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Nous ne savons pas aimer - Jean-Marie Rouart
par Alice Granger

Alice GRANGER-GUITARD

Editions Gallimard.

Le titre de ce nouveau roman de Jean-Marie Rouart annonce tout de suite la couleur: "nous", (à entendre "nous les hommes"), nous sommes dans une sorte d'ingratitude par rapport à ce que "vous" (à entendre "vous les femmes", cette série de femmes qui apparaissent dans le roman) suscitez et nous donnez en matière d'amour. Dysharmonie, déséquilibre, malentendu, dolence, ce qui unit est ce qui sépare. La séparation est peut-être le thème principal de ce livre. Cela commence toujours par la neige, la distance, le refoulement, le fait de ne pas rester entre les mains de ce qui, pourtant, est source des suaves stimulations sensorielles originaires. Ensuite, toute création artistique et littéraire, intellectuelle, commence avec cette première et essentielle, vitale, prise de distance sur ce qui aurait sinon trop de pouvoir sur soi, cette prise de distance qui donne la liberté par rapport à une source d'amour perçue comme totalitaire, comme envahissante, comme dangereuse. Sous la neige, donc, comme l'indique le titre de la première partie de ce roman. Cette prise de distance comme premier acte psychique, par rapport à un don d'amour originaire enveloppant donc menaçant car si possessif, implique une sorte de non-reconnaissance par rapport à celle qui aime ainsi, une absence de compassion pour la douleur que lui suscite cette prise de distance. A la prise de distance que l'auteur immanquablement impose par la métaphore de la neige à chaque femme, qui peut aussi s'écrire par le fait que ce sont souvent des femmes mariées, des femmes gardées dans la distance par leur mariage, répond l'acceptation de la douleur par ces femmes. Jean-Marie Rouart accorde à chacune d'elle une sorte de pouvoir total, à la mesure semble-t-il de celui de la mère originaire, à chaque fois c'est un amour infini, et alors se met en acte la défense contre le danger d'envahissement suave, la prise de distance, la neige, la nécessité du drame, de la séparation, du saccage du pays de cocagne, de la perpétuité du bonheur.

Les histoires d'amour de ce roman sont toutes à entendre comme l'histoire d'un travail psychique indispensable (littéraire, intellectuel) en reconnaissance et réaction par rapport à une source d'amour toujours sentie comme étant de la série de la mère, chacune des femmes se présentant, comme dans la famille recomposée de Noirmoutier lorsque Rouart avait quatre ans, comme une femme retrouvée à la place d'une mère perdue. Chacune de ces femmes se ressent donc de la puissance suave de cette mère perdue. La prise de distance, la neige, est donc toujours aussi urgente qu'avec la première, celle qui commence la série mais qui est séparée. Chacune des femmes qui viennent envahir d'amour l'auteur est un hommage à la mère perdue, car la qualité totale, la qualité de mise entre parenthèses pendant tout le temps de l'idylle (parents-thèses), de chacun de ces amours évoque toujours le premier amour.

Le détail génial et très important de ce roman est le petit lit à une place, austère, inconfortable, que fut le lit de Napoléon (qu'il voit dans le château de Schönbrunn) et celui de Giscard jeune. "Nous ne savons pas aimer" car le lit originaire, qui sert de référence unique pour juger de la qualité des autres lits, de la qualité de plaisir, de joie, de jouissance, qui est en tant que lieu des premières expériences sensorielles, le premier moteur, est un lit à une place, un lit matriciel, pas même partagé avec la mère. Ce premier moteur mène tout le jeu de l'amour, et Jean-Marie Rouart en raconte avec minutie et rigueur inconsciente tous les méandres, les drames, les renouvellements et les conséquences logiques, de cette écriture très classique qui est la sienne.

Jean-Marie Rouart commence lui aussi par ce petit lit à une place, lit matriciel inconfortable car son confort matériel s'est perdu à la naissance, mais pour toujours le seul lit, celui de référence, inscrit en mémoire, à emporter en viatique.

Impossible d'entendre la logique très rigoureuse et subtile de ce roman sans commencer par la mère et le père de l'auteur, ainsi que sa famille d'artistes. Car dans ce roman, ce qui se joue en terme d'amour est très ancien, resté sans doute très vif pour cet auteur. Il s'agit donc, pour entendre, de commencer par sa mère, celle qui lui a donné le seul modèle religieux valable, le christianisme du cœur.

