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La pharmacie de Jacques Derrida
par Calciolari

Per Jacques Derrida nella “Farmacia di Platone” (in La dissémination, 1972, Seuil, uscito in Tel Quel, n

 

 

En lisant La pharmacie de Platon, texte paru en 1968 sur “Tel Quel”, n. 32 et 33, et puis dans La dissémination (Seuil, 1972), qui est peut-être l’un des textes de Derrida le plus dense et le plus clair sur sa démarche philosophique, en tenant compte du chemin fait par le philosophe jusqu’ici, il est question d’affronter la difficulté de l’œuvre pour rejoindre la simplicité de son chiffre.

Jacques Derrida écrit en ouverture de La pharmacie de Platon: “un texte n’est un texte que s’il cache au premier regard, au premier venu, la loi de sa composition e la règle de son jeu. Un texte reste d’ailleurs toujours imperceptible. La loi et la règle ne s’abritent pas dans l’inaccessible d’un secret, simplement elles ne se livrent jamais, au présent, à rien qu’on puisse rigoureusement nommer une perception” (La dissémination, 79).

Le texte n’est pas encore écrit, et pour chacun cela concerne une restitution à faire. Aussi pour l’œuvre de Jacques Derrida, aujourd’hui considéré comme le philosophe le plus important parmi ses confrères. Que reste-t-il de son itinéraire, au-delà de la phallophorie sociale qui privilégie les personnages au mépris de leurs contributions? Le texte n’a pas d’accès direct, pas de perception, et la question est posée, celle d’un texte qui n’est plus sous l’emprise du présent, c’est-à-dire d’un texte sans plus d’ontologie. Point de mythologie de l’être.

Dans La pharmacie de Platon, Derrida lit les mythes fondateurs de l’écriture. Puis il cherchera toujours à confirmer cette lecture, aussi avec “La scène de l’écriture”, dans L’Écriture et la Différence (1967), en constitue un supplément. Justement, la question du supplément hante l’œuvre de Derrida, pour qu’il serait question à nommer “les paradoxes de la supplémentarité” (81).

 

Quelle est l’écriture qu’intervient dans le récit de Platon: une écriture du déjà écrit en tant que tout serait déjà tout dit? Telle est l’écriture même de Jacques Derrida: “A très peu près, nous avons déjà tout dit de ce que nous voulions dire”, qui dit “de Platon qui disait déjà dans le Phèdre que l’écriture ne peut que (se) répéter, qu’elle ‘signifie (semanei) toujours le même’ et qu’elle est un ‘jeu’ (paidia) (81). Derrida écrit par “force de jeu”, “au risque toujours et par essence de se perdre ainsi définitivement. Qui saura jamais telle disparition?” (79). En écrivant les chances d’être lu par le texte de Platon, Derrida parle des siennes. “La dissimulation de la texture peut en tous cas mettre des siècles à défaire sa toile”. Le fil du texte est “caché”. Et aucune lecture est valable: Derrida en fait le catalogue à prescrire, au point qu’aussi “le supplément de lecture ou d’écriture doit être rigoureusement prescrit” (80). Parce qu’il n’est pas question d’en ajouter ou d’en rajouter, mais de l’écriture même comme supplément.

Certes, l’expérience est de la parole et non du discours qui se pose en maître et contrôleur de la vie. Et de l’expérience, il n’y a que le récit. La raison, comme théorise Jean-Pierre Faye, est raison narrative. Aussi de la science, comme de l’écriture, il n’a que le récit. Donc, le récit est originaire, et même le récit qui cherche la mimésis complète est originaire, en tant que recherche toujours manquée de se poser comme copie. La répétition, aussi, n’est pas du même: elle est une fonction originaire dans la parole, sans qu’elle soit la parole à se répéter. Ce n’est pas le signifiant à se répéter, mais son fonctionnement en tant que le signifiant se divise de lui-même et diffère de lui-même.

Alors, l’écriture du discours réalise ses prémisses logiques, ses postulats, de façon implacable, inéluctable, impitoyable.

Si la vie est ôtée de l’écriture, ce sera l’écriture de la mort, l’écriture ontologique, celle de l’être pour la mort. C’est pour cela que Jacques Derrida a pu dire: “Rien de ce que je tente n’aurait été possible sans l’ouverture des questions heideggériennes” (Positions, 1972, p. 18), sans pour autant arriver à la reconnaissance de dette de Michel Haar: “Nous devons tout à Heidegger” (Cahier de l’Herne. Heidegger, 1983).

Le texte de Platon, dans ce cas, est le Phèdre, et non ce qui est dit dans le Phèdre comme mythe de l’écriture. Platon condamne l’écriture du discours et l’écriture originaire est celle du Phèdre. Nous pouvons lire aussi le texte de Platon comme négation de l’écriture en tant que répétition du même, et en tant que telle comme appartenant au même discours, mais justement le Phèdre est originaire dans son indication d’une autre piste à explorer pour l’écriture. Platon, donc, explore les paradoxes de l’écriture du discours.

 

Quelle est donc la matière de l’écriture? Déjà évoquée au début du Phèdre, la Pharmacée (Pharmakeia) annonce l’écriture comme pharmakon: “Socrate compare à une drogue (pharmakon) les textes écrits que Phèdre a apporté avec lui” (87). Derrida laisse toujours en grec le mot “pharmakon” – et c’est la question – qui signifie soit remède soit poison, soit drogue soit médicament.  “Le pharmakon serait une substance […] l’anti-substance elle même: ce qui résiste à tout philosophème” (87).

Pour l’écriture du discours, et puis du logos, et enfin de l’être, il n’y a pas de matière mais de substance, qui est double. C’est-à-dire que la substance et l’antisubstance, le remède et le poison, sont encore des caricatures de la matière, qui reste insubstancielle et insémiotisable.

Jacques Derrida élabore un supplément d’une “fabuleuse généalogie de l’écriture” (93), la même qui est de Socrate et qu’il attribue, avec un écart, à Platon. Cela se passe à travers le mythe de Theuth et de Thamous. D’un dieu l’autre. Deux dieux. “Un demi-dieu parlant au roi des dieux”. Non pas Dieu. Mais, un dieu inférieur et un dieu supérieur.

Theuth propose l’écriture à Thamous comme une « connaissance (to mathema) » pour la remémoration: “mémoire aussi qu’instruction ont trouvé leur pharmakon” (Phèdre, 274 e). Et Jacques Derrida souligne: “l’écriture est proposée, présentée, déclarée comme un pharmakon” (91), et en tant que telle est acceptée. Donc, pas de mémoire, mais remémoration. C’est comme pour le pharmakon, la question sera quelle est la bonne remémoration et quelle est la mauvaise.

Donc, deux dieux, comme plus tard dans le texte de Schreber, mais sans l’ironie inconciliable du président. Le dieu mineur et le dieu majeur (même infiniment mineur et infiniment majeur) sont ce qui reste de la tentative de ôter Dieu. Les dieux du polythéisme sont l’hypotypose de la délégation à Dieu: ils sont les gardiens de l’impossible mise à mort de Dieu. Et dans ce mythe, Theuth est fils du fils et Thamous est père du père. Ainsi, le père du logos n’est pas le père dans l’expérience, n’est pas le père dans la parole, dans sa fonction de nom. Et donc, selon Derrida: “La spécificité de l’écriture se rapporterait donc à l’absence du père” (95).

L’écriture du discours est l’écriture du totem et du tabou. L’écriture de l’absence du père est l’écriture parricide, mais aussi matricide, sans le temps. C’est l’écriture du même au même en passant par le même, sans l’Autre.

Le totem par excellence est animal, selon Freud. Et alors, bien sur, pour Derrida: “Le logos est un on. Cet animal naît, croît, appartient à la physis. La linguistique, la logique, la dialectique et la zoologie ont partie liée” (97).

A ce point, il n’y a plus qu’un passage: de l’homme comme animal mortel d’Aristote à l’écriture de la mort. “Le dieu de l’écriture est aussi, cela va de soi, le dieu même de la mort” (113), jusqu’à occuper la place du mort (115).

 Non pas toute l’analyse de Jacques Derrida va dans cette direction, par exemple: “Le pharmakon et l’écriture, c’est donc bien toujours une question de vie ou de mort” (130). Cependant, la vie reste un supplément de la mort. C’est une survie. Et apparemment, il n’y a pas de sortie de la vie circulaire. Même dans un texte récent, Les états des lieux de la psychanalyse,  Jacques Derrida ne trouve pas l’au-delà de la pulsion de cruauté et il accepte le pharmakon, la dernière et plus petite goutte de sang, la dernière goutte de ciguë.

 

Les apparents oppositions, jusqu’au rêve de la conjonction des opposés, traversent aussi le texte de Jacques Derrida. Le bien et le mal, le dedans et le dehors, le vrai et le faux, l’essence et l’apparence, le vivant et le mort… et non seulement le pharmakon comme remède et poison. La philosophie, autrement dit, l’ontologie, se fonde sur la mort du “deux” et de la contradiction. Pour Héraclite: “nous sommes et nous ne sommes pas” et déjà par Parmenide: “nous sommes”, ayant perdu la contradiction et la négation, qui reviendra deux mille trois cents ans après avec Freud et le “ver” de verdrängung, traduit à tort ou à raison en français avec “refoulement”. C’est-à-dire par l’invention d’un non-philosophe, qu’est plutôt un talmudiste hassidique, comme Sigmund Schlomo.

Le polythéisme se métamorphose de mythe en logos, et puis en système par Aristote. La mort du deux, la mort du un et la mort du tiers deviennent respectivement: le principe de non-contradiction, le principe d’identité et le principe du tiers exclu. Et cela entraîne la mort du zéro, la mort de l’esprit, la mort de Dieu, la mort de la matière, la mort de l’écriture, la mort de la langue, la mort de la mémoire, la mort de la vie rongée à mort. Logique de la mort qui rebondie de la logique binaire de Boole à la chaîne signifiante de Lacan.

Certainement, s’en apercevoir est à la portée de chacun, mais pas à celle de la logique du supplément, celle du pouvoir de la mort, de l’administrer: de la donner et de se la donner.

Il faut être absolument clair : la vie pour la philosophie est un cercle, une sphère, une chaîne, une ligne qui à l’infini se rejoigne ; un ouroboros qui dévore sa queue. Et il suffit de dire qu’avec une telle ligne nous pouvons aussi aller dans le passé à tuer notre père avant d’être généré, pour avoir un des plus grands logiciens de notre ère: Kurt Gödel.

Alors, tout en découle du postulat de mort: la série est sans sortie et le mouvement même de la vérité (aletheia) est déploiement du mnemè (131). C’est-à-dire, la mémoire du cercle de la fonction de mort. Heidegger est allé jusqu’à dire que l’être même est circulaire.

Le supplément se révèle un déplacement fonctionnel: “L’excès – mais peut-on encore l’appeler ainsi? – n’est qu’un certain déplacement de la série” (129). Le même rêve est nourrit par Lacan  sous le nom de “but de réel” qui devrait venir d’un signifiant nouveau dans la chaîne signifiante. Et le supplément du supplément (136), et ainsi de suite, appartient à la logique du supplément, qui est une algèbre, faite pour avoir des géomètres exécuteurs.

Le simulacre serait une imitation du vrai, du savoir absolu, et en fait, il substitue le souvenir et ses archives à la mémoire, l’originale et la copie à l’originaire, la prothèse à l’organe. L’homme du cercle et du supplément est l’homme de la pseudo vie, il est l’homme prothèse. La marionnette. L’archétype: chaque type qui passe par originel est la copie impossible de l’originaire. Alors, le vrai est-il “le répété de la répétition, le représenté présent dans la représentation” (138), tout étant présence?

En ôtant le faire, le pragme, il y a l’être et ses doubles et puis ses multiples. En ôtant la vie, il y a la présence et l’absence de la mort, toute sa circulation. En outre, ces “grandes oppositions” semblent structurelles à la vie et cependant elles sont fantasmagoriques, tout en soulignant le « deux ». Le cercle est l’impossible système du deux, il est sa couverture, qui est le “retrait” en Heidegger.

Jacques Derrida note que les « limites de l’anthropos » viennent “à partir de cette ambivalence zoopharmaceutiques” du même pharmakon (148). Mais il maintient ces limites, en particulier : la double nature de l’homme. Et aujourd’hui comme jadis pour la philosophie, le un se divise en deux. L’homme double. L’animal dans l’animal. Le vivant dans le vivant. La partie double, et puis multiple. Presque jamais perçue, par exemple, dans cette phrase: “En nous c’est l’enfant qui a peur. Il n’y aura plus de charlatans quand l’enfant qui se «maintient au-dedans de nous» n’aura plus peur de la mort” (150).

Louis Althusser affirmait déjà qu’en chacun de nous il y a un enfant pervers qui dicte sa loi, et en vain il a toujours cherché de se faire passer par la bonne enveloppe de l’enfant innocent.

Il est aussi à noter que la négation du père, et donc de l’autorité (rien à voir avec ses dénégations, telles l’autoritarisme et l’anti-autoritarisme), entraîne la création des comités : qui devraient fixer, ou moins, le limite pour le reste de la communauté. C’est ainsi, par exemple, que Umberto Eco établit les limites de l’interprétation; et de même, l’interprétation infinie est dictée par le même comité (de charlatans qui dénoncent toujours le charlatanisme de l’Autre).

Jacques Derrida remarque que la ciguë n’a jamais eu dans le Phédon d’autre nom que pharmakon, et il note aussi que “la ciguë a un effet ontologique” (157), mais il va à formaliser lui aussi la philosophie comme “cette transmutation de la drogue en remède, du poison en contre-poison” (156). Transmutation que dans l’œuvre de Claude Lévi-Strauss va de la nature à la culture. Toujours l’hominisation. Pas de transsubstantiation. Et c’est pour cela que la philosophie lit encore et encore la théologie comme discours sur un théos grec. Pas d’autre lecture de l’instance du monothéisme.

 

Voici la formalisation du pharmakon fait par Jacques Derrida. Avant la dichotomie remède / poison, le pharmakon est “l’élément commun, au medium de toute dissociation possible” (158). Et cependant, il est l’élément pas tout à fait commun, qui dans sa particularité entre dans la parole jusqu’à rejoindre sa singularité de cas.

Derrida donne son statut à la « différance », au propulseur de son ontologie, qu’il va distinguer de la différence, en disant que :

 

“le pharmakon est le mouvement, le lieu et le jeu (la production) de la différence. Il est la différance de la différence. Il tient en réserve, dans son ombre et sa veille indécises, les différents et les différends que la discrimination viendra y découper. Les contradictions et les couples d’opposés s’enlèvent sur le fond de cette réserve diacritique et différante. Déjà différante, cette réserve, pour «précéder» l’opposition des effets différents, pour précéder les différences comme effets, n’a donc pas la simplicité ponctuelle d’une coincidentia oppositorum. A ce fonds la dialectique vient puiser ses philosophèmes. Le pharmakon, sans rien être par lui-même, les excède toujours comme leur fonds sans fond. Il se tient toujours en réserve bien qu’il n’ait pas de profondeur fondamentale ni d’ultime localité. Nous allons le voir se promettre à l’infini et s’échapper toujours par des portes dérobées, brillantes comme des miroirs et ouvertes sur un labyrinthe. C’est aussi cette réserve d’arrière-fond que nous appelons la pharmacie” (158-159).

 

Ce pharmakon est un lieu, paradoxale (fonds sans fond) qui est toute une pharmacie, et qui a d’autres noms en d’autres théories. Certes, il va de la caverne platonicienne jusqu’au retrait (de l’être) de Heidegger et puis jusqu’au trésor des signifiants ontologiques de Lacan. C’est un lieu fermé, bouclé sur soi-même, et lorsqu’il s’échappe s’est pour un labyrinthe. Pas de paradis. Les choses ne procéderaient pas de l’ouverture originaire mais de la couverture à percer, comme dans le texte de Heidegger: par désobstruction, par déconstruction, par destruction, par strip-tease. Et de la brèche de la couverture – qui reste aussi la “différance de la différence” – vient : l’être pour la mort, le sujet à la mort, l’écriture de la mort, le discours de la mort, la mort du père, la mort du fils, la mort de l’esprit, la mort de la matière, la mort de la mère, la mort de l’Autre, la mort de Dieu… la mort en toutes ses sauces.

Où Derrida place la différance, là il y a l’ouverture originaire, le “deux”, et non plus le un qui par découpage produirait les couples des oppositions.

C’est de la croyance dans la couverture qui procède celle dans la déconstruction. Pas de surprise, aujourd’hui, que le mot soit la traduction proposée par Derrida du mot heideggérien abbau. Et à plus fort raison, là où la « déconstruction » n’est pas du texte, mais de la vie. Dans le cas particulier du Phèdre, Derrida lit aussi le pharmakos (magicien, empoisonneur, bouc émissaire) à côté du pharmakon, ce qui n’était pas en Platon.

Donc, la « différance » est une figure impossible de l’ouverture, de la relation, qu’aucune généalogie ou discrimination viendra à découper. Et si réserve il y a, elle est toujours réserve mentale : elle est la mentalisation de la logique et du pragme, et son nom est toujours « ontologie », malgré l’expérience ne réponde pas au principe de non contradiction, au principe d’identité et au principe du tiers exclu.

En ce qui concerne la distinction entre pharmakon et pharmakos, ce dernier est aussi le dieu de l’écriture en tant qu’il occupe la place du mort. Il est le délégué impuissant d’un délégué puissant.

Scène : le délégué supérieur (le numéro « un » sans le zéro, sans l’autorité) dit que l’écriture est inefficace si elle n’est pas garantie par lui-même, aujourd’hui élu par un cercle de délégués, toujours dénonçant la mauvaise tromperie du vieux délégué pour lui opposer un autre nouveaux délégué. La dénonciation de l’apparence, du simulacre, à l’avantage de l’être (qui est l’avoir de ce système) correspond à la façon même de reproduire les humains et leur circulation. Et si certains segments de la série des « un », aussi parmi les derniers numéros un, se donnent des délégués inférieurs pour renverser la sorte du clan du délégué supérieur, cela participe à la même circulation. Rien à voir avec la vie à inventer chaque jour et chaque nuit.

La vérité de l’être (tò on) et de « l’étant en sa figure » (168) comporte l’interrogation sur la tromperie des images (querelle aussi de l’iconoclastie et de l’iconolâtrie), et la vérité qui est le non plus caché de la vie vient prise comme souvenir de la dimensions de la semblance (niée). Et toujours, lorsque la mort viendra, elle aura les yeux de la vérité.

L’écriture serait une pure répétition, donc une répétition morte […] Répétition pure, répétition absolue, de soi, mais de soi comme renvoi déjà et répétition, répétition du signifiant, répétition nulle ou annulatrice, répétition de mort, c’est tout un. L’écriture n’est pas la répétition vivante du vivant (169).

À cet égard, la trace mnémonique de Freud est encore en dette avec cette écriture circulaire de la remémoration, au point que Lacan formalise ce cercle magique et hypnotique comme chaîne signifiante. Seulement d’un nouveau signifiant viendrait un but de réel, qui ne sera rien d’autre qu’un supplément de circularité.

Encore en relation avec la vie et la mort, il n’y a pas d’opposition ou de division entre la mémoire vive de la parole et la mémoire morte de l’écriture : les deux sont dans le registre de la remémoration. Autrement dit, de la fausse mémoire. Toutes les deux sont ontologiques, circulaires, excluent le faire. Soit le souvenir primaire de la mémoire soit le souvenir secondaire de la remémoration ôtent l’originaire, la mémoire en acte, la trace de l’expérience et non du discours.

La vérité. Aletheia, rien n’est plus létal, c’est-à-dire voué à l’oubli. Il n’y a plus rien à cacher : c’est l’aphorisme de l’ouverture qui dissoudre chaque couverture.

D’autre part, seulement en ôtant l’originaire, il surgit le système de l’originale et des copies; et l’original est déjà fantasme, ou bien copie de copie. Le duplicata impossible est double, bon et méchant, pendant que l’originaire ne se laisse pas accrocher à l’arbre du bien et du mal.

 

Chaque élément est incodifiable, indécidable, insignifiable, incommune, non seulement le pharmakon. Il n’y a pas de bipartition du signe, malgré Saussure et Lacan, mais il y a tripartition fonctionnelle et non ontologique. C’est la leçon que nous tirons de l’expérience et de la confrontation avec le texte d’Armando Verdiglione. Tandis que Jacques Derrida affirme toujours la dichotomie du signe lorsqu’il écrit: “Le savoir ontologique est bien encore une force pharmaceutique opposée à une autre force pharmaceutique” (172). Le discours est une pharmacomachie et son issue est la mort par empoisonnement à partir du jour de la naissance. Ainsi va le monde comme enclave de substances et de mentalités. Et il y en aura pour tout le monde, parce que: “La pharmacie n’a pas de fond” (185).

 

Pharma, coup. C’est le même étymon qui apparaît  en latin comme forma, formule. Chaque coup appartient à la parole et non au sujet. Telle serait la liste des coups : de cœur, de grâce, de tonnerre, de foudre, de froid, de chaud, de fortune… Chaque élément est un coup de dès, sans dieu majeur ou mineur qui arithmétise.

Chaque élément linguistique – y a t il un élément qui ne soit pas de la parole pour l’homme ? – entre dans la tripartition fonctionnelle du signe : comme nom, comme signifiant et comme Autre (aussi autre du nom et du signifiant). Nous pouvons dire que chaque élément entre dans la vie comme drogue ou nom (par déduction), comme pharmakon ou signifiant (par séduction) et comme Autre du nom et du signifiant (par abduction).

 

Le mot français médicament, et aussi remède, perd l’étymon de pharmaco, qu’il y a par exemple en pharmacologie. Cela dit, la pharmacie intellectuelle est la fonction du signifiant, qui n’est pas institutionnel, parce que divisé de lui-même et diffère de lui-même. La répétition est la fonction du signifiant, sans qu’il soit le signifiant à se répéter.

La droguerie et la pharmacie intellectuelles empêchent la croyance dans l’absorption des psychodrogues et des psychopharmaques (néologisme plus précis de psycholeptiques).

Or, c’est placer la pharmacie comme lieu, mouvement et production à la place de l’ouverture à engendrer le célèbre artifice de l’écriture de la mort et de sa vérité ontologique (187) chez Jacques Derrida. Cette économie de la mort va jusqu’à celle de la pulsion de mort, qui – contre Freud – reste toujours une administration (possible ou impossible) de la mort.

Écriture de la mort ? “Platon écrit à partir de la mort du père” (192). “L’écriture est parricide” (204). Telle écriture parricide et paratactique a comme son envers l’écriture infanticide et paraphrastique. Les deux sont des écritures matricides, soit dans le sens de la mère que dans le sens de la matière. C’est le monde de l’infini potentiel, celui de l’impuissant Achille qui n’arrive jamais à dépasser la tortue.

Pour ne pas semer dans le sillon – le droit chemin de Dante, qui ne tourne pas en rond – la pharmacie de Derrida se trouve dans un livre qui a pour titre La dissémination. Or, la graine, la semence, la levure, la croissance, sont des propriétés de la fonction du père dans la parole. Et l’écriture qui procède de l’absence de père est vouée à la dissémination, à l’éparpillement et aussi à la propagation universitaire.

 

“Qu’est-ce que la mort comme vérité ?”. C’est l’algèbre de la négation de la vie originaire : “une structure de suppléance telle que toutes les présences seront les suppléments substitués à l’origine absente” (208). Cette origine absente, qui devient la différance comme origine présente, est toujours la négation de la parole originaire. “La différance, disparition de la présence originaire, est à la fois la condition de possibilité et la condition d’impossibilité de la vérité” (210). La possibilité et l’impossibilité de la vérité s’estompent dans l’absence d’abduction, parce que la conclusion est déjà donnée dans la prémisse.

Si le pharmakon habite l’ouverture : “on ne peut dans la pharmacie distinguer le remède du poison, le bien du mal, le vrai du faux, le dedans du dehors, le vital du mortel, le premier du second, etc : Pensé dans cette réversibilité originale, le pharmakon est le même précisément parce qu’il n’a pas d’identité. Et le même (est) en supplément. Ou en différance. En écriture” (211).

Le supplément sous le nom d’analogon a été la pierre d’achoppement de Jean-Paul Sartre à propos du simulacre, et pourquoi pas à propos du pharmakon, ayant poussé avec des drogues la recherche qui a aboutie à L’imaginaire (1939). Et ceci c’est une autre histoire.

La force de Jacques Derrida est celle d’avoir traversé et de traverser toujours chaque question, et de ne se tenir pas aux bribes qui sont le repas habituel de tout philosophe.

Peut-être que l’écriture de Jacques Derrida est en partie un baume. Rendre vain le pharmakon comme balsamique (pour l’instauration d’une autre recherche et pour joindre d’autres abords) pourrait enlever la terre sous les pieds et demander impérieusement l’absorption de toute chose comme substance, bonne ou mauvaise, complètement réversible, pour se donner en spectacle - souvent avec admiration - aux premiers et aux derniers du “civil gregge” (troupeau civil), selon la définition d’un ultraphilosophe devenu poète, lui aussi portant le nom de Jacques, Leopardi.

 

Giancarlo Calciolari

directeur de la revue Transfinito

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