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Seul un Dieu peut encore nous sauver - Bernard Sichere
par Alice Granger

Alice GRANGER-GUITARD

Editions Desclée de Brouwer.

 

C'est dans le contexte d'une explication avec la société immanentiste et technicienne actuelle que j'ai lu ce si intéressant et intelligent livre de Bernard Sichère.

De même que Bernard Sichère analyse comment, finalement, Heidegger n'a pas sombré dans l'idéologie nazie grâce à une explication avec le Nietzsche du "Dieu est mort" et en quittant la langue de fond de cette époque de guerre mondiale pour retrouver une autre langue de fond par une lecture des penseurs initiaux grecs (Parménide et Héraclite) et d'Hölderlin, il nous laisse entendre comment lui-même ne sombre pas dans notre société technicienne planétaire dans laquelle l'homme n'a qu'à être un animal bien dans ses baskets, un étant plein de vitalité (bien maîtrisée par la biologie qui gère également bien la nature pour qu'elle soit un lieu matriciel idéal pour lui) parmi les étants à portée de mains.

Livre qui dit un tournant révolutionnaire de la pensée non seulement de Heidegger mais aussi de Sichère, qui est une sortie hors de la métaphysique comme question de l'être, mais une sortie qui n'est pas le nihilisme qui dit que Dieu n'existe pas et que donc seul compte l'étant pour lequel tout baigne dans l'immanence planétaire.

Du temps de Heidegger, de Nietzsche, l'idéologie nazie prônait le vitalisme, comme si ne restait aux hommes, bien sélectionnés selon une race pure et supérieure, qu'à se réaliser en animal parfaitement en harmonie avec la nature, corps bien soigné, sportif, entre les mains d'une idéologie qui lui veut tant de bien, un pur étant aux mains de la science et de ses recherches et expériences, aux mains de la biologie, de la médecine. Une façon nihiliste de comprendre la fin de la métaphysique, plutôt que d'entendre, comme le fait Bernard Sichère à la suite de Heidegger, l'insu de cette métaphysique, son refoulé, son forclos.

Lorsque Nietzsche dit "Dieu est mort", il ne dit pourtant pas "Dieu n'existe pas". Alors, Dieu, on l'a laissé mourir, ou bien on l'a assassiné. Façon de dire que la métaphysique, comme question de l'être et non pas de l'étant, a été purement et simplement éliminée sans être entendue sur ce qu'elle disait, de manière erronée, certes, sur l'être.

Métaphysique, qui vient après la physique, qui dit en quelque sorte que le moteur de la vie, les causes premières, se trouvent ailleurs, dans une sorte de transcendance par rapport au physique, à l'étant, la vérité, en matière par exemple de beau, de bon, de bien, se trouve ailleurs, distingue l'être, ou Dieu, de l'étant, marque une division, une séparation, mais comme si une connaissance de ces causes premières, comme si une ontologie, pouvait créer l'être comme l'idéal à atteindre pour l'étant, un Dieu inatteignable pourtant en ce monde, mais espoir de s'en rapprocher, et de le rejoindre dans l'au-delà.

Donc, la métaphysique pour dire que quelque chose d'autre, formulé comme une transcendance, comme une connaissance sur l'être, comme Dieu, régit la vie ici-bas. La métaphysique pour dire que si on connaît bien les causes premières, si on définit bien l'être idéal, sacré, divin, inaccessible, si l'ontologie réussit à bien créer cet idéal beau bien et bon, alors les hommes peuvent s'en approcher le plus possible, s'améliorer, ou même supporter leur détresse ici-bas par la promesse de l'au-delà paradisiaque. Donc, la métaphysique, invention occidentale, pour dire qu'une sorte de science de l'être, de savoir sur l'être, tient les ficelles à partir d'ailleurs, et que les hommes n'ont qu'à obéir par rapport à ça qui sait si bien.

La métaphysique, elle a le mérite de dire une division irrémédiable entre l'être, une sorte d'état originaire perdu, et l'étant.

Mais la métaphysique dit en quelque sorte qu'on peut remédier à cette détresse de l'homme jeté ici-bas par une obéissance à ce savoir sur l'être, sur Dieu, ou bien sur un état autre, originaire, une obéissance consistant à s'améliorer pour se rapprocher du modèle défini par l'ontologie, sans trop se poser de question sur le pouvoir embusqué derrière, sur le fantasme de toute puissance de qui sait.

En tout cas, la métaphysique, mais aussi les trois monothéismes, disent que la vie ici-bas, celle de l'étant jeté sur terre et marqué du péché originel de cette séparation le vouant à la détresse, à l'inquiétude, est comme à jamais imparfaite, et qu'elle ne peut s'améliorer, se traiter, qu'en s'inspirant en permanence d'un modèle inaccessible, l'être, Dieu, le pharmakon, parfaitement défini par la connaissance. Connaissance de l'être, et non pas de l'étant.

L'erreur de la métaphysique, son insu, son refoulement, c'est de poser cet être, ce Dieu, comme objet d'un savoir possible, d'une connaissance, donc d'une maîtrise, objet d'un pouvoir, un être, un Dieu, totalement entre les mains de cette science de l'être, cette idée d' avoir tout pouvoir sur les hommes en ayant toute la connaissance sur l'état idéal, divin, perdu mais promis, qui est leur seul modèle, leur moteur, leur source d'énergie. L'erreur de la métaphysique, c'est de déposséder les hommes de leur être singulier, de leur ressource, pour en faire une valeur idéale collective qui est entre les mains d'un savoir, d'un pouvoir. L'erreur de la métaphysique, c'est de poser que quelqu'un a cette science, donc ce pouvoir, c'est de croire qu'il y a en quelque sorte des mains savantes, toutes puissantes, totalitaires, entre lesquelles cet être, ce Dieu, cet état idéal, peut aller aveuglément se mettre. C'est ainsi en tout cas que je comprends la métaphysique.

Comment dire cela? L'être, Dieu: cet état matriciel perdu, séparé irrémédiablement, mais que chacun garde, ailleurs, de manière absolument singulière et non partageable, comme unité de mesure, comme référence unique, et non pas comme valeur, non pas comme valeur entendue, commune, partageable, la même pour tout le monde. Dans cet état matriciel, la matrice était là d'elle-même, elle n'était fabriquée par aucun savoir faire, même pas celui de la mère. La matrice n'appartenait pas à la mère.

La métaphysique, c'est comme si un savoir faire, en Occident, avait soudain prétendu, pour des siècles, savoir fabriquer, sous forme de connaissances, de science, ces enveloppes matricielles enfermant entre ses mains l'être. Sachant fabriquer cette matrice, la métaphysique est donc capable, pour des siècles, en Occident, de fixer, comme un premier moteur, un lieu originel situable dans la promesse de l'au-delà, dans l'idéal ou bien vraiment matérialisable par la science et la technique.

Comme si une mère habitée d'un fantasme de toute puissance décrétait à ses enfants, vous ne vous trouverez jamais devant le dévoilement inattendu d'une splendeur, d'une venue en présence entrant en résonance avec cet être perdu depuis votre naissance (qui pourtant de cette manière fulgurante en éclaircie est vous comme corps, comme phusis, par le simple hasard le res-suscitant par cette épiphanie ),vous ne vous trouverez jamais devant cela car moi, moi seule, vous ai donné à jamais cette splendeur-là, cet idéal, je sais pour toute votre vie l'idéal qui doit vous envelopper, vous êtes entre les mains de mon savoir, de mon savoir faire, j'ai déjà tout défini.

Donc, la métaphysique dit quelque chose d'extraordinaire, elle dit une division irrémédiable entre l'être et l'étant, et que c'est du côté de l'être, mais un être qui se dérobe, qui est ailleurs, une place vide nommé Dieu, que ça pense, que ça parle. Sauf que cette métaphysique prétend que cet être est entre ses mains. Elle prétend que ces enveloppes matricielles perdues avec la naissance, elle peut les fabriquer à nouveau, idéalement jusque-là, et désormais, dans notre société technicienne planétaire, matériellement. La métaphysique, c'est comme si elle avait organisé en Occident la dénégation de la perte des enveloppes matricielles lors de la séparation originaire, telle une mère totalitaire prenant entre ses mains à vie son nourrisson en prétendant savoir fabriquer à nouveau ces enveloppes.

