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Talleyrand. Un seul maître : la France - Duff Cooper
par Philippe Nadouce

TALLEYRAND




L’art de la biographie est un vaste domaine où même les plus moins doués peuvent trouver leur chemin mais rares sont les occasions de lire un ouvrage assez bon pour nous pousser à réfléchir sur la nature réelle d’un tel art.

Une biographie a évidemment ceci de risqué qu’elle nous montre un esprit de premier ordre, un homme ou une femme exceptionnels à bien des égards, un être dont le destin s’est confondu avec celui de son siècle. Le biographe chargé de mettre en scène ce personnage, s’érige en juge et ne peut faire autrement que de suivre ses pas le temps de quelques pages. La métaphore de Flaubert comparant Dieu et l’écrivain dans leurs œuvres respectives est inopérante pour le genre biographique (le contraire est même souhaitable, nous verrons pourquoi). Quoi que fasse le biographe, il est partout et on le voit. Sa présence se fait sentir au fil des pages ; il est derrière chaque mot, derrière chaque idée et les bribes de mémoire qu’il restitue à l’Histoire sont empruntes de sa volonté. D’une façon générale, son ombre apparaît au-dessus de l’édifice biographique qu’il a construit.. Si son travail se trouve être médiocre, le lecteur subit le spectacle de sa minable carrure et le supporte comme un mauvais compagnon de voyage. S’il est tout le contraire, son aventure au coeur de la problématique biographique laisse un témoignage passionnant à l’image, par exemple, du travail que nous a livré Duff Cooper dans son Talleyrand.

Mais rassurons-nous –et là s’explique peut-être l’indulgence à l’égard du biographe timorée et sans brio-, il est bien rare de ne rien pouvoir sauver d’un ouvrage s’inspirant de l’histoire. Bien que la médiocrité et l’audace fassent souvent la paire sur les grands chemins du monde littéraire, le genre biographique est rarement décevant au point d’en arrêter la lecture d’un ouvrage. Qu’il s’agisse d’un universitaire ennuyeux et veule, d’un érudit froid et sans imagination, d’un dilettante vaniteux ou d’un écrivassier rancunier, le lecteur s’en lasse rapidement et feint de l’ignorer après quelques chapitres. Tout le trouble s’arrête là. Le vrai biographe, quant à lui, est reconnu comme un « bon commis » -on ne lui en demande pas plus-, doué d’un esprit pratique et sain qui, au-delà de la quête du remarquable cherche sincèrement dans l’âme et les actes de son sujet les traces de dieu et de l’éternité dans l’homme. Les vrais biographes prennent ce risque ; les autres n’ont que les dates et les faits.

De grands ouvrages tels le « Balzac » de Stéphan Sweig, le « Saint Just » de Pierre Ollivier et le «Talleyrand »1 de Duff Cooper, réunissent toutes les conditions d’amour et d’empathie nécessaires à une communion sans faille. Tous furent écrits par des hommes ambitieux et courageux qui ne songeaient pas à plaire ou faire des pièces monumentales enrobées de stuc. Car c’est là un des secrets de la bonne biographie ; ne jamais tenter de saisir au premier abord le personnage dans son ensemble ; bâtir plutôt son histoire autour d’un ou deux conflits extrêmes qui le suivront jusque dans la tombe, retrouver ses circonstances à chaque étape de sa vie, définir ses ambitions pour ainsi retrouver sous le marbre la chair palpitante, l’humanité brisée par le mythe !

Sweig avait cet immense pouvoir de saisir l’humain dans l’homme d’exception, de pénétrer son caractère au point d’y voir clairement ses points de grande densité et partant de là, de déterminer les moments cruciaux de son existence, moments qui ne sont pas toujours en accord avec le calendrier officiel. Seul Sweig a vu que le jeune Balzac était un « lent », un esprit qui avait mûri plus lentement que celui de ses camarades et qui avait mis un temps fou à rassembler ses forces. Son professeur de Lettres, après la lecture de son Cromwell, n’avait-il pas dit à sa mère qu’il n’avait absolument rien à faire en littérature ? Sweig a eu l’audace, que personne jusqu’ici ne lui a contestée, d’expliquer la naissance du jeune génie qui s’ignorait encore par la conquête d’une femme, Laure de Bernie, de vingt cinq ans son aînée ! Sweig montre des surhommes en lutte contre le monde et contre eux-mêmes.