Essayons donc, à partir de cette mère, cette mère matricielle, de raconter le roman autrement. Dans sa matrice, dans son lit à une place, l'auteur encore à un stade fœtal est délicieusement, suavement soumis à des stimulations sensorielles qui adviennent selon le bon vouloir et la toute-puissance qui l'englobe. C'est suave et délicieux, la joie et la jouissance qui s'emparent du corps s'inscrivent en mémoire dans le cerveau, mais peu à peu l'auteur, qui commence à regretter que tant de plaisir soit entre des mains et un pouvoir extérieur, s'avise que, justement à partir de ces traces psychiques, cette mémoire vive, c'est lui qui peut en quelque sorte décider, d'abord par la remémoration qui apporte cette joie sans que l'instance extérieure y soit pour quelque chose, et ensuite en allant lui-même solliciter l'instance extérieure source de stimulations sensorielles si délicieuses. Il s'agit, en effet, d'entendre dans ces histoires d'amour, la dimension corporelle, et aussi intellectuelle, le fait qu'une démarche individuelle, partant de l'intérieur, du psychisme, puisse faire se représenter et se répéter à nouveau l'occasion suave enveloppante. Et devenir écrivain.

Donc, revenir à ce moment matriciel. Egalement pour saisir pourquoi Rouart est devenu écrivain. Revenir à la notion de "milieu", si indispensable pour le lire. C'est omniprésent dans son œuvre. D'une part son milieu originaire à lui, c'est-à-dire une famille d'artistes très connus, donc qui fait un "milieu" reconnu, qui fait que Rouart donne vraiment l'impression d'être toujours dans un "milieu", entouré on pourrait dire. Juste par le fait par exemple qu'on puisse dire, lui il est de ce milieu d'artistes, Degas, Manet, Corot, il y est enraciné par cette reconnaissance sociale d'appartenance même si matériellement parlant c'est comme un paradis perdu.

C'est ça, son petit lit à une place austère mais auquel il tient plus qu'à tout. Ce "milieu" artiste, qui se présente comme un milieu matriciel paradisiaque qui n'est plus accessible matériellement, un milieu séparé par la naissance, par la perte, par la neige, et aussi par le fait que le père ne l'a pas réparé, le père a laissé faire la catastrophe, milieu qui rend ses artistes nerveux, hystériques, qui les malmène, ce milieu s'oppose à ce milieu si stable, si paisible, si riche, si à l'abri du manque de moyens, auquel appartiennent les femmes avec lesquelles il a des histoires d'amour. Il y a donc un autre milieu, différent du sien, qui se met à représenter matériellement la perpétuité du bonheur qu'il a perdu. En conquérant ce milieu, cet Orient si paisible et harmonieux, il peut retrouver l'état idyllique originaire. Mais aussi, tel Napoléon qui perd aussitôt l'empire conquis, il va sentir aussitôt l'impératif de la prise de distance, de la Bérézina, de la neige, pour ne pas mourir de cet engourdissement par la perpétuité du bonheur envahissant.

D'une part cette mère, source originaire de sensations atteignant en son cœur son corps et son âme, cette mère qui vient et aussi s'en va, abandonne, le laisse à une autre mère sur cette île de Noirmoutier au point qu'il ne sait plus qui est sa mère. A moins que sa mère, ce soit celle qui lui donne ce qu'elle n'a pas, elle le laisse par amour à d'autres choses, à d'autres femmes, par sa prise de distance elle opère un déplacement, un transfert sur d'autres personnes de la source de plaisirs sensoriels et intellectuels. Forcé de rester sur place, sur cette île comme sur ce lit matriciel à une place, le garçon de quatre ans découvre les trésors de la nature, des merveilles au cœur de son malheur, merveilles du déplacement sur d'autres choses, des métaphores, il est déjà comme le créateur, l'écrivain de ces merveilles, à partir de sa mémoire il trouve des choses pour d'autres choses perdues. Cette mère qui l'abandonne entre en résonance avec son propre désir d'autonomie par rapport à la source extérieure totalitaire de plaisir quand elle veut, entre en résonance avec le fait que désormais c'est lui qui va aller à la recherche de ces plaisirs, avec en viatique ses références psychiques, sa mémoire, c'est lui qui mène le jeu, même s'il mène ce jeu vers des femmes qui vont sembler, telle sa mère matricielle, mener elles-mêmes le jeu.