Lorsque Nietzsche dit que "Dieu est mort", il dit que la métaphysique, en réussissant à fabriquer ces enveloppes placentaires à travers un mot d'ordre de plus en plus matérialiste, a achevé sa mission, c'est-à-dire sa dénégation de la séparation originaire et de la perte de la matrice.

La voici, cette matrice, c'est le matérialisme ambiant en train de se valoriser, c'est l'idéologie vitaliste, c'est le Surhomme et sa volonté de puissance, c'est la dévalorisation des anciennes valeurs pour la valorisation de l'animalisation des hommes (animal: état fœtal d'hommes vivant dans l'environnement matérialiste, comme si la technique, la science avaient eu le pouvoir de tout mettre à portée de mains comme dans le nid matriciel où tout baignait, ou en tout cas le promettaient).

Dieu en tant que place vide, laissée vide par la naissance et la séparation originaire, est mort, bien sûr, puisque tout dit, dans l'idéologie nazie et aussi dans l'après-guerre entre communisme et américanisation planétaire jusqu'à notre société immanentiste planétaire actuelle que cette perte de l'état fœtal du "tout baigne" a pu être remédiée.

Sauf que lorsque Nietzsche dit "Dieu est mort", on peut entendre une catastrophe incroyable, une détresse, un néant, car, vraiment, cette animalisation des hommes est horrible. Alors, Heidegger, et à sa suite Bernard Sichère, n'est pas d'accord avec Nietzsche, avec sa volonté de puissance, avec son Surhomme bien dans ses baskets. Il entend ce "Dieu est mort" comme un assassinat de l'être, et il accomplit pour lui-même un tournant de sa pensée, une révolution. Il se tourne vers soi, vers cet être que, décidément, il ne trouve pas mort du tout en lui, cet être qui n'a rien à voir avec l'étant dont l'idéologie nazie promet qu'il sera un animal plein de vitalité et bien dans ses baskets.

Sa notion de Dasein, d'existant, surgit pour foutre en l'air par exemple la croyance que le corps s'appréhende par la science du vivant qui l'aurait entre ses mains totalitaires et donneuses de substance à ses parfaits sujets, pour foutre en l'air la notion de subjectivité, la dichotomie sujet/objet, pour inaugurer un nouvel humanisme (Lettre sur l'humanisme).

Dasein: plutôt qu'étant en proie à la subjectivité, proie de l'objectivisation technicienne planétaire dans les mains de laquelle aveuglément les hommes se sont mis, les hommes se sentent jetés sur terre, dans un dévalement originaire, la détresse les mettant face à la perte de la matrice, l'inquiétant les mettant face à ce caractère irrémédiable de la division originaire, l'inquiétante étrangeté surgissant toujours pour foutre en l'air les conforts immobilisants. Dasein: impossible de s'en tenir à un étant animalisé, à un état de certitude confortable, au contraire l'inquiétant dérangement c'est ce qui tourne l'homme vers la seule chose d'où partir, d'où penser et parler et se mettre en chemin, vers cet espace de l'être qui est espace vide, perdu, mais restant en soi comme une référence singulière pour, librement, mesurer la qualité de ce qui se présente dans la vie avec les autres.

D'un côté, cet espace de l'être comme place vide, comme Dieu, qui ouvre, qui libère, qui ne retient pas en arrière comme une mère abusive.

L'être est jeté ici-bas, mais la place vide donne à la lumière, en abandonnant, en laissant les enveloppes placentaires se détruire. Alors, le temps se manifeste comme ouverture.

L'être, non pas celui entre les mains de la métaphysique, mais l'être comme ce qu'il y a de plus singulier, de plus originaire en soi, nommé Dieu pour dire un état laissé vide, invisible, peut alors se dévoiler lorsqu'une mise en présence, une splendeur entre en résonance avec lui.

Mais toujours en se soustrayant, dans la splendeur d'une épiphanie (lire "La splendeur de Fawzi", de Bernard Sichère). Une apparition qui entre en résonance avec l'être en soi, avec cette vérité qui n'est pas une valeur car une valeur est une chose définie socialement. Une parousie qui le dévoile comme corps, comme phusis, dans l'affect suscité. Qui est comme, avec Heidegger, retrouver les penseurs initiaux grecs (Parménide, Héraclite), voyage en Orient pour mieux revenir au pays natal de l'être en soi, dans cette éclaircie de l'être qu'est la splendeur d'une apparition très vite en perte, dont faire le deuil car l'être dévoilé par cette mise en résonance merveilleuse (comme dans la Grèce de Parménide) est séparé. Pour entendre ce retour natif, Heidegger lit Hölderlin.

Donc, plutôt que parler cette langue de fond de la société dans laquelle ont vit (pour Heidegger, celle de l'idéologie nazie, pour Bernard Sichère, celle de notre société planétaire immanentiste), l'abandonner pour se tourner vers une autre langue de fond, celle que parlent les poètes, et enfin entendre que la pensée véritable est celle qui vient non pas de l'étant (par exemple la prétention d'un "je pense" ) mais de l'être. A partir de cet être, de cette place vide irrémédiablement (alors que la société matérialiste veut à tout prix y remédier, dénier la séparation originaire) ça pense. La langue vient de là. De cette nomination-là d'une place vide dont la vérité singulière va être une sorte d'unité de mesure. Une autre langue que la langue de fond propre à l'idéologie d'une époque. Cela pense et parle à partir d'une vérité qui n'a nul besoin d'être dite, définie, connue, maternée, biberonnée, elle est en soi, séparée mais unique, et c'est cette vérité-là, se dévoilant en tant que séparée dans la splendeur des épiphanies, qui sera ce à partir de quoi pourra s'effectuer un jugement de qualité. Aucune autre vérité, pas même celle de la métaphysique, ni celle du matérialisme planétaire, ne peut tenir le coup face à cette vérité-là originaire, et c'est dans une polémique vivante qu'elle s'affirme pour ceux qui ne croient pas que "Dieu est mort".

La véritable maison de l'être, c'est cette langue qui parle à partir de la place vide de l'être, nommé Dieu parce que vide, qui est, dans l'ouvert du temps, une sorte de confrontation rythmique entre quelque chose de natif, qui fonctionne comme référence en soi et qui se dévoile dans des épiphanies splendides, et ce qui s'offre sur le chemin de la vie avec les autres.

Dire non aux certitudes confortables et immobilisantes pour se tourner vers cette vérité en soi, qui n'est pas un bien ni un bien-être commun, qui n'est pas une expérience partagée avec d'autre car une gestation est une chose incommune par excellence, une vérité à partir de laquelle une pensée critique pourra s'exercer sur le chemin de la vie avec les autres et tout ne sera ainsi pas équivalent, c'est la même chose qu'admettre l'inconscient. Que le refoulement et la résistance existent. Et que, pour reprendre une expression de Julia Kristeva, c'est en passant par un stade schizo-paranoïde que l'enfant se sépare de sa mère comme s'il en finissait lui-aussi avec la métaphysique, comme s'il lui disait que sa vérité à lui n'est pas identique à celle qu'elle lui materne en déniant la séparation irrémédiable. La liberté exige de se détourner de cette langue de fond de l'époque comme d'une mère prétendant nourrir à vie son enfant, pour se tourner vers une vérité en soi, vers ce Dieu, cette place matricielle laissée vide, insituable, qui seul peut encore nous sauver , nous sauver de l'animalisation et d'une société où les hommes sont devenus la matière première par excellence, l'inépuisable mine d'or.

J'ai essayé, moi qui n'ai pas de formation de philosophe et qui ai toujours autant de difficulté avec cette langue de philosophe, de donner avec mes mots témoignage de ma lecture de ce livre si important pour entendre l'urgence d'une révolution de la pensée dans notre société planétaire. Bernard Sichère est un penseur révolutionnaire, il nous tourne vers cet être, ce Dieu, cette vérité, d'où ça parle, ça pense, ça se rythme, d'où ça s'émerveille, ça juge, ça s'écarte, ça se rencontre.

Alice Granger-Guitard

21 juin 2002

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