corporelle, mais bien voir l'expression corporelle comme le champ de la réalisation ou non de notre unicité comme être somatique. Affiner le sens du mouvement, en percevoir la capacité libératrice, c'est donc œuvrer à l'unicité de l'être comme être incorporé.

Etres incorporés, ce qui nous distingua des autres espèces, alors que nous étions vraisemblablement la plus faible, la plus fragile, ce fut notre capacité à nous organiser en société, à créer du lien social, par ce que ce mode d'organisation nous permettait de développer comme capacités créatrices favorables à notre survie. Car notre survie ne fut pas l'effet du hasard, ou d'une particulière aptitude à combattre, elle fut le fruit de notre formidable capacité à inventer les modes d'organisation les plus efficaces pour la préservation de l'espèce.

"L'être humain est un animal social, et la participation à une société contribue à son bonheur." Par renversement de cette proposition, nous affirmons qu'une société qui ne permet pas l'épanouissement de toutes les capacités créatives de l'être humain est une société qui perd du sens, qui asservi. Mais cet asservissement n'est que l'expression de notre propre asservissement et emprisonnement , notre perte de sens. Dès que nous perdons le sens de notre existence, nous perdons celui de notre capacité à vivre en société, et, bien sûr, il se trouve toujours des âmes dont la capacité d'adaptation profite de cet état de fait, augmentant encore l'asservissement. Créer, inventer, bousculer les conformismes pour s'inventer la société dont notre être somatique a besoin est donc une impérieuse nécessité. Car, "le sentiment que notre vie sert à quelque chose est, à n'en pas douter, une facteur de sérénité."

Or où puiser ce sentiment d'utilité, sinon en nous-mêmes. Attendre que la société par elle-même change, c'est persister dans l'inattention à soi. C'est refuser de se percevoir acteur de la transformation du monde. C'est se fragiliser, se mettre en situation de victime de ceux toujours prompts à s'occuper de nos affaires à notre place. "Le peu d'attention que nous portons à notre propre personne nous met à la merci de ceux qui veulent bien se préoccuper du sort des autres, parfois dans le dessein d'exercer sur eux un pouvoir." Ne pas plonger dans la connaissance de soi, dans une perception fine de notre être holistique, c'est se placer d'emblée en victime des autres et de la société. C'est se placer en situation d'objet et non de sujet agissant, capable d'action pour sa propre survie. Tuer en nous le créateur c'est se placer en esclave d'un monde dont peu à peu nous perdons l'idée même qu'il pourrait être à notre ressemblance. C'est nous jeter dans les bras de la camarde quand il faudrait développer les forces de la vie. Car, "nous sommes essentiellement des êtres créateurs et lorsque nous créons, nous nous sentons vivants". C'est ce qui me pousse à écrire, et, me donner le temps de laisser venir l'acte d'écrire me constitue vivant aux yeux du monde. Il en est ainsi de toutes formes d'expressions. Le but n'est pas d'en retirer la moindre gloire, mais d'en retirer la satisfaction d'être, d'être totalement.

Ce qui caractérise le vivant, c'est sa mobilité. C'est aussi sa faculté de se transformer, d'évoluer, de s'adapter sans cesse au monde qui l'environne. Tout ce qui vient limiter la mobilité est une contrainte mortelle. "Nous avons besoin de bouger. Parce que nous sommes des êtres en transformation constante. Parce que nous sommes des êtres de création." Hors de la mobilité, de l'adaptabilité et de la transformation constante, point de vie possible. Nous rejoignons ici les recherches entreprises par quelques scientifiques de renom et qui établissent avec rigueur les données de notre inconstance, de notre impermanence: ce que nous croyons être établi ne l'est jamais vraiment; entre l'instant ou je me pose devant mon écran et le moment où mes doigts viennent effleurer le clavier, mon être somatique a déjà changé, des millions de cellules en moi-même sont mortes, d'autres sont nées qui me font être ce que je crois être à cet instant. Ce qui persiste c'est l'impérieuse nécessité de l'adaptation et seul le mouvement vient nous permettre d'y accéder.

Lors, de quel mouvement parler, sinon de celui qui nous conduit d'une vie plate et sans relief, à celle infiniment riche de l'acte créateur? Créer, est-ce se sauver seul de l'ennui de plate vie? Quel rôle peut bien remplir l'acte créateur, sinon celui de participer à une rédemption, à une renaissance de nos comportements, à un réveil, en nous, de cette révélation? "On peut penser que, si un artiste voulait que son art le libère véritablement, il devrait passer d'une création inspirée par les manques, les peurs, les blessures et les besoins, à un acte qui reflète les maux et les joies des autres et finalement l'universalité de l'être." Or, sur quoi butons-nous ces temps-ci dans nos pratiques artistiques, sinon sur cette désaffection de l'art, d'un art centré sur nos manques et nos défaillances, sur nos peurs, nos blessures narcissiques, les besoins d'un ego tout puissant? Ouvrir notre pratique aux autres, leur tendre le miroir de l'âme pour qu'ils y reconnaissent leurs propres blessures, leurs propres maux sinon leurs propres mots, qu'ils y puisent la joie d'exister en lien avec les autres, qu'ils y découvrent leur universalité aussi diverse que les facettes du miroir tendu, l'enjeu est de taille qui nous permettrait de sortir enfin de l'ornière, de contribuer par nos œuvres à un réveil de l'humanité profonde.

Car c'est une participation au monde que de créer. Créer une œuvre, créer une pensée, se créer un univers, une vie, une manière d'être. C'est de cette participation au monde que nous vivons et non de la poudre aux yeux jetée par une immédiateté rentabilisatrice.

Au-delà de cette participation, nous en sommes. Car indissociablement nous voici noués à cet univers qui nous porte et nous supporte. Nous voici rivés à notre plus infime partie qui vient et retourne à cet univers. A chaque instant nous sommes et ne sommes pas. A chaque instant nous vivons et mourrons au monde. Nous faisons indissociablement partie de ce qui gravite autour et avec nous. "Nous ne faisons pas que participer au monde", nous dit Guy Corneau, "nous sommes le monde. Or le monde que nous connaissons est animé par un immense mouvement de transformation perpétuelle. Nous sommes donc ce mouvement de transformation." Et tout ce qui vient nous bloquer, verrouiller, entraver notre mouvement est un lent mais certain glissement vers une mort pire que la mort, celle qui nous enferme en des vies étroites, privées de sens, incapable de participer à son auto création, incapable de se transformer, et nous rendant de ce fait incapable de nous adapter aux changements du monde.

Nous voici donc, contraint par la nécessité de la vie d'être les créateurs de nos existences; à nous donc de savoir en faire usage, de savoir examiner ce qui, de nous, contribue à la qualité du monde environnant. En soi, voilà déjà un programme qui pourrait emplir une voire même plusieurs vies si nous ne nous laissons pas aveugler par des objectifs aussi futiles que le confort et la sécurité obsessionnelles du moment.

Voilà de quoi se construire un idéal porteur de profondes modifications de nos propres comportements. Voici de quoi tendre vers ces hommes remarquables décrits par Gurdjieff et par les mythologies anciennes. Car à quoi nous invitent les mythes et mythologies, les quêtes philosophiques et religieuses sinon à cet idéal d'être capable de sa propre transformation. Transformation, non dans un lendemain éthéré, mais dans une vie palpable susceptible de nous faire exister à nous-mêmes.

"Les êtres qui ont de l'idéal ont plus de chances que les autres de connaître le bonheur, parce qu'ils respectent des valeurs qui les dépassent." Il ne s'agit pas seulement de valeurs, car le monde, l'univers, les relations et interrelations nouées en permanence et à notre insu sont autant de réalités, qui, même avec notre compréhension, appréhension scientifique importante, nous dépasse. Car nous savons ce que nous savons: que notre ignorance est immense en regard de cette réalité qui nous saisit.

Car nous croyons en des refuges illusoires. Nous croyons en des valeurs incertaines. Nous courrons après un bien-être dont la stricte matérialité nous rive au sol, nous immobilise par peur de perdre le peu acquis sur cette terre. Nous nous croyons arrivés dès lors que nous avons construit notre maison, notre famille, notre carrière. Nous mettons des bornes à notre existence. Mais c'est du pur conformisme. Nos parents nous ont inculqué ces fausses valeurs et nous croyons judicieux de les transmettre à notre tour. Si nous regardions le sens du monde que nous construisons ainsi, nous pourrions bien douter de la véracité d'une telle démarche. Car plus nous avançons dans cette course, et plus le bonheur semble nous fuir, car "la course effrénée au plaisir immédiat n'est pas garante de bonheur". Est-ce à dire que tout serait effort et frustration. Que la voie du bonheur serait pavée des pires conditions d'existence, qu'il faudrait s'imposer des règles spartiates d'existence pour y accéder? C'est la proposition formulée depuis des générations, depuis que nous avons décidé de confier notre corps aux marchands et notre âme à l'église. Et le bonheur persiste à nous fuir, irrémédiablement, comme si l'accumulation des biens et du confort matériel nous rivait davantage à notre matérialité et nous éloignait toujours plus de notre être réel, notre être somatique.

Les mots sont lâchés: nous voici devant notre réalité, capables d'être corps, corps vivant de besoins vitaux, corps sculpté de rêves infinis, corps frustré de désirs insatiables, corps pensant, corps croyant, nous voici incorporés et cherchant dans des spiritualités le moyen d'échapper à notre propre condition. Nous voici rêvant de ne plus être que de purs esprits, échappant enfin à cette corporéité qui nous rive à nos errements. Ce que nous cherchons à fuir c'est notre profonde schizophrénie, cette ligne de partage qui en nous nous fait basculer, tous autant que nous sommes de Mister Jekill en Mister Hyde, nous sommes Faust, nous sommes les fossoyeurs de nos vies, nous en sommes aussi les rédempteurs. On peut toujours nous répéter à l'envie: "fais un effort, tiens toi droit", nous ne savons pas ce qu'est la droiture, et pour plaire nous faisons des efforts, inconscient de l'enfer dont nous descendons peu à peu les marches. Nous voici au bord du Styx, prêts à regarder derrière nous pour regretter ce que nous n'avons pas su faire, incapables de plonger dans les eaux profondes de nous-mêmes pour y voir toute les potentialités dont nous sommes le siège.

Tout est mouvement donc; le mouvement est indispensable à la vie, sans lui, c'est la partie mourante de nous-mêmes qui domine. Prendre conscience de ce que nous sommes, entrer en relation étroite avec ce qui nous meut et nous émeut, c'est déjà entrer dans notre capacité d'être en relation avec le monde, et l'univers. Mais prendre conscience c'est aussi entrer en mouvement, c'est ne pas se contenter de se situer en victime, devenir constructeur de soi, bâtisseur du monde que nous souhaitons. Entrer dans le champ actif de la conscience, c'est changer quelque chose à ce qui nous fait exister au monde. "La conscience change d'emblée quelque chose. Elle est l'amorce d'un mouvement intérieur".

Amorcer la descente en nous-mêmes pour mieux être au monde, non pour le repli frileux, c'est ouvrir les vannes d'une gloire sans doute invisible aux yeux du monde superficiel, mais au combien plus riche: "Vivre dans la gloire consiste [...] à vivre dans le pouvoir du moment présent, le cœur disponible à la beauté des êtres et de l'univers, en s'aidant de notre imagination et de nos représentations mentales pour donner sens à notre action. Vivre dans la gloire consiste à vivre en harmonie avec les élans fondamentaux, à les goûter en soi et à les exprimer le plus pleinement possible. Vivre dans la gloire consiste à vibrer d'amour, sans raison, le cœur débordant du plaisir de l'union." Point de vaine gloire à celui qui entre sur ce chemin, on commence par un petit mouvement, une petite attention à soi, et le regard soudain change, son champ s'élargit, quelque chose nous met à distance de l'enfer, car nous prenons conscience que l'enfer est en nous, que si nous le laissons nous envahir, il devient aussi un enfer en-dehors de nous.

S'agit-il de chercher une harmonie béate? S'agit-il de s'isoler du monde en quête d'une vérité que nous serions seuls à détenir? Il faut chercher plus finement, puiser en nous-mêmes ce qui nous guide à la rencontre de l'autre, de l'autre comme un autre moi-même, de l'autre, miroir de mon âme.

Puiser en soi la force de se regarder dans son horreur, mais aussi puiser en soi la force de découvrir des trésors oubliés, enfouis, ignorés, refoulés par des conventions sociales opposées à notre propre épanouissement. Prendre conscience de notre enfer, c'est aussi prendre conscience de notre paradis, de ces forces puissantes de création qui nous animent, qui nous caractérisent comme êtres humains capables encore d'évoluer, et d'appartenir plus pleinement à la communauté universelle.

"Nous portons en nous une splendeur oubliée. Nous sommes splendeur oubliée, négligée, laissée pour compte. Nous sommes lumière voilée. Nous sommes créativité frustrée. Nous sommes des élans de joie qui attendent leur délivrance. Ce ne sont pas les autres qui ont oublié notre splendeur, c'est nous-mêmes. Tenter de la faire reconnaître par autrui en la faisant valoir par tous les moyens relève d'une terrible méprise et, en fait, d'un mépris inconscient de soi."

C'est de ce mépris inconscient de soi que naissent toutes les violences. C'est de cette violence infligée à nous-mêmes que jaillissent les conflits. C'est de l'accumulation de ces conflits que surviennent les guerres. Sans cette guerre que nous nous infligeons, point de grandes guerres. Sans cette guerre larvée menée dans l'aridité de nous-mêmes, point de sang versés en des pays lointains. Ici réside notre historique responsabilité.

Car nous sommes responsables de nous-mêmes et de toute l'influence, positive et négative que nous mettons en marche. Rien ne nous distingue de ceux à qui nous voudrions, dans une dernière passation de pouvoir, confier toute la responsabilité. Ils ne sont que notre ultime miroir, ils nous ressemblent comme deux gouttes d'eau; ils sont nos frères dans cette quête désespérée d'une responsabilité qui nous échapperait à jamais.

Nous sommes, je suis responsable de toutes les guerres, de toutes les violences, celles souterraines qui gangrènent mon état d'être, celles qui jaillissent au grand jour de notre désespoir d'être humain, enfin.

Cette lourde responsabilité ne relève pas d'une fatalité, d'une sorte de péché originel impossible à expier, et qui nous livrerait à nos turpitudes sans fin, et sans espoir. Prendre conscience de ce que nos corps expriment, parfois plus encore que nos paroles, prendre conscience de cette réalité d'un monde dont la source profonde est en nous-mêmes, c'est travailler déjà à en changer la nature. Car il s'agit bien là du miracle du vivant, que dès l'instant que nous en changeons ne serait-ce qu'une infime parcelle, la vie s'en trouve changée parfois radicalement.

C'est toute la résonance de notre réalité biologique avec les notions de système complexe, de variations infimes favorisant l'émergence de phénomènes massifs capables de changer la face du monde. Il n'y a dans ce contexte aucun désespérance à maintenir. C'est un formidable chant d'espérance que nous murmure la belle continuité de la vie, son adaptation à toute les mutations, à toutes les variations connues.

Rien de fatal donc, rien d'hérité une fois pour toutes. Prendre conscience de l'héritage et de l'acquis, voilà une partie du travail à accomplir. Sur ce chemin, la prise de conscience de ce que nos mouvements disent, de ce que nos comportements racontent, faire entrer dans le champ de notre conscience ce qui relève du non verbal, du non exprimable par la pauvreté de notre vocabulaire, c'est un moyen mis à notre disposition pour parfaire cette formidable capacité d'adaptation à l'avenir.

Prendre conscience de nos traits de caractères, ceux qui s'expriment dans nos paroles, et ceux chuchotés par nos corps, découvrir cette réalité fine de nous-mêmes c'est accéder au bonheur d'être porteurs d'espoir. "Si les traits de caractère que nous avons en partie hérités et en partie acquis dans l'enfance ne pouvaient être remis en question, il n'y aurait pas d'espoir. Nous serions irrémédiablement soumis au sort qui nous est échu et condamnés au malheur. En revanche, si nous pouvons prendre conscience de la nature des rôles que nous empruntons, les racines du changement peuvent se développer; nous sommes alors à même d'espérer un bonheur plus grand."

Prendre conscience des rôles empruntés, prendre conscience des rôles sincèrement interprétés, prendre conscience des jeux et de leurs racines, apprendre de la sorte à être plus pleinement nous-mêmes, apprendre à sentir ce qui nous met en résonance intime avec le monde qui nous entoure, non comme un monde définitivement extérieur, mais comme un univers buvant au puits de ce que nous sommes, apprendre à être humains comme nous avons déjà su le faire en des temps reculés: car nous savons aujourd'hui que l'humanité n'a pas toujours vécu dans la violence et la mort, qu'elle a su, ici ou là, s'organiser en civilisations fondées sur le partage et la vie. Nous savons, qu'attendons-nous pour avancer?

Apprendre à être humain, c'est apprendre à vivre avec soi-même, apprendre à se connaître. Se connaître ce n'est pas simplement se pencher sur les modes de comportements mentaux, c'est entrer en contact intime avec ce qui se noue en nous-mêmes comme êtres somatiques, êtres incorporés. On peu très bien proclamer sa non violence et se faire violence par des attitudes de mépris du corps, on peut proclamer sa non violence et adopter des comportements corporels qui trahissent le contraire de notre proclamation. Il résulte de ces attitudes un divorce profond entre ce que je crois pouvoir être, et ce que je suis. Je peux intellectuellement désirer la paix et la non-violence, mais tant que je mènerai mon corps avec la dureté du soldat préparant la guerre, c'est à la guerre que je me préparerai. Je peux appeler de mes vœux une modification des relations humaines, je peux même y travailler quotidiennement, m'en faire une ligne de conduite irréprochable, mais tant que je ferai de mon corps quelque chose d'extérieur à moi-même, tant que je le mènerai à la dure pour qu'il me suive coûte que coûte dans mes errements intellectuels dés incorporés, quelque chose me trahira qui ne viendra pas des autres mais de moi-même.

Je peux donc m'affirmer par une forte personnalité présente sur le terrain de la non-violence et exprimer corporellement une individualité contraire. Car "l'individualité véritable exprime l'universalité. L'individualité est incarnation et spécification de l'élan vital universel. Alors que la personnalité est incarnation des besoins et des peurs. L'individualité représente une ouverture de l'être sur sa nature fondamentale, la personnalité relève d'une fermeture et d'une contraction." Il y a donc une invitation à entrer dans la communion avec soi-même pour prendre connaissance de cette subtile différenciation. Il y a ce que je crois affirmer dans ma personnalité, et il y a mon individualité. Il y a ma façon d'être intellectuellement désincarné, et ma façon d'être incarné. Il y a alors ma façon d'être au monde avec l'acharnement des tribuns, et ma façon d'être moi-même en accord avec moi-même présent au monde pour ce que je suis dans mon individualité incarnée.

Vivre pleinement ce n'est pas rejeter telle ou telle partie de nous-mêmes ou tel ou tel comportement, c'est entrer en contact avec un tout qui nous constitue et nous fait être avant toute prétention d'exister. C'est donc une invitation à entrer dans ce contact intime et non verbal avec nous-mêmes que l'on trouve en particulier dans toutes les méthodes de l'enseignement somatique (Mathias Alexander, Gerda Alexander, Moshe Feldenkrais, etc...).

Car si nous entrons ainsi en contact intime avec nous-mêmes, c'est notre mémoire globale que nous contactons. Que pourrait être cette idée de mémoire globale? Ce serait un ensemble d'éléments en interconnections étroites, concernant à la fois notre système nerveux central et périphérique, notre système hormonal (cerveau primitif), notre système sympathique et parasympathique, notre sensibilité profonde et superficielle, nos tissus et nos cellules; l'ensemble fonctionnant comme un système complexe, d'où émergerait notre mémoire. C'est cette mémoire globale, dont certains éléments nous échappent le plus souvent (nous avons appris que nous avions une mémoire cérébrale capable de restituer les poèmes de notre enfance, mais nous ignorons les voies de sensibilité corporelle qui alimentent celle-ci), qui nous permet une certaine survie, la mise en route de nos réponses adaptatives au milieu ambiant. C'est ainsi que Guy Corneau peut affirmer: "Au centre de chaque individu, vraisemblablement au cœur de chaque cellule, se trouve la marque de l'univers." Car au fond, si nous portons en nous la mémoire de tout ce que nous avons vécu, la trace de tous nos événements fondateurs, nous portons aussi vraisemblablement la trace de nos origines les plus lointaines, cette mémoire enfouie étant le lieu de contact entre nous et l'univers d'où nous venons et dans lequel nous évoluons.

Refusant de voir et d'entendre, nous adoptons un comportement de lâcheté envers nous-mêmes. Nous fuyons notre responsabilité d'humain, nous la remplaçons par des responsabilités partielles et partiales qui ne sont que fragments, parcelles closes pour ne pas nous voir à l'unisson du monde.

Fuyant notre responsabilité, nous nous replions par peur d'être démasqués, de recevoir les mauvais coups, par peur d'apparaître différents aux yeux du monde. Nous sombrons dans la monotonie et l'ennui, nous refusons de laisser s'épanouir l'être créateur qui sommeille en nous.

Avec Guy Corneau, nous sommes alors fondés à nous poser la question: "Je me demande combien de lâchetés sont commises chaque jour dans le monde par des individus qui ont peur des coups et qui désirent simplement ne pas être perçus comme différents... Je me demande combien il y a d'atrocités commises en chacun de nous chaque jour pour plaire aux autres et par peur du rejet..."

Car dans un monde violent, être sujet de soi-même, ne pas s'en laisser compter, laisser jaillir sa fantaisie artistique et créatrice, c'est mettre à mal tout le système. Se replier, se verrouiller, refuser de s'épanouir comme individualité agissante sur son environnement, c'est apporter de la violence à la violence, c'est se faire violence et fermer les yeux sur celle faite aux autres.

C'est cette résistance à la perception de nous-mêmes comme individualité différente qui est le germe de toute violence. Vouloir unifier les pensées, les actes et les comportements dans un conformisme toujours plus exigeant, c'est semer les graines de toute les désespérances. "La résistance à la perception et à l'acceptation des différences individuelles est cause de la plupart des conflits tant domestiques que nationaux". Ne pas se percevoir différent des autres par peur de se distinguer de la masse obscure, c'est aussi refuser aux autres leurs propres différences. C'est ici que commence l'exclusion, exclusion de soi comme germe de l'exclusion des autres.

Car nous regardons les exclus comme des intrus dans notre monde, nous nous imaginons que cette situation est le résultat de conditions psychologiques, sociales, économiques. Mais que faisons nous pour combattre l'exclusion? Nous faisons des discours, nous puisons dans le vent des solutions qui nous sont extérieures. Regardons donc ce que nous excluons de nous-mêmes, comment procédons nous pour nous couler, à grand cris d'orfraies contre les exclus, dans un mode de fonctionnement qui ne nous distingue plus de la masse. Considérons que tout ce qui nous uniformise, contribue à nous faire exclu potentiel car incapable de nous adapter à un monde qui évolue sans nous. Travaillons donc à ne plus rien exclure de nous-mêmes, à prendre en compte tous les éléments de notre individualité, car être, exister, c'est être différent.

"Nous croyons que les exclus viennent de l'extérieur," nous dit Guy Corneau, "que nous pouvons nous en débarrasser en leur fermant la porte de nos maisons et de nos pays, mais ils vivent en nous. Ils représentent les parties de nous que nous ne voulons pas voir. Ils nous protègent d'un monde solaire, propre, tout beau mais désertique." Ce qui nous fait rejeter ce que nous ne pouvons voir, c'est ce que nous ne pouvons voir en nous. Car nous admettons d'être beau, propres, riches, célèbres, intelligents, nous admettons moins ce qui ne nous glorifie pas aux yeux du monde. Car pour nous la gloire n'est que luxe, calme et volupté, alors qu'il en est une plus fiable qui nous échappe sans cesse car nous confondons frivolité avec vitalité.

"La peur de l'autre, c'est toujours la peur de l'autre en soi." Et nous nous penchons sur nous mêmes avec commisération, nous nous plaçons en victime de la société, des patrons, du monde, nous ne voyons pas que c'est en nous que commence la désescalade, la descente aux enfers de la violence.

Je dis nous, mais c'est encore dilution de moi-même dans un anonymat absurde: voyez comment je procède; je me fond dans une masse pour ne pas dire qu'en moi résident les mêmes maux, les mêmes turpitudes. J'ai en moi de ce docteur Jekill et de ce Mister Hyde, et moi aussi, je cherche à échapper à cette réalité peu reluisante, moi aussi je nourris la violence par la violence que je me fais.

"Un être ou une nation qui connaît ses propres élans destructeurs constitue un danger moindre que celui qui ne se reconnaît aucune propension à la destruction." Car c'est dans la prise de conscience de ce que je suis et fait que réside le début d'un changement de paradigme. C'est parce que je sais voir en moi les forces nocives que je peux leur mettre la bride au cou, et favoriser les forces de vie. Moshe Feldenkrais disait que "nous ne pouvons rien faire si nous ne savons pas ce que nous faisons". Nous voici donc sur la même longueur d'onde, avec l'urgence en plus.

Car il est urgent de développer la conscience, d'en faire l'alliée indispensable de la vie. Tant que je n'ai pas conscience de ce que je fais, je me limite dans ma propre liberté, je mets mes propres barreaux aux fenêtres de mon avenir. Ce qui me permet de vivre est bien plus vaste que ce que je crois essentiel chaque jour. Prendre conscience de mes actes, de mes comportements, de mes paroles, c'est me donner un degré de liberté supplémentaire, et c'est en donner un aussi au monde, car c'est ouvrir la porte du choix possible. "S'il n'y a pas de conscience, il n'y a pas de choix. Il n'y a qu'une obéissance aveugle aux pulsions de mort. Dans le cas contraire, il y a la possibilité de discernement et de solution créatrice." Il me faut sans cesse y revenir, car le champ de la conscience est infini à labourer. Il me faut sans cesse observer ce qui en moi relève de mon individualité différenciée, et de ma personnalité immédiate. Il me faut discerner ce qui relève d'une gloire éphémère et ce qui me fonde dans une gloire profonde mais sans doute plus discrète. Ne rien chercher, ne rien vouloir, sinon la compréhension de ce qui me distingue et à la fois me fait identique aux autres, ce qui relève de mon parcours, et ce qui me confond dans l'immensité humaine.

C'est de cette différenciation que jaillit la lumière. "L'être qui s'identifie à sa personnalité vit sous la botte d'une dictature inconsciente - si nous l'entendions, la musique serait en ce cas celle d'une marche militaire. Il n'est pas seulement étranger à lui-même, il est aussi son propre ennemi. S'il souffre de quelque chose, c'est de la tyrannie que les peurs, les blessures du passé et les besoins qui en résultent exercent sur lui.

Les peurs, les blessures, les besoins, les croyances nous conditionnent et nous rendent esclaves de notre personnalité. Ils nous font danser au rythme d'une musique ronflante qui n'est pas la nôtre." Il nous faut donc quitter la croyance qui nous rassure sur nous mêmes, il nous faut nous regarder avec pragmatisme dans le miroir afin de constater ce que nous sommes: ni bon ni mauvais vraiment, mais un savant alliage de ces deux forces ambivalentes: celle de la vie et celle de la mort. Il nous faut donc revenir à ce que Krishnamurti nous invitait à faire: entrer en contact étroit avec nos plus profonds désirs, éliminer ce qui relève du superficiel et de l'éphémère.. C'est de ce discernement que nous pouvons user pour construire un autre rapport à nous mêmes et aux autres, ferment d'un monde sans violence.

Or, il est possible aussi de se figer dans cette introspection lucide. Il est possible, au nom de dogmes immuables, de tenir un discours et d'agir autrement. Prendre conscience de la réalité de nos actes, c'est aussi entrer en contact étroit avec notre réalité mouvante. Cette réalité qui nous échappe par manque de conscience, par disparition progressive de notre capacité à nous mouvoir, donc à nous émouvoir. Nous sommes en perpétuel mouvement, tout ce qui nous fige est déjà source de violence en nous-mêmes. "L'essence du monde est mouvement [...] Le phénomène est aisément vérifiable dans notre corps: nous devons bouger sous peine de favoriser l'apparition de nombreux symptômes. Cela est tout aussi vrai dans notre psychisme: nos émotions, nos idées et nos croyances doivent se renouveler constamment."

Mais là encore ce serait séparer corps et esprit que d'observer de l'extérieur notre capacité, notre besoin de mouvement. Car ce qui se noue se noue à l'interface entre les facettes différente de notre même intelligence. Ce qui se noue est au cœur de nous-mêmes, présent à notre conscience, ou diffus, enfouis, ignoré parfois depuis si longtemps que nous croyons ne plus savoir exister autrement que dans la fixation de nos schémas. Ce sont ces schémas que nous croyons protecteurs qui sont le ferment de toute violence. Nous croyons, en nous figeant nous protéger du monde qui nous entoure quand, de fait, c'est de nous-mêmes que nous nous protégeons: c'est une protection contre tout ce qui nous dérange en nous-mêmes que nous établissons.

Renouveler notre sens de la fluidité, entrer en contact avec nos capacités de mouvement, c'est travailler à éradiquer les germes de la violence en nous-mêmes.

Car sans cesse nous cherchons à l'extérieur de nous-mêmes: nous regardons notre corps de l'extérieur, nous regardons la violence ou l'exclusion de la même manière, nous regardons la gloire comme vitrine de notre réussite.

Nous invite-t-on à regarder en dedans? A porter attention à ce que nous sommes et faisons? Que n'entends-je bien souvent comme unique réponse le manque de temps: pas le temps de regarder, pas le temps de voir, pas le temps d'entendre, pas le temps d'observer, de prendre conscience. Nous agissons comme des êtres extérieurs à eux-mêmes, privés de toute intériorité, de toute capacité à l'auto-examen critique. Nous nous faisons alors les parfaites victimes d'un monde dont nous ne dominons plus aucun rouage, puisque nous sommes agis au lieu d'agir.

Nous nous réfugions dans l'orgueil, la peur et l'envie, nous ne connaissons plus les codes d'accès à la compréhension de nous mêmes, nous nous imaginons parfaits ou diaboliques sans prendre le temps de voir quelle part de nous-mêmes nous regardons. Nous nous satisfaisons de gloires éphémères, sans rapport avec notre être profond. "La gloire que l'on cherche à l'extérieur se trouve déjà en soi, au cœur de soi, au cœur même de cette défaite intérieure qu'est la défaite de l'orgueil, la défaite de la peur, la défaite de l'envie."

Nous nous réfugions dans l'apparence de choses, nous nous oublions sur la route d'un monde superficiel et vain. Nous regardant, c'est dans un miroir obscur que nous plongeons par peur d'assumer les parts reluisantes et peu reluisantes de nous-mêmes.

"Un maître réunit ses adeptes pour leur délivrer un enseignement. Il commence par fermer les yeux pour un moment d'intériorité mais, après une demi-heure, il n'a toujours pas prononcé un mot. Un disciple s'étonne. Le sage lui répond qu'il observe la lutte que se livrent en lui le loup de l'amour et celui de la colère. Puis il referme ses yeux. Trente minutes s'écoulent à nouveau. Un autre disciple s'enquiert du résultat de la bataille. Et le maître de répondre: "Tout dépend quel animal je déciderai de nourrir."

Ne sommes nous pas des disciples impatients du sage qui sommeille en nous? Et dans notre précipitation, à quel conflit livrons nous notre être, notre individualité vraie?

Car nous croyons que l'étalage de nos richesses, la fuite en avant dans la futilité et l'apparence, dans la possession jamais totalement satisfaite de biens matériels sont l'expression de nous-mêmes, quand il s'agit de notre cercueil.

"La culture occidentale, qui a élevé l'individualisme et le chacun pour soi au rang de credo collectif, alimente en priorité le sentiment de notre propre importance et donc les rivalités." Car la violence commence avec la peur de perdre le peu que nous possédons, la violence fait son nid dans la soif de possession et l'envie d'avoir ce que d'autres possèdent. Le vol et la violence débutent devant la vitrine de produits inaccessibles à la plupart, inconscients des richesses de créativité qu'ils ont en eux-mêmes.

Le vol et la violence débutent devant la vitrine inaccessible de nous-mêmes, aveuglés de mirages tendus par la fausse gloire, la vanité, la prétention et l'égoïsme. Ces mêmes raisons qui nous guident dans une fuite en avant sans précédent vers des technologies toujours plus sophistiquées qui nous éloignent toujours plus de notre humanité, qui nous rendent objet de notre propre développement quand il faudrait revenir à nos sources d'êtres somatiques, d'êtres incorporés conscients d'eux-mêmes. Jamais dans l'histoire de l'humanité nous n'avons été si proches d'atteindre une telle conscience et jamais nous n'avons créé autant d'artifices pour nous en éloigner. Jamais nous n'avions eu autant de moyen de répondre aux besoins vitaux de l'immense majorité des hommes, et jamais autant n'ont été exclus et démunis de tout. Jamais les accès aux savoirs et à la connaissance n'ont été aussi disponibles, et jamais l'ignorance n'a commis autant de ravages et de meurtres. "Si nos technologies ne servent pas à l'amélioration du sort commun, nos rivalités peuvent devenir telles que nous irons jusqu'à l'auto destruction, mais ce sera une auto destruction que nul dieu sauf nous-mêmes n'aura décrétée." Aurons-nous encore longtemps peur de notre vrai visage, peur de nous mouvoir librement dans un monde enfin libre de toutes ses perversions néfastes, ferment de violences qui nous blessent sans cesse?

Regardons un instant ce qui nous vient du fond des âges: des hommes, on le sait ont vécu mille ans dans la grâce d'un temps sans violence et sans guerre. Des hommes ont su construire des civilisations basées sur l'échange équitable. Ces hommes, on le sait, ont peuplé notre terre il y a quelques cinq à neuf mille ans; on les a dit primitifs quand ils nous montraient un chemin; on les a vu démunis de tout se mettre ensemble pour s'inventer un avenir plus juste; et, nous autres, avec notre savoir immense, notre technologie de pointe, nos mœurs "libérées", nous ne saurions pas nous inventer un monde à notre dimension d'où disparaîtrait enfin toute graine de violence par la culture de la conscience de soi, la perception fine de nos véritables besoins?

"Heureusement qu'il y a cette sagesse venue du fond des âges. Elle chuchote que les perdants sont ceux qui ont peur de perdre. Elle murmure que tout ce que nous croyons posséder est transitoire. Elle soupire que notre personnalité est une sorte d'illusion nécessaire pour nous conduire à lever nous-mêmes le voile obscur qui recouvre notre souveraineté véritable. Elle affirme que l'éveil nous attend." Mais c'est de l'intérieur de nous-mêmes que brille cette lumière vacillante, c'est en nous qu'il nous faut apprendre à préserver sa flamme fragile, pour qu'enfin nous soyons les êtres véritablement aptes à notre humanité.

Alimenter une culture de paix et de non violence, ce serait atteindre à cet éveil de la conscience de ce que rien de ce qui nous arrive ne survient sans prendre de racines puissantes en nous-mêmes. Nous sommes les acteurs, bien piètres acteurs souvent il est vrai, de notre existence. Quand nous croyons être les victimes des autres, c'est que nous n'avons pas pris le temps de percevoir ce qui en nous a favorisé l'agression. Nous nous fuyons sans cesse pour ne pas revêtir le costume de nos responsabilités. Nous ne nous reconnaissons que de partielles et partiales responsabilités. Nous ne voyons que celles qui nous ont été confiées sans mesurer celles qui nous viennent de notre humanité même, de notre appartenance à cet univers. Nous fuyons parce qu'il n'est pas toujours confortable d'être responsable, il n'est pas toujours glorieux de mesurer l'impact de nos faits et gestes. Au fil du temps, les errements de l'éducation nous ont d'ailleurs peu à peu enfermés dans une société à responsabilité limitée: il y a ce sur quoi je crois pouvoir agir, et puis, il y a les autres sur qui je ne peux rien. Mais si je suis responsable de moi-même comme étant au monde, ce sont toutes mes attitudes, tous mes comportements qu'il me faudra examiner, mesurer, c'est donc une invitation aussi pour mon entourage à modifier ses propres comportements.

L'invitation à cesser de reporter vers dehors ce qui nous vient de nous mêmes est une invitation à être, même "s'il est difficile de prendre une responsabilité totale de ce qui nous arrive car nous sommes conditionnés pour rejeter la faute sur l'extérieur en pointant du doigt les coupables."

Nous nous créons ainsi nos propres prisons, celles bien plus prégnantes que les véritables, car les barreaux apposés par nous mêmes à notre conscience sont impossible à scier, aucun drap ne permet l'évasion. Nous nous créons nos propres prisons parce que "les prisons offrent une sécurité à celui qui a peur de la liberté." Cette peur de la liberté prend racine dans l'enchaînement corporel qui nous gagne avec le temps et l'usage immodéré de conventions nocives. Levons donc nos barreaux corporels et tout à coup nous verrons poindre une lumière capable de nous révéler notre propre désir, notre soif de vivre, notre vibration avec l'univers qui nous entoure. Or, si nous tentons parfois de les lever, nous ne le faisons bien souvent que partiellement, nous nous allongeons sur le divan, nous cherchons dans la chimie un palliatif à nos états d'âme, puis nous retournons à nos chères habitudes sans rien changer d'essentiel à nos états somatiques.

Peu à peu nous gagne l'idée que rien ne nous permet de sortir de cette ornière, nous ajoutons des nuées d'orage à notre incarcération psycho-corporelle. Peu à peu aussi l'absence de liberté agit sur nous comme une noyade, nous poussant à n'importe quel geste pour se sauver, au risque d'accélérer la fin du processus. Inattentif à ce qui nous ronge, nous ne voyons pas venir ce que notre être somatique nous prépare, un matin, nous courrons chez le médecin pour cicatriser une plaie qui suppure depuis fort longtemps. Celui-ci nous aide par son savoir à éteindre la sirène quand l'incendie poursuit ses ravages. Nous entrons dans des états émotionnels qui nous mettent hors de nous-mêmes, notre geôle se rétrécit au point de devenir une torture quotidienne contre laquelle nous entrons en rage. "Colère, rage et fureur sont des agents d'inflammation. D'ailleurs, quand un être humain en déborde, il développe des maladies inflammatoires." L'absence de présence à soi, la cécité devant les expressions de notre être somatique nous plongent dans la spirale infernale de l'autolyse insidieuse, celle qui nous mène à devenir les objets d'une science qui n'en est pas une, nous nous enfermons toujours plus sans voir que l'issue est en nous sous la forme d'une flamme minuscule qui vacille et nous invite à être d'avantage nous-mêmes, créatifs de notre existence. Car "lorsqu'un être ne brûle pas du feu de la créativité, il est dévoré par sa flamme intérieure."

"Un matin, devant l'assemblée de ses disciples, le grand philosophe déclare que tous les êtres sont éveillés. La seule différence entre les sages et les autres tient au fait que les premiers le savent, alors que les seconds ne le savent pas, ajoute-t-il. Un disciple lui demande alors comment il se fait que certaines personnes n'ont pas conscience de leur état d'éveil. Et le Bouddha de répondre: "Parce qu'ils sont distraits." Ne sommes nous pas au fond de ces éternels distraits qui oublient jusqu'à leur tête et s'étonnent de leurs mésaventures?

Le problème est que cette distraction coûte parfois, et a coûté dans l'histoire fort cher en terme de vies humaines sacrifiées. Car notre abandon de toute vigilance, notre désinvestissement de toutes nos responsabilités nous rendent comptable des morts aux champs d'horreur. Chaque être qui meurt lève un doigt accusateur vers ce que nous n'avons pas su faire pour canaliser la violence. "Tuer est un échec de l'intelligence humaine", nous dit Guy Corneau, nous devrions nous sentir tous atteints par cet échec à chaque meurtre orchestré en chaque point du monde.

Toute la difficulté est donc d'entrer en rapport au fond de nous-mêmes avec toutes les forces de vie, de cerner ce qui nous pousse vers la mort, en assumer l'existence, pour laisser émerger la vie.

Car à chaque instant en nous meurent des milliers de cellules tandis que d'autres naissent, à chaque instant donc nous mourrons en partie et renaissons pour une autre. C'est ce savant dosage entre force vitales et mortelles qui nous fait exister. Quelle conscience en avons-nous?

Quelle intelligence pouvons-nous avoir de cet équilibre fragile? Pouvons-nous simplement le concevoir avec notre intellect, ou faut-il nous fier à notre intuition fondée sur les caractéristiques fluctuantes de notre propre organisme dans sa complexité?

Ecoutant nos intuitions, est-ce renoncer à toute forme d'intelligence raisonnée, ou au contraire serait-ce puiser à la source de la raison quelque chose qui la fonde. "Il faut retrouver toute la force des instincts et de intuitions qui sont la pulsion de vie. Une rationalité exclusive produit des êtres secs, riches en connaissance mais pauvres en chaleur humaine." Car au fil du temps encore, la raison quittant les rivages de ce qui la sous-tend, fraye en des territoires fort éloignés de la préoccupation vitale de chacun. Elle frôle alors la déraison, car elle tend à mettre sous sa dictature l'ensemble des raisons d'être de chaque être humain. Renouer avec la force de nos instincts et de nos intuitions, ce n'est pas forcément fuir la raison mais au contraire se la réapproprier, aux fins de gagner quelques degré de liberté pour notre humanité.

Encore faut-il se méfier de toute intellectualisation de ce ressenti, car, "la compréhension intellectuelle ne se confond pas avec l'expérience." Ce qui compte, c'est donc l'expérience, c'est elle qui nous fait ce que nous sommes, qui nous mène à penser et à agir de telle ou telle manière. Rien d'autre ne peut expliquer la diversité de nos chemins qui tous nous mènent dans cette quête d'humanité depuis la nuit des temps. Nous ne dérivons en rien aujourd'hui, malgré notre richesse technologique, de ce courant qui se poursuit depuis les premières heures de l'humanité et de sa prise de conscience d'être humain.

C'est riche de cette expérience vécue non comme simple démarche intellectuelle, mais comme expérimentation en phase avec notre être somatique que nous pouvons nous engager sur le chemin d'une véritable compassion. Car, alors, conscients de ce qui se range dans les canons de la beauté en nous mêmes, cherchant à en favoriser l'éclosion, nous ne pouvons que la chercher aussi chez les autres. Et, "la compassion réelle consiste à voir la beauté profonde qui réside en chaque être."

C'est dans la négation de notre globalité, c'est dans le refus d'une réflexion holistique sur nous mêmes qu'il faut puiser les prémices de nos dérives. La religion catholique, pour l'occident, et sans doute au-delà, porte ici une grande responsabilité. "En déniant à Marie tout rapport sexuel avec Joseph puis en faisant de l'Immaculée Conception un dogme, on a communiqué le mépris du corps et de la sexualité à des générations de fidèles." A quoi pouvait servir cet endoctrinement sinon à empêcher toute forme de prise de conscience, et donc au maintien d'une domination sur des êtres inconscients de leur esclavage. Les esclaves de l'antiquité furent donc remplacés par d'autres, à l'apparence affranchie, mais dont l'esclavage prend source dans un divorce au sein d'eux-mêmes. Les portes étaient ainsi ouvertes à toutes les atrocités, les guerres pouvaient se dérouler, on pouvait asservir des peuples et des continents entier au nom d'une raison qui niait l'être . Nous vivons aujourd'hui, à travers les conflits, les exclusions, les guerres la survivance de ce divorce. C'est cette conception duale de nous-mêmes qui permet de ne rien changer et de courir le risque de notre propre disparition.

La guerre que nous menons en nous-mêmes, n'est que la répétition de celle qui se mène dans le monde. "Il y a une guerre en nous. La violence y est déjà présente. Nous favorisons sa reproduction dans notre vie quotidienne aussi longtemps que nous ne prenons pas conscience de cette réalité fondamentale." Nous devons puiser en nous-mêmes la force d'éradiquer toute forme de violence. C'est l'ultime, et la première condition pour entrer dans l'ère d'une culture de paix. Non qu'il ne faille pas manifester, montrer et afficher sa désapprobation de toute forme de violence, mais sans cette recherche au fond de soi de la source de toute violence, nos manifestations et discours risquent fort de se révéler impuissants à changer quoi que ce soit à la spirale infernale qui entraîne le monde au bord du gouffre.