Le roman commence par une femme qui l'a quitté, répétition de l'abandon de sa mère. Mélancolie, creux de la vague, mais ensuite, c'est plutôt lui qui quitte, ou qui provoque les ruptures.

D'autre part, ce père. Ce père qu'on imagine laisser faire cette idylle matricielle, mais ne laisse pas passer. Au contraire, en ne faisant rien pour que ce milieu artistique reste un paradis matériellement situable, en les faisant vivre dans ce sombre appartement de Montparnasse contrastant si douloureusement avec la villa et le jardin enchanteur de Néron où une comtesse l'invite, sombre appartement qui figure plutôt un paradis insituable, il sépare, il inscrit l'impossible, et rien d'incestueux ne peut s'instaurer.

A la suite de ce père qui, dans une sorte de très bizarre faillite, sépare, il y a dans ce roman toute une série d'hommes. Il y a ceux qui laissent faire, le mari de Flore, le père de Flore, le mari de Diana, le mari de Stella, comme s'il fallait laisser faire dans la série des répétitions un temps matriciel plutôt qu'incestueux, et alors, bizarrement, l'auteur est comme un fils qui pourrait jouir de sa mère matricielle sans que son père s'y oppose. Liberté totale. Richesse de ces femmes. Le confort de l'appartement conjugal de Flore, qui quitte son mari pour lui pour une parenthèse, pour un amour gestationnel. Le confort de la maison de campagne de Flore, etc.… Tandis que ces hommes laissent faire (en tout cas le romancier les laisse faire), c'est l'auteur lui-même qui ne laisse pas passer dans le confort, dans la durée, ce qui ne doit être, comme il le dit de son histoire avec Flore, qu'une parenthèse (belle image d'une saison matricielle!).

La loi de l'interdiction de l'inceste avec ces femmes mariées (série de la mère) s'inscrit comme son désir de se désynchroniser totalement de ces délicieuses idylles pour à chaque fois affirmer que c'est lui, de son petit lit à une place, qui mène le jeu, et pas elles, contrairement aux apparences. Les apparences pourraient dire le contraire, puisque chacune de ces femmes est puissante, riche, et a du temps infini pour lui. Chaque rupture répète une sorte de saccage, voire de pourrissement, de l'enveloppe idyllique matricielle, placentaire, par exemple cette très belle image de la luxuriante forêt amazonienne qui se décompose dans les flots rapides du fleuve qui emporte les débris, par exemple Diana qui brise tout dans son appartement.

Il y a aussi, à la suite du père, une série d'hommes qui lui montrent, en quelque sorte, comment rester sous sa bonne étoile par-delà une sorte de défaite annoncée. Napoléon, dont l'intéressent surtout les humiliations, la Berezina, sa renonciation à conquérir l'Orient. Mais aussi Mitterrand qu'il rencontre alors qu'il semble n'avoir aucune chance d'être élu président, Giscard, D'Ormesson, Hersant. A propos de ces grands personnages, il s'agit dans ce roman de noter que l'auteur joue avec le pouvoir de se faire remarquer d'eux, de se faire inviter, de réussir par exemple à monopoliser l'attention de Giscard toute une soirée chez la Comtesse R. Rouart se montre en train d'être capable de capter leur attention. Lui, jeune encore, et les grands de ce monde. Mais toujours, comme dans la série du père, des grands qui l'abandonnent, tel Mitterrand qui, une fois élu, ne s'intéresse plus à lui. De même D'Ormesson, l'ami qui l'abandonne.

Joséphine tient Napoléon par les sens, elle le trompe, le quitte, alors Napoléon fait une croix sur la femme, et peut à partir de là laisser ses rêves de conquête du monde se réaliser. Une conquête de l'impossible, symbolisé par la neige. Evoquant Napoléon, et nommant la première partie de son roman "sous la neige", Rouart nous indique que ce dont il s'agit de conquérir, c'est un empire imaginaire, créatif, comme s'il fallait vérifier les capacités psychiques infinies à représenter le milieu matriciel perