par Philippe Nadouce
« Eritis sicut dii »
[1]
Un article sur Kafka ; un autre, à loccasion de la sortie de sa correspondance « complète » revue et corrigée par une grande maison dédition On ny coupe pas : « Cet inconnu », son « oeuvre mystérieuse et visionnaire »... Et puis, pour illustrer ; ces photos de jeunesse toujours les mêmes- aux grandes oreilles, aux yeux brûlants, mine timide et maladive, costard de petit fonctionnaire. Le journaliste parle de lhomme comme sil le comprenait. La souffrance du génie ; il en sait quelque chose. Il a lu son journal et les lettres à sa très chère et il cite : « profond sentiment de désespoir », « effondrement, impossibilité de supporter la vie », aversion du père, conflits religieux, laideur physique, etc. Une résistance héroïque aux instincts de mort, nous dit-on. Épique! Cette solitude de lartiste... Ajoutons à cela lincompréhension totale de ses contemporains, etc.
Cest tellement bien écrit que, pour le coup, on se surprend à désirer un pareil destin ; devenir « ptit juif » nous aussi, avoir cette mine de déterré, moisir toute une vie dans un bureau humide, ne pas vendre un seul exemplaire et demander à un ami traître de brûler toute notre oeuvre après notre mort. Cet homme eut une vie bien intéressante
On retrouve systématiquement dans la presse et les médias, ces litanies à lendroit de nos « pères », de nos « grands hommes » et, en général, de toutes les brillantes traces laissées par lintelligence au cours de notre histoire. La bonne volonté, les bons sentiments sont lapanage des couches épidermiques de la culture. Une culture inoffensive et tellement inepte quelle ne vaudrait presque pas la peine dêtre critiquée si elle ne nous touchait et environnait de la sorte. Cest, pour le citoyen moyen, la source principale du maintient dun niveau dinformation « décent », entre le bureau, la maison, les amis et les sorties. Le reste de notre savoir; le « sérieux », appelons-le ainsi, ne peut intéresser le plus grand nombre car pour lui, ce sérieux nest en fait quune rumeur ; il nexiste pas à proprement parler Rien à faire, la tangibilité de son existence nest seulement quune question de temps et dargent.
Au regard dun tel constat, les commentaires, les analyses, les opinions pris dans leur ensemble, à léchelle dun pays ou dun continent, ne sont rien de moins que la substance critique dune société ou dun peuple qui na ni le temps ni largent ! Cette grande entreprise de falsification perpétue une ridicule interprétation du monde qui nous semble pertinente et nous suffit pour vivre un quotidien dépourvu de la moindre marque dintrospection. Par la force des choses, nous sommes devenus paresseux, laissant à notre pilote automatique le soin de nous guider dun jour à lautre, dune opinion à une autre, sans jamais heurter lécueil du doute et prenant comme argent comptant les comportements les plus étranges, les pensées les plus absurdes. Bon nombre de ces idées reçues prospèrent et contribuent à multiplier les sources de confusion auxquelles se réfèrent constamment la jeunesse et les avant-gardes artistiques : lune dentre elles est le chant post-romantique célébrant la folie chez lartiste et le génie [2] ; la folie comme paramètre indispensable à la création.
Nietzsche, le premier, sentit que ce malentendu était luvre des « petits esprits » ; un des mille visages du ressentiment moderne.
Chez le paresseux, les conflits dune conscience pleine de culpabilité provoquent de petites « régressions » infantiles chargées de susceptibilité et de rancur.
La rancune implique un désir de vengeance et celui-ci est plus que patent chez ceux qui voient dans lesprit supérieur une menace.
Les gloses sur Kafka de notre journaliste sont autant dactes symboliques de destruction utilisés le plus souvent dune façon inconsciente par lensemble du champ journalistique qui, de par son action sur lopinion publique connaît dune façon instinctive la nature du ressentiment des sociétés et, répondant aux mécanismes du capitalisme, contribue à le perpétrer.
Ce ressentiment, cette volonté de souiller, jaillissent sous forme dune écriture automatique qui révèle un engouement pervers pour le martyr et les instruments de torture. La douleur et le supplice dun Kafka, dun Sade, dun Verlaine, ou de tout autre, sont transposés sur un plan idéal beaucoup plus simple à comprendre et à consommer puisquils nadmettent aucune ambivalence, aucune contradiction. Le supplice devient donc quelque chose de bon, de recommandable et esthétiquement indispensable pour sassurer la Gloire, la reconnaissance de tous. Dans ces conditions, lartiste, le penseur, le grand homme et leurs uvres, passent rapidement à un second plan ! Faut-il rappeler les réflexions que suscitèrent en France, pour ne citer que ce pays, la mort de Cioran ? A linstar de Barthe on serait tenter de dire que chez lhomme rassasié, chez le paresseux, lillusion de la réalité est préférable à la propre réalité qui dérange et qui est laide. Et nous le savons, la laideur nest jamais simple.
Cette négation pure et simple de la réalité a eu pour effet de perpétuer une image idyllique du « maudit » ou de lanticonformiste, une image superficielle, « désamorcée », inoffensive, qui met sur un même plan le Tragique et la gratuité, renferme lHomme dans un monde caricatural et grotesque.
Devant le spectacle du monde, le paresseux développe un « voyeurisme » qui, comme tous les penchants, est sans malice. Ce désir de trouver un nouvel « appétit de vivre », une nouvelle conscience, ne peut mener qua`léchec ; le manque de courage est trop grand, ce qui nous sépare de ceux qui ont « osé » est ineffable. Il nous est désormais presque impossible dapprécier et de juger des hommes qui « trouvent leur bonheur là où dautres trouveraient la perdition » [3] . La Gloire, limmortalité de nos grands hommes connait des périodes fastes, sans aucun doute, mais la profonde solitude qui caractérisa leur existence est perpétrée dans la mémoire des hommes, dans leur vie éternelle.
Lhomme moderne a compris les grands traits de la pensée dun Kafka, non pas pour les avoir raisonnés mais plutôt parce que lHistoire sest chargée de lui mettre le nez dedans avec une violence inouïe ! Une paresse séculaire a cet inconvénient.
On ne flatte le plus souvent dans nos « grands hommes » que le prophète. Une telle déclaration est, évidemment, faite a posteriori. Cest en quelque sorte le dernier acte de cette farce. Le concept de « prophète » est devenu un fourre-tout qui a le mérite de sadapter à tous les types de « surhommes ». Nous y trouvons pêle-mêle le Christ, Galileo Galilei, Sade, Mao, Nietzsche, Rabelais, Pelé, etc. Cette réduction est un rite de libération et sa nécessité nest plus à mettre en doute Une telle entreprise de nivelage, commencé pour certain il y a 400 ans [4] ; une telle négation de notre propre grandeur, de notre condition, sacrifiée, répétons-le, au profit de laccumulation matérielle, a bouleversé jusquau plus profond de nous même les assises de notre âme. Le complexe de Procuste dont nous souffrons, célèbre le retour à un monde primitif et inconscient où la totalité de nos refoulements sont autant de menaces de cataclysmes.
La meilleure des conclusions pourrait être cette invitation que je reçus en 2000 de lInstitut allemand de Madrid. On allait y célébrer Nietzsche, son uvre, sa grandeur, etc. Un metteur en scène à la mode dirigeait le spectacle ; des textes mis bout à bout entre lesquels on avait glissé des lieds (chantés en direct) composés par Nietzsche lui-même. Tout cela promettait.
Le spectacle auquel jassistai fut un véritable cauchemar. La sélection des textes sapparentait à une mutilation en règle, Nietzsche y apparaissait comme un penseur badin et précieux, très bourgeois, soucieux même de ne blesser personne. On ne philosophait plus « à coups de marteau», on papotait de choses et dautres entre deux han ! et quelques notes de musique. La frayeur quinspire encore cet homme est tout à fait stupéfiante ; les aberrations auxquelles il fut soumis ce jour-là ne le sont pas moins.
Philippe Nadouce est écrivain et dramaturge. Réside en Espagne depuis 1988.