Ollivier, moins sensuel et peut-être plus prosaïque, ose cependant se jeter dans la Révolution et la Terreur, se frotte et coudoie des êtres aussi contradictoires, insaisissables et déterminés que Robespierre, Marat, Collot-d’Herbois, etc. Il s’est efforcé de recréer pour le lecteur l’atmosphère électrisante qui régnait à l’époque, dans cette France des Etat Généraux et de la Constituante puis de 93 et de la Terreur. Il analyse tous les évènements avec perspicacité et intelligence et les resituent dans leur contexte. Il s’approche si près de Robespierre qu’il finit par découvrir sa jalousie envers le jeune Saint Just à qui il attribue les véritables qualités d’un révolutionnaire. Un Saint Just surdoué et poète frustré qui eut un mal fou à trouver sa vocation et qui se jeta dans les bras de la révolution naissante, conscient qu’elle le perdrait et lui donnerait la gloire. Sous la plume d’Ollivier, il n’est plus l’homosexuel poudré, maçon et pervers dépeint par le très réactionnaire Abel Gance dans son film Napoléon… Un portrait de la Révolution qui a pourtant fait long feu dans les rangs de la démocratie bourgeoise de la troisième république.

Duff Cooper (1890-1954) quant à lui, est un homme politique et un diplomate anglais qui dans le premier tiers du XXe siècle a connu une certaine notoriété dans son pays. Tout comme Talleyrand2, il a été jusqu’au bout fidèle à ses principes et démissionne, par exemple, en 1938 après les accords de Munich signés par Chamberlain. Il reviendra au pouvoir en 1941 comme ministre de l’information de Winston Churchill puis sera nommé ambassadeur en France après la guerre.

Des trois remarquables biographies citées jusqu’ici, c’est sans doute celle qui remporte la palme de la subjectivité. Cooper est en effet incapable de cacher sa fascination pour Talleyrand, parangon, selon lui, du diplomate à la fois géopoliticien visionnaire et précurseur de l’idée d’une Europe unie dans la paix et le commerce, une Europe qui, coûte que coûte, devait renoncer à

ses luttes intérieures pour s’unir et stabiliser le monde.

Cooper s’attaque à un personnage méconnu et méprisé dans sa patrie d’origine, esprit colossal et insaisissable qui a défrayé la chronique de son temps –« l’évêque apostat ».

Hâtivement jugé en France en raison de ses mœurs corrompues tant sur le plan personnel que politique, son activité et ses victoires diplomatiques ont été systématiquement sous estimées voire méprisées. Accusé de trahison par la postérité, il n’est resté dans la mémoire des français qu’un libertin boiteux doué d’une rare ironie et le père supposé de Delacroix. Mais comme le fait remarquer Cooper, son image dans les siècles dépendra toujours de la brillance de celle de Napoléon. Car le destin de ces deux hommes a été intimement lié. Sur bien des plans, on peut considérer Talleyrand comme le mentor du jeune Bonaparte qui cherchait des appuis à Paris sous le Directoire. En effet, en 1797, Talleyrand décroche le portefeuille des Relations Extérieures. La France en état de guerre est prodigieusement énergique -c’est le triomphe de la bourgeoisie- même si le pays est dans un état pitoyable. L’époque est corrompue. La guerre est pour toute une classe le moyen de s’enrichir. On peut passer du ruisseau à l’opulence en six mois. Talleyrand, miraculé de l’Ancien Régime, amasse son immense fortune à cette époque. « Ses compétences reconnues lui ont valu un poste important au sein d’un gouvernement faible et déjà condamné »3. Il sent le vent tourner et cherche autour de lui les hommes susceptibles de jouer un rôle dans les changements qui s’annoncent. « Avant la fin de sa première semaine au ministère, il écrit au jeune général qui conduit l’armée d’Italie, Napoléon Bonaparte, qu’il n’a jamais vu, pour l’assurer dans les termes les plus flagorneurs de son admiration et de son respect. Bonaparte répond et une correspondance s’instaure. Le jeune général comprend vite que le soutien et

