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La Reprise - Alain Robbe-Grillet
par penvins

Editions de Minuit 2001 15,09 €
par Florence Trocmé


La Reprise dont il est question ici n'est pas un raccommodage ni une séance équestre. C'est une redoutable machine littéraire faite pour engendrer le vertige, un peu comme lorsque l'on se regarde dans un miroir face à un autre miroir, le jeu du double miroir engendrant une image à l'infini : la fameuse mise en abyme. La Reprise trouble, dérange et une fois refermé(e), hante.

Ici, tout se dédouble, toutes les certitudes du lecteur s'effondrent les unes après les autres, tous les genres se mêlent. L'histoire est anecdotique mais le choix du sujet en revanche ne l'est pas : une mission confiée à un agent secret en 1949 dans un Berlin en ruines. Mission dont on ne sait rien, pour laquelle tous les rôles sont perpétuellement redistribués. Qui est qui ? Les identités sont pour le moins fluctuantes. Celle du héros (terme parfaitement impropre pour un personnage particulièrement déglingué et fantomatique) qui en endosse au moins trois ou quatre successivement. Agent double ou pas, il se dissocie constamment, imbriquant dans son récit le compte rendu d'une certaine réalité (mais ici on en vient à douter de toute notion de réalité), l'évocation de souvenirs d'enfance très prégnants à la limite de l'hallucination, la relation de rêves, la peinture d' "états" qui ont sans doute à voir avec la psychose.

En face de lui, des êtres aussi changeants et peu fiables, qui se manipulent mutuellement, qui mentent, qui trichent : un autre agent secret, des frères jumeaux et bien entendu interchangeables tenanciers d'un hôtel, des "figurants" en tous genres, à la limite de la caricature et du stéréotype comme les militaires, les policiers, une vieille très "crime et châtiment", de fausses servantes au grand coeur..... Et surtout une étrange famille : le père, ancien nazi, objet apparemment d'un pseudo-contrat ; la mère qui habite et surtout dirige une maison très spéciale peuplée de nymphettes perverses spécialisées dans les jeux érotiques sado-masochistes pour officiers d'occupation ; Gigi, la fille, âgé de treize ou quatorze ans et qui n'est pas la moins active dans la cohorte des nymphettes ni, et de loin, la moins pervertie et perverse ; le fils enfin, dont on ne sait s'il est mort ou vivant pendant une bonne partie du récit et qui joue, c'est le moins qu'on puisse dire, un drôle de rôle ; comme par hasard tous ces êtres ont un rapport étroit avec ce que l'on peut épisodiquement appeler le narrateur. On l'aura compris, tout ici est duplicité, manèges et fausses pistes.


La conduite même du récit fait partie du jeu. Qui parle ? L'identité du narrateur, tour de force incroyable, change parfois en une même phrase. Le "je" qui l'amorce n'est pas celui qui la termine et la soudure est indétectable ! Il y a des tiroirs, au propre et au figuré, des objets fétiches, là aussi au double sens du mot. La matière littéraire elle-même est constamment truquée. Le montage du récit est virtuose, les scènes s'imbriquant souvent comme dans un fondu enchaîné cinématographique, ouvrant de véritables trappes sous les pas du lecteur. Quant au traitement du temps et des temps narratifs, à lui seul il mériterait une étude entière : flash-back, allers et retours incessants entre passé et présent, montage quasi aléatoire de séquences, inclusion à l'intérieur même du texte de notes qui faussent volontairement la perspective ou qui détruisent l'hypothèse que le lecteur venait d'être amené à échafauder. On admire aussi la manipulation très fine de tous les poncifs de la littérature qui introduit une sorte d'humour au dixième degré dans un récit par ailleurs lourd et sombre. A plusieurs reprises enfin, Robbe-Grillet mâche le travail de ses futurs critiques en analysant lui-même son texte et ses enjeux, en empruntant à cet effet divers masques.

La Reprise est donc un magistral objet littéraire que l'on peut lire, interpréter de multiples façons. C'est un roman d'espionnage et un polar métaphysique. C'est une promenade dans un musée tant les descriptions de l'écrivain évoquent irrésistiblement les toiles d'un Paul Delvaux ou les dessins de Hans Bellmer ou de Léonor Fini. C'est simultanément et de façon évidemment volontaire un roman porno de bas étage et de la littérature érotique haut de gamme ! On peut le lire comme une peinture de l'inconscient, tout en associations libres, en hiatus, une interrogation sur le temps, sur le double, le dédoublement, le miroir et la gémellité, sur les liens familiaux, sur la décomposition d'une civilisation, sur la perversion et les fantasmes.


Sur l'identité surtout et on se demande si Robbe-Grillet ne donne pas là une sorte de chant du cygne, jusque dans son titre qui évoque une tentative de reprise en mains de morceaux d'une existence et de ses thèmes majeurs pour en donner, avant la fin, une vue en accéléré.

Florence Trocmé


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