Et nous sentons bien cet appel du vide, notre intuition nous dicte que quelque chose cloche, que la vie perd de son âme, tout le monde en parle, on sent bien qu'il y a comme un malaise, une escalade de désintégration comportementale, tous nous cherchons dans des mesures de police, de justice, d'assistance des solutions au malaise. Rien n'y fait. Tout se solde par un échec. Tout se solde par un échec parce que nous ne savons pas, en menant les politiques qui sont les nôtres prendre conscience que ce qui se joue est au fond beaucoup plus vaste et important que la seule réalité que nous voyons. Ce qui se joue a quelque chose à voir avec notre survie, avec une adaptation qui nous permettrais de vivre plus loin notre expérience humaine en créant les conditions d'une existence plus satisfaisante. Nous y sommes, tout est en place pour le nouveau spectacle, mais nous redoutons encore de lever le rideau de peur de tomber dans l'inconnu et de perdre quelque chose de notre petit confort chèrement acquis.

Or, "c'est parce que ça boite que nous cherchons l'équilibre; c'est parce que nous percevons un manque que nous créons de la vie. Nous vivons dans une parfaite imperfection qui nous conduit à reconnaître qu'en nous existe la perfection même." Mais nous retardons sans cesse le moment de rétablir notre équilibre. Nous fuyons nos responsabilités, nous nous créons des leurres qui nous évitent d'entrer dans l'aventure créative qui porte l'humanité depuis ses origines. La perfection que nous appelons de nos vœux n'est qu'apparence trompeuse. Ouvrons-nous donc à cette source inépuisablement créative qui jaillit de notre perfection fragile et éphémère, sans cesse remise en question, à redécouvrir à chaque instant car d'une terrible inconstance.

Mais au fond pourquoi les hommes se sont-ils inventé des guerres? Pourquoi sinon pour fuir les conflits non résolus en eux-mêmes, faire supporter aux autres l'impossibilité où ils sont de régler en eux-mêmes les luttes et les souffrances. De ma souffrance je fais une plaie pire que le mal que j'endure, car le meurtre appelle le meurtre, la blessure une autre blessure, la famine appelle la famine, la maladie d'autres maladies . Dans cette fuite en avant c'est l'humanité la grande perdante, car à toute souffrance commise dans le monde c'est un peu de nous-mêmes qui souffre.

C'est de cette conscience avivée que nous pouvons semer les germes d'une évolution possible vers quelque chose qui nous fera grandir. "La guerre est une création humaine et, en tant qu'humanité, nous pouvons enrayer le fléau. Lorsqu'un être souffre, la vérité est que nous souffrons aussi. Lorsqu'une population meurt de faim, une partie de nous reste triste et affamée." Ce que nous voyons et ressentons ce avec quoi nous entrons en vibration intime si nous savons y être sensible, c'est là le germe d'un futur incommensurablement plus humain.

Plonger dans la connaissance de ce qui nous fait hurler avec le cri des torturés c'est contribuer à la fin de toute violence. Car le cri que nous entendons n'est jamais que le nôtre amplifié, dont nous refusons de concevoir la réalité.

"Nous pouvons raisonnablement penser que ce qui arrive dans le monde reflète ce qui se passe en chacun de nous. En ce sens, les conflits mondiaux sont la somme des conflits individuels non résolus. Et non l'inverse."

Ainsi, nous pouvons affirmer que "l'émanation de chaque individu agit et influence les autres, tout comme les émanations des autres nous influencent." C'est cette interdépendance relationnelle qui nous fait vivants, c'est grâce à elle que nous avons survécu et traversé les millénaires. Pousserons-nous l'aveuglement et l'ignorance jusqu'à sacrifier ce qui nous a porté jusqu'ici? Car nier notre interrelation permanente avec les autres, c'est scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Faute de nous reconnaître comme des êtres sociaux, nous nous éloignons par là même de nous-mêmes nous refusons la prise de conscience nécessaire qui nous porte à l'individualité au sein de la communauté humaine.

Faute de développer notre écoute de nous mêmes en tant qu'êtres construits sur de formidables intuitions, nous ne pouvons nous comprendre au sein de la collectivité humaine. Faute de définir notre individualité comme force créatrice du monde, nous ne pouvons nous reconnaître dans la communauté dont nous sommes issus. Au contraire, "si nous comprenons que notre ressenti intérieur, notre vibration personnelle, participe à a vibration du monde, nous pouvons comprendre qu'en incarnant nos élans créateurs au lieu d'être exclusivement occupés à la satisfaction de nos besoins nous contribuons à améliorer la situation."

Or il ne s'agit pas de remettre à demain cette prise de conscience, il s'agit bel et bien de commencer aujourd'hui. C'est ce que font d'ores et déjà ceux qui travaillent à l'apprentissage d'une communication non violente, m ais aussi ceux et celles qui proposent un autre développement personnel par diverses approches corporelles ou psycho-corporelles (Feldenkrais, Eutonie de Gerda Alexander, Mathias Alexander, Body Mind Centering, etc.).

C'est toute l'importance de l'écho que rencontrent ces méthodes et techniques, car par cette prise de conscience, nous ouvrons la voie à une nouvelle prise de responsabilité dans le monde, et "tant que chacun de nous ne se sentira pas responsable de tous les autres, il n'y aura pas de paix sur terre."

Urgence donc d'entrer dans ce chemin de conscience et de responsabilité, urgence aussi d'entrer en contact avec une conscience plus fine de nous-mêmes. "Pour que la paix règne dans une vie", nous dit Guy Corneau, "il faut qu'elle soit d'abord établie en soi."

C'est ce chemin qui est proposé dès lors que nous prenons le temps de regarder comment nos mouvements, nos manières d'être, nos comportements forgent notre individualité. Chemin de conscience, chemin de responsabilité capable de nous rendre disponible pour tout ce qui relève de la vie créative. Chemin fragile et étroit qui nous permet de créer autant de choses inutiles que l'amour. Car sur ce chemin créatif, le catalyseur se trouve être nourri d'amour. Vivre, c'est vivre conscient de soi, conscient de ses égarements comme de ses joies, c'est trouver en soi le chemin d'amour capable de sublimer nos attentes humaines.

Découvrant ce chemin, une sorte de légèreté, de fluidité s'installe qui nous mène loin, au-delà des contraintes violentes. Cet état est communicatif, il sait se propager avec une aisance toute particulière dès lors qu'il rencontre sur son chemin des êtres disposés à leur tour à en explorer les méandres. "Un être qui vibre d'amour, un être qui vibre de joie réveille chez les autres la possibilité de l'amour et de la joie. Cette force est tout aussi enivrante que le poison de la peur et de la haine [...]. Que nous manifestions dans la rue, que nous parlions en réunion ou que nous éclations de rire du fond de nos entrailles, nous agissons pour nous et pour notre monde."

Chemin de bonheur et de gloire tracé depuis la nuit des temps. Quand Guy Corneau nous invite sur les traces d'Isis et d'Osiris, ce n'est pas pour entrer dans un mysticisme étroit, c'est une invitation à pénétrer plus avant cette quête qui nous guide depuis les origines. Sans doute avons-nous, inscrit quelque part dans nos corps et nos cœurs, le souvenir de ces temps dont aujourd'hui nous retrouvons la trace, de ces premières civilisations qui surent vivre en paix, respectueuses des êtres dans leur diversité, sans esprit de domination. Sans doute gardons-nous la nostalgie de cette époque que nous croyons révolue à jamais alors que son retour n'a jamais été autant à la portée de nos vies. Rien aujourd'hui ne justifie plus l'inconscience, l'irresponsabilité, la haine et la violence. Nous possédons tous les éléments pour renouer avec une culture de paix et d'amour, nous possédons tous les moyens nécessaires à l'épanouissement créatif de chacun.

Nous disposons des moyens, mais nous nous laissons subjuguer par le flot qui nous entraîne loin de nous, au-delà de la perception de ce qui nous est bénéfique. Nous regardons les maux qui nous affligent comme autant de flèches inadmissibles, nous recherchons dans la science toute puissante le moyen de fuir d'avantage nos responsabilités.

Quand nous devrions nous poser la question de comprendre en quoi nous sommes les déclencheurs de nos maux, nous demandons en dehors de nous-mêmes à la science de résoudre les problèmes que nous avons provoqués. Nous refusons de voir en quoi les maltraitances que nous nous infligeons sont cause de beaucoup de nos difficultés et maladies. Nous attendons de la société qu'elle règle les difficultés à notre place. Et quand, exsangue, la société se trouve incapable de répondre, nous entrons en rébellion sans voir combien sa carence n'est que l'expression de nos propre carences. Nous refusons de voir tout l'intérêt que certains tirent de cette situation. "Ce n'est pas l'arme nucléaire que nous devons redouter, c'est l'arme chimique que nous réclamerons nous-mêmes au pharmacien." Et n'en sommes nous pas déjà là? Notre refus de pénétrer dans la réalité de notre être somatique nous mène à consommer toujours plus de produits chimiques dont le seul but est de nous réconforter certes, mais de nous enfermer derrière des barreaux pires que ceux de la plus moderne des prisons.

Je dis nous quand je devrais dire je. Je dis nous quand je devrais dire vous. Mais qui de nous, de vous, de je se trouve en jeu ici? En quel chemin ma propre prise de conscience pourrait elle être un chemin aussi pour vous. Qui pourrait m'affirmer la véracité de mon propos?

Peut-être suis-je en train de me tromper lourdement sur moi-même et sur le monde; peut-être suis-je en train de rêver quand le pragmatisme de rigueur devrait m'inviter à rester les deux pieds sur cette terre de souffrance et d'effort. Peut-être suis-je moi-même sourd à ce que vous auriez à me dire, enfermé moi aussi dans mon rêve inaccessible.

Mais ce qui me tente c'est la lumière, ce qui me tente c'est cette force qui surgit nuitamment et m'entraîne à écrire, encore écrire pour ouvrir les volets au petit matin frileux pour laisser pénétrer cette tendre luminosité printanière. Cette ouverture perçue en moi-même, je n'ai aucun moyen autre de vous la communiquer qu'en vous faisant partager mes rêves. Je sais au fond, que ma vérité n'est pas LA vérité. Qu'il n'existe aucune vérité définitive.

Ce que je voudrais ici, c'est vous inviter sur un chemin, un chemin respectueux de ce que vous êtes au stade ou vous en êtes, un chemin qui m'enseigne le respect en même temps que la responsabilité et la conscience. Je sais que je ne peux rien d'autre que vous inviter, et que vous êtes libres de ne pas me suivre ici.

"Nous ne pouvons pas faire grand-chose pour aider les autres. Nous pouvons tout au plus tenter d'éveiller leur lumière. Et le meilleur moyen d'éveiller cette lumière consiste à vivre notre propre lumière." Je m'attelle donc à la tâche, je préserve comme je peux cet espace de liberté, regardez: il s'inscrit chaque jour un peu plus sur de pages noircies; je vous invite à me rejoindre, non sur mon chemin, mais dans une trajectoire sur laquelle vous pourrez inventer votre propre itinéraire. Rien d'inscrit au préalable, rien de pré défini sinon la nécessité de vivre, l'impérieuse urgence de changer quelque chose au fonctionnement de notre monde.

Nos voies ne furent pas identiques, nos chemins viennent sans doute de direction opposées, et pourtant ce qui nous réunit c'est cette même recherche: comment parvenir à réconcilier l'homme avec lui-même, et lui donner la force, face à lui-même de s'assumer comme responsable, à partir de lui-même, du monde.

Nos voies ne furent pas identiques, nos chemins viennent sans doute de directions opposées, mais entre le québecois Guy Corneau et moi-même une étrange résonance s'établit, une résonance au-delà des mots, une résonance qui est quête d'humanité, de sérénité, de plénitude dans la création de nos vies.

Cette quête est une quête d'éveil, d'introuvable éveil et pourtant:

            "Lorsque la vague sait qu'elle est le lac,
            elle est tranquille et joyeuse,
            et même ce qui la brise et la défait
            ne peut la déranger."

Serons-nous la vague et le lac? Prendrons-nous conscience de cette lumière qui en nous flamboie et nous invite à être au monde autrement qu'en bon petit soldat dont on réanimera le souvenir une fois par an?

Bien sûr, il reste le souvenir du chemin, parfois douloureux, déjà parcouru: quel sens pouvons-nous lui donner, en quoi nos erreurs et nos errances sont-elles un signe que nous fait la vie, un signe pour grandir, un signe pour entrer dans la maturité de l'être, un pas en avant vers l'éveil?

"Se connaître, c'est s'oublier, pour enlever toute importance à ce qu'on a été. L'être se met sous le pouvoir du moment présent. "J'ai bu du thé et j'ai mangé de la tsampa, dit un maître tibétain. Ma propre histoire ne m'interresse plus."

Se dépasser , dépasser sa propre histoire pour s'ouvrir à sa présence au monde. Exister autrement que dans le souvenir douloureux et la souffrance, laisser jaillir la vie et son flot créateur, voici l'invitation, voici une proposition de chemin vers un autre monde, débarrassé de sa violence enfin.

Mais pourrait-ce être un but de l'existence? Non, le but est encore ailleurs. Chercher le chemin, ce n'est pas lui donner des bornes, s'ouvrir à la vie, ce n'est pas lui fixer des limites.. La vie et le chemin sont bien autre chose que les buts ou les limites que nous saurions nous fixer, la vie est au delà de tout ce que nous pouvons concevoir. La vie est cet espace de liberté dans lequel nous pouvons nous mouvoir avec grâce et fluidité, avec la conscience acquise de toute la liberté nécessaire. "Le seul but de l'existence est de voguer par pur plaisir d'exister, pour la simple joie d'être. Il n'y a pas de mission, il n'y a pas de devoir, il n'y a que le service de la lumière, sans souci de soi."

Sans souci de soi mais avec sa connaissance, avec la conscience accrue de ma réalité tangible, et incontournable, mais pour mieux m'oublier dans le service de la lumière à transmettre, sans m'en faire une mission que je ne saurai remplir. Simplement être, dans le processus de la découverte de soi dans le monde.

"Lorsqu'on part à la découverte de soi-même, on entre dans un processus de découverte de ce qui est déjà présent." Lorsque nous entrons dans le détail de nos mouvements, nous ne faisons que redécouvrir des mouvements préexistants, nous ne faisons que nous rafraîchir la mémoire, et en sortons avec des degrés de liberté suplémentaire, mais avec une vision plus claire de ce que nous sommes: des êtres portés par le flot de la vie, mais capable d'agir sur leur environnemnt.

Comme nous le dit Kishnamurti: "Voir clairement c'est agir"


Xavier Lainé
Manosque, La Burlière, Ferrages de Guilhempierre,
mars-avril 2004


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