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Montaigne - Le caractère auto-référentiel de la pensée.
par Marc Foglia

MONTAIGNE

 

       

   Peut-on concevoir une pensée qui n'aurait pas d'autre référent qu'elle-même? Cette pensée ne se présente ni comme une image de Dieu, ni comme une image du monde, mais comme une expression de soi. Elle n’est alors que  le reflet de sa propre activité. Il y a chez Montaigne un emportement philosophique, qui pousse notre auteur à accepter que la pensée humaine soit sans référentiel. On peut considérer qu’en se libérant peu à peu du statut médiéval de la pensée, celui d'une pensée non-libre par rapport à la vérité chrétienne, certains penseurs de la Renaissance ont peu à peu rendu la pensée philosophique à elle-même. Montaigne fait partie de ceux-ci. Familier des Anciens, conscient de la diversité des “ doctrines ”, il pousse à son terme l'indépendance de la pensée.

  Les pensées auxquelles Montaigne se réfère sont des pensées “ simplement humaines et miennes ” (chapitre I,56, “ Des prières). Celles-ci n’ont de relation certaine ni avec Dieu, ni avec le monde. Lorsque nous croyons parler de Dieu, mais ne faisons que parler de nous. "Nous disons que Dieu craint, que Dieu se courrouce, que Dieu aime, Immortalia mortali sermone notantes, ce sont toutes agitations et émotions qui ne peuvent loger en Dieu selon notre forme ; ni nous, l'imaginer selon la sienne[1]." La pensée et le langage humains sont radicalement coupés de ce qui les transcende - ou plutôt, nous ne pouvons pas savoir s’ils nous font connaître ce qui les transcende. Il n’y a rien, dans le mot de “ Dieu ” ou dans celui de “ chose ”, que nous pouvons connaître en dehors de l’expérience que nous en avons. Ce que nous connaissons, ce sont donc des “ apparences ”. Comment pourrions-nous savoir si nos représentations saisissent fidèlement les choses ? “ Tout ainsi comme, qui ne connaît pas Socrate, voyant son portrait, ne peut dire qu’il lui ressemble[2] ”. La pensée se réfère au sujet qui les énonce, avant de dire quelque chose des objets dont elle parle. “ Ce sont ici mes fantaisies, par lesquelles je ne tâche point à donner à connaître les choses, mais moi : elles me seront à l’aventure connues un jour[3] (…). ”

Pourtant, Montaigne maintient aussi qu’il faut connaître les choses, au lieu de se complaire dans certaines illusions. Ce que nous appelons aujourd’hui l’ethnocentrisme, l’anthropocentrisme, le relativisme ou le subjectivisme, sont des défauts que Montaigne combat tout au long des Essais. Ces défauts qui nous vouent à la faute de jugement sont des phénomènes naturels, et il n'y a pas lieu de les considérer comme des défauts particuliers à l'homme. "Il nous faut noter qu'à chaque chose, il n'est rien plus cher et plus estimable que son être (le lion, l'aigle, le dauphin ne prisent rien au-dessus de leur espèce) et que chacune rapporte les qualités de toutes autres choses à ses propres qualités[4] (...)."Montaigne accepte l'anthropomorphisme de la religion humaine, comme quelque chose qui relève de la nature en l’homme, et ne doit pas faire scandale aux yeux d’un philosophe. “ Pourtant disait plaisamment Xénophane que, si les animaux se forgent des dieux, comme il est vraisemblable qu’ils fassent, ils les forgent certainement de même queux, et se glorifient comme nous. Car pourquoi un oison ne dira ainsi : toutes les pièces de l’univers me regardent ; la terre me sert à marcher, le soleil à m’éclairer, les étoiles à m’inspirer[5] (…). ” () Mais est-ce que la pensée humaine se trouve ainsi vouée à une autoréférence dont elle ne peut sortir ? La philosophie et la religion ne sont-elles pas des élaborations théoriques de ce penchant naturel et irrépressible ? “ Regardez les registre que la philosophie a tenu deux mille ans et plus des affaires célestes : les dieux n’ont agi, n’ont parlé que pour l’homme[6] (…). ” Les dieux sont chargés tantôt de guérir les maladies, tantôt de faire naître les raisins. “ L’homme forge mille plaisantes sociétés entre Dieu et lui[7]. ” () Pourtant, si la pensée était destinée par sa nature à faire seulement référence aux intérêts, aux passions et aux coutumes, la critique de l’anthropocentrisme ne serait pas possible. Il faut supposer que la pensée soit capable de faire référence à elle-même d’une autre manière. L’essai du jugement est une manière de renouveler le rapport que la pensée entretient avec soi.

  L’homme se leurre avec des objets qu’il a lui-même forgés. “ Les enfants ont peur de leurs amis mêmes quand ils les voient masqués, aussi avons-nous. Il faut ôter le masque aussi bien des choses, que des personnes[8] (…). ” Mais il n’est pas voué à une telle illusion, comme le montre la possibilité des exercices critiques du jugement. Montaigne prend ses distances vis-à-vis des discours par lesquels l’homme se fait le centre de tout. Il s’attache ainsi à montrer que les hirondelles et les chiens ont la capacité de juger. Mais il invente aussi un nouveau type de rapport à soi : longtemps, on a cru que ce rapport était celui d’un autoportrait. Montaigne cherche d’abord la fidélité à soi, qui suppose la fidélité à l’instant : "Je ne peins pas l'être. Je peins le passage : non un passage d'âge en autre, ou, comme dit le peuple, de sept ans en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute" (III,2,805b). L’écriture doit suivre les menues variations de la pensée, et devenir sensible au grain le plus petit des choses. Même si nous n’avons pas accès à Dieu ou aux choses, notre pensée entretient cependant une relation avec elle-même qui n’est pas nécessairement une tromperie. Montaigne déjoue les discours tout faits. Il dénie à son œuvre la qualité d'œuvre achevée, et revendique pour elle le statut de work in progress. "Au demeurant, je ne corrige point mes premières imaginations par les secondes (...). Je veux représenter le progrès de mes humeurs, et qu'on voie chaque pièce en sa naissance[9]." “ Cette humeur commune ne me plaît pas[10] (…). ” On ne peut pas dire que les pensées consignées dans les Essais soient vraies, parce qu'elles reflèteraient correctement un état du monde. Pourtant, elles disent le vrai d’une pensée, au sens où elles font le tri entre ce qui tend à recouvrir la pensée d’une autorité extérieure, et le travail d’une pensée indépendante en train de se faire.

Mais comment la pensée peut-elle encore penser, si elle n'est en relation avec rien d'autre qu'avec elle-même ? L'auto-référentialité semble vouer la pensée à l’absence d’objets, à la stérilité. Pourtant, les opinions changent, les jugements se confrontent les uns aux autres, la pensée appelle la pensée. Les discours appellent d’autres discours, contradictoires avec les premiers, ou simplement divergents : tout se passe comme si la raison était capable non seulement de se diversifier, mais aussi de tirer avantage de cette mutabilité. Si Montaigne souligne autant la versatilité de l’homme, c’est sans doute parce qu’il comprend que cette aptitude à la diversification doit l’emporter sur la tendance au dogmatisme. L’espoir de trouver le repos dans une vérité unique est une faute de jugement, au regard de la condition humaine. La pensée reste incapable de se référer à une vérité unique, sans s’en écarter aussitôt. En revanche, elle est capable de se référer à soi sous une forme critique : dans l’Apologie de Raymond Sebond, Montaigne met en scène le combat des diverses “ sectes philosophiques ”, concernant par exemple la nature de Dieu[11]. Cette relation critique vaut aussi dans la relation entre un auteur et son lecteur, ou bien entre deux personnes qui conversent. Elle vaut également au niveau de la pensée individuelle elle-même. Chaque pensée entretient une certaine étrangeté avec elle-même, étrangeté que le temps rend manifeste - comme s’il nous était difficile de reconnaître qu’une pensée, une fois exprimée, était parfaitement nôtre. Le temps peut cependant être un allié, pour réussir tôt ou tard à se débarrasser de la prétention des dogmatiques, qui veulent enclore la vérité dans une doctrine particulière. La notion de vérité absolue transcende l’esprit humain, qui reste incapable de lui donner un contenu fixe. Quant à la vérité que l’esprit peut posséder, elle est relative au temps : “ Avant que les principes qu’Aristote a introduits fussent en crédit, d’autres principes contentaient la raison humaine, comme ceux-ci nous contentent à cette heure. Quelles lettres ont ceux-ci, quel privilège particulier, que le cours de notre invention s’arrête à eux, et qu’à eux appartienne pour tout le temps à venir la possession de notre créance[12] ? ” Le temps est l’auxiliaire le plus précieux de la liberté de pensée. Montaigne n’a donc pas besoin de concevoir la liberté de pensée à partir d’un fondement métaphysique : il lui suffit de remarquer le penchant de la pensée à la variation, et de souligner le rôle que joue le hasard dans l’invention perpétuelle.

  Il y a du fortuit dans l’engendrement perpétuel des pensées, de l’imprévisible. Montaigne note que cela nous empêche de coïncider avec nous-mêmes et déboute la pensée hors de ses propres habitudes. Si nous nous observons avec sincérité, nous sommes obligés de mesurer la déviance de l'idée en train de se former par rapport au sens visé, ou bien du commentaire par rapport au texte commenté, ou bien encore du jugement récapitulatif par rapport aux jugements antérieurs. Le sens est à prendre comme un acte incertain d’auto-génération. C’est un processus mental diversifié, non l’acte de possession d’une chose présente. Montaigne sait que la pensée est d’autant plus féconde qu’elle accepte de s’écarter d’un plan préconçu et de suivre les inspirations du hasard : "Je ne me tiens pas bien en ma possession et disposition. Le hasard y a plus de droit que moi. L'occasion, la compagnie, le branle même de ma voix, tire plus de mon esprit, que je n'y trouve lorsque je le sonde et emploie à part moi[13]." Montaigne n’écrit pas ses Mémoires, comme l’a fait peu de temps auparavant, par exemple, Henri de Mesmes[14]. Ce serait assujettir l’engendrement des pensées à l’autorité d’un passé, et à l’ordre linéaire d’un texte. Or, même la mémoire ne peut pas être entièrement soumise à ce projet, dans la mesure où elle fait se souvenir de ce qu’elle veut et non de ce que nous voulons. L’essai est une manière de concilier l’effet diversifiant du hasard, avec la détermination de mettre à l’épreuve son jugement sur un thème donné. Il faut que la pensée puisse bénéficier de cette possibilité inattendue : la pensée, pourtant faible, peut tirer beaucoup de soi. S’il était possible de programmer à l’avance un tel gain, l’essai n’aurait son sens d’essai. Le mouvement effectif de la pensée serait une sorte de temps infécond, simple transit entre un projet et sa réalisation écrite. Dans Montaigne en mouvement (1984), Jean Starobinski a montré que la pensée, en quête de soi, n’a besoin que de son propre mouvement pour s’enrichir. Il pose aussi la question suivante : ce mouvement suffit-il pour que la pensée puisse se trouver elle-même ? Selon nous, cette question ne devrait pas être adressée à Montaigne, puisqu’elle présuppose que le processus d’invention et de diversification s’oriente encore vers la possession d’une vérité, la vérité de soi. La forme de l’essai permet à la pensée de rester en mouvement. L'expression hasardeuse, arbitraire et contingente fait partie de sa dynamique, bien qu’elle ne l’explique pas en entier. L’essai poursuit la connaissance de soi, mais en réalité il contribue à l’invention de soi : “ Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre ne m’a fait, livre consubstantiel à son auteur, d’une occupation propre, membre de ma vie ; non d’une occupation et fin tierce et étrangère comme tous les autres livres. Ai-je perdu mon temps de m’être rendu compte de moi si continuellement, si curieusement[15] ? ”. L’essai tire parti de la non-coïncidence avec soi.

   On pourrait objecter à Montaigne qu’il ne ramènerait aucune vérité de sa quête. Mais le jugement à l’œuvre dans les Essais n’écarte pas les vérités positives : Montaigne reste ouvert à toute forme de vérité, indépendamment de la méthode qui permettra de la découvrir, ou bien de la personne qui l’énoncera : “ Je festoie et caresse la vérité en quelque main que je la trouve, et m’y rends allègrement, et lui tends mes armes vaincues, de loin que je la vois approcher[16]. ” La valeur d’une pensée repose en partie sur sa capacité à reconnaître le vrai, mais elle ne s’y réduit pas. Si l’on se réfère au chapitre III,8, “ De l’art de conférer ”, la valeur que démontre un jugement dans la conversation ne se mesure pas au nombre de vérités qu'il est susceptible d'énoncer. Au critère de la vérité, dont le référentiel est extérieur à la parole et à la pensée, Montaigne substitue celui de l’à-propos ou de l' “ ordre ”. Une conversation est vigoureuse lorsque les interlocuteurs s'écoutent mutuellement et se répondent. Plus que la vérité, ce qui importe est la bonne conduite des jugements. Plus que la connaissance de vérité, ce qui importe est de bien comprendre une situation. Montaigne souligne que la possession éventuelle d’une vérité reste insuffisante, si l’on veut par exemple que les affects mis en jeu dans une conversation soient rétribués. "Quand vous gagnez l'avantage de votre proposition, c'est la vérité qui gagne ; quand vous gagnez l'avantage de l'ordre et de la conduite, c'est vous qui gagnez[17]." C’est dans la conversation conçue comme une sorte de joute, comme une succession d’attaques, de défenses, et de replis, et non dans l’enchaînement de discours vrais, que la conversation prend la dimension d’un jeu où l’on gagne en personne. Pour gagner, il faut être capable de conduire son jugement “ prudemment et ordonéement[18] ”. L'ordre est un critère interne à l’enchaînement des questions et des réponses, tandis que la vérité désigne un rapport que la pensée entretient avec un dehors. La pensée est dialogique, lorsqu’elle s’apprécie par rapport à une autre pensée. Lorsque Montaigne porte un jugement sur une pensée, il est moins attentif à sa teneur en vérité, qu’aux aptitudes et aux vertus démontrées par la conduite du jugement. L'ordre, la vigueur ou la beauté sont des critères d’appréciation qui peuvent se référer à cette conduite. La vérité le peut difficilement, tandis que la capacité à reconnaître le vrai, à son tour, peut être mise au compte du bon jugement.

   Il existe façon et façon de se rapporter à soi. Montaigne est aussi le critique d’une pensée qui se réfère exclusivement à elle-même, sans prendre en compte la réalité. Il montre l’inanité de la science de son temps, qui a délaissé la réalité pour s’enfermer dans son propre discours. “ Je vois ordinairement que les hommes, aux faits qu’on leur propose, s’amusent plus volontiers à en chercher la raison qu’à en chercher la vérité : ils laissent là les choses, et s’amusent à traiter les causes. Plaisants causeurs[19]. ” Le jeu de mots sur la cause et les causeurs recouvre une accusation sérieuse : parce qu’Aristote a dit que l’on connaît une chose lorsque l’on connaît sa cause, on a oublié la considération des choses mêmes. De la même façon, la pensée oublie d’exercer ses propres forces, en choisissant la forme du commentaire : "Qui ne dirait que les gloses augmentent les doutes et l'ignorance, puisqu'il ne se voit aucun livre, soit humain, soit divin, auquel le monde s'embesogne, duquel l'interprétation fasse tarir la difficulté[20] ?" La prolifération des commentaires ne nous fera pas saisir une vérité originelle. Ne sommes-nous pas voués à l’interprétation, comme à la seule manière qui nous soit offerte d’appréhender le sens d’une pensée ? Cela veut dire que nous sommes voués à la perte du sens, et à son ressaisissement par l’exercice du jugement. Il faut donc que l’invention compense la déperdition. Le défaut d’une vérité une et stable se fait cruellement sentir, à l’âge de la multiplication des livres et des interprétations, qui rendent caduques les vérités établies. Nous pouvons cependant éprouver de l'admiration devant l'inépuisable fécondité de l'esprit, libérée par l’invention de l’imprimerie et par le mouvement humaniste.

  L'activité de la pensée cesse de valoir à partir d'une fin. Ce n’est ni la vérité, ni la vertu que Montaigne poursuit. La pensée est libre de s’affirmer comme valant par elle-même. "C'est un mouvement irrégulier, perpétuel, sans patron, sans but[21]." Chaque pensée singulière a la possibilité de se diversifier à l’infini, que ce soit par rapport à elle-même, ou par rapport à la pensée d’autrui. La pensée se sait libre, en ce que le mouvement d’auto-génération de la pensée lui donne le pouvoir d’esquiver les arrêts dogmatiques, et de contourner les diverses fixations doctrinales. Avis aux dogmatiques et aux censeurs : on ne pourra ni arrêter la pensée, ni la soumettre à des lois.

 

Marc Foglia

 

 



[1] II,12, p.499a, dans l'édition Pierre Villey aux Presse Universitaires de France. La lettre en minuscule correspond à l’édition : 1580 pour la lettre a, 1588 pour la lettre b, et les ajouts manuscrits postérieurs pour la lettre c.

[2] II,12,600-601b

[3] II,10,407a, “ à l’aventure ” ayant ici le sens de “ peut-être ”.

[4] II,12,532bc

[5] 532b

[6] 533b

[7] 534b

[8] 96a

[9] II,37,758a

[10] III,13,1004b

[11] II,12,514-516c

[12] II,12,570a

[13] I,10,40a

[14] Voir Henri de Mesmes, Mémoires, E. Frémy (ed.), Slatkine Reprints, Genève, 1970

[15] II,18,665c. L’adverbe “ curieusement ” veut dire ici, “ avec tant de soin ”, “ en menant une enquête si détaillée ”.

[16] III,8,924b

[17] III,8,927b

[18] III,8,928b

[19] III,11,1026bc

[20] III,13,1067b

[21] III,13,1068b

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