les conseils de cet homme-là lui seront précieux »4. Les voilà bientôt réunis à Paris où ils complotent activement à la perte du régime en place. Ces quelques mois de réunions secrètes feront la fortune et la gloire de Talleyrand dans les années qui suivront. Sous le Consulat, Bonaparte, jeune encore, il a juste trente ans, a d’ailleurs besoin de cet homme d’état chevronné qui a survécu à la Révolution et à la Terreur. M. Bourrienne, son vieux condisciple et secrétaire particulier en témoigne : « il recevait toujours avec plaisir la visite de M. de Talleyrand. J’ai souvent assisté aux conférences de ce grand homme d’état avec le premier consul, et je dois à la vérité de déclarer que jamais je ne l’ai vu le flatter dans ses rêves d’ambition, qu’au contraire il s’efforça toujours de le diriger dans le sens de ses véritables intérêts ». Ce témoignage renferme ce qui poussera Talleyrand à trahir Napoléon quelques années plus tard. La différence fondamentale entre les deux hommes est leur tempérament. Talleyrand est dévoué à la grandeur de la France, patient et même nonchalant au moment de traiter les affaires les plus graves. De nombreuses personnes s’en effraieront. Napoléon, au contraire, est décrit comme un arrogant qui ne voit que le bien et la prospérité de sa propre dynastie. Talleyrand lui reprochera cet aveuglement sans borne et sa façon impitoyable de traiter les vaincus dans une Europe condamnée à fraterniser tôt ou tard. Le premier est un renard, l’autre un lion.

Talleyrand mourra après Louis XVIII, sous le règne de Louis Philippe –

qui se déplacera d‘ailleurs à son chevet- couvert de gloire et respecté par toutes les couronnes d’Europe. Napoléon perdra tout à peu près 15 ans plus tard et mourra sur un rocher…

Sur son lit de mort, Talleyrand, lucide jusqu’au bout, sait bien que son étoile s’éteindrait dans les siècles si celle de Napoléon venait à briller à nouveau. Il eut raison ; une fois de plus.

Cooper réhabilite donc ce « grand méconnu » en 1932, date de la sortie de l’ouvrage en Angleterre. Il est présenté comme un anglophile à outrance qui vénérait la constitution anglaise dont il s’était si fortement inspiré en 1789.

Cooper, futur ambassadeur, est fasciné par le charismatique Prince de Talleyrand, représentant de la vieille noblesse française, grand charmeur, exquis, spirituel, séducteur impénitent, « Maître des diplomates », corrompu et corrupteur qui, contrairement à ce que l’on peut croire, situait sa science de la persuasion aux antipodes de la duplicité et de la tromperie. Science qui donna ses fruits et sauva de l’humiliation la France vaincue lors du Congrès de Vienne en 1814 après la débâcle napoléonienne. A lire absolument, ce chapitre intitulé « le Congrès de Vienne » qui décrit avec maestria l’atmosphère de la Restauration et très en détail le travail colossal accomplit par le Talleyrand.

Cooper connaît son sujet à merveille et c’est un des attraits de cette biographie dont la structure est, au premier abord, des plus banales, puisqu’elle suit religieusement la chronologie des événements ; débutant avec les Etats Généraux, auxquels succèdent la Constituante, la Terreur, le Directoire, le 18 brumaire, le Consulat, l’Empire, la Première Restauration, les 100 jours, la Seconde Restauration, etc. Exception faite de la Terreur et de son séjour en Amérique -chapitre le plus ennuyant du livre ; heureusement le plus court-, notre homme est dans tous les gouvernements depuis 89 ! Voilà qui justifie un plan en apparence si banal ! Voilà qui donne du même coup une trame romanesque à cette vie exceptionnelle! On finit par aimer ce saltimbanque distingué et cynique ! On admire son instinct de survie et son intelligence hors du commun ! Grande réussite de la part de Cooper de nous faire aimer un être hautain et méprisant qui aujourd’hui seraient la pâture de la presse et des juges.

Ce « Talleyrand » est une lecture indispensable qui se lit comme un roman d’aventure, dans le sens le plus noble du terme. Vous rirez aux éclats avec les bons mots du maître, vous serez captivés par les intrigues de cour et les révélations ! Et quelles révélations ! La moins importante historiquement se trouve être néanmoins la plus cocasse :

« Sur ce, Napoléon se tourne vers Talleyrand qui est adossé à la cheminée dans une attitude typique, gracieuse et négligente. Pendant une demi-heure de temps, sans interruption, à jet continu, l’Empereur incendie Talleyrand. Il est accusé de tous les crimes : voleur, lâche, traître. Il a manqué toute sa vie à tous ses devoirs, il a trompé tout le monde, il ne croit pas en Dieu et il vendrait son propre père. Exaspéré par l’impassibilité de Talleyrand, le Corse perd son self-control, raille son infirmité et lui jette à la figure les infidélités de son épouse. Finalement brandissant son poing serré, il semble sur le point de le frapper. Mais il se contente de lancer à son vice grand électeur qu’il n’est que « de la merde dans un bas de soie ».

Les témoins de cette scène sont horrifiés. Le comportement de l’Empereur vaudrait un savon à n’importe quel officier qui traiterait un soldat de la sorte. Tous les témoignages concordent cependant sur un point : le seul qui dans cette pièce semble parfaitement indifférent à l’éclat, c’est sa cible, Talleyrand. Il n’a pas changé d’attitude, n’a pas rougi, n’a pas cillé. Comme si Napoléon ne s’adressait pas à lui.

Après cette tirade, Napoléon renvoie tout le monde. Talleyrand se dirige lentement vers la porte en claudiquant. Soudain, il se tourne vers l’un de ceux qui ont assisté à son épreuve et lance calmement : « Quel dommage qu’un si grand homme soit si mal élevé ! »5

Tout serait parfait dans cet ouvrage si l’auteur ne s’était laissé emporter par un instinct de classe –à n’en pas douter, le sien- qui va parfois jusqu'à l’outrance. Nous avons en face de nous un homme d’état doublé d’un bon écrivain. Redoutable mélange quand le second est au service du premier. La France nous en a donné de bons exemples avec Hugo et Lamartine. Quant à Châteaubriant (il avait Talleyrand en aversion), Cooper règle ses comptes avec lui, l’accusant notamment d’avoir travesti l’histoire dans ses mémoires d’outre-tombe…

Si Cooper néglige l’aspect éthique des événements traités, c’est sans aucun doute -nous le savons depuis Machiavel- par cette terrible nécessité du « milieu politique » qui traite les évènements par le haut sans jamais se soucier des êtres broyés par la raison d’état. Ouvrage politique donc que ce « Talleyrand », qui ne laisse pas le choix des armes au lecteur. L’esprit machiavélique, dans le sens littéral du mot, dont fait preuve Cooper est ici posé en axiome et la charpente admirablement travaillée de l’ouvrage voudrait nous faire croire à « l’inéluctabilité » des causes et des effets qui contribuèrent à faire la fortune et la gloire de Talleyrand. Cette connivence qu’il instaure avec le lecteur -connivence forcée, nous le répétons-, est un acte en faveur de la philosophie « conservatrice » de l’auteur. Un « conservatisme » illustré, nous n’en doutons pas, qui cache mal cependant ses tendances monarchistes. Un cocktail trop anglais pour le républicanisme de la troisième république, d’autant plus irritant qu’il a tendance à minimiser la personnalité de Napoléon, traité ici comme un ambitieux instable et insatiable. Voila qui expliquerait en partie la courte carrière de l’ouvrage en France.

Au delà des récriminations politiques, l’ouvrage reste cependant un morceau de choix tant ses qualités sont nombreuses, la plus remarquable étant la réhabilitation d’un immense homme d’état doublé d’une personnalité hors du commun.


Philippe Nadouce
Londres, le 8 juin 2003


1 Réédité en 2002 par les Editions Alvik. – 2 rue Malus – Paris Ve

2 J. Cambon dit de lui : « Si Talleyrand a, au cours de sa vie, souvent changé de parti, il n’a jamais changé d’opinion ».

3 Duff Cooper in « Talleyrand, un seul maître, la France », page 101. Alvik Editions.

4 Item – page 102

5 Page 204 - 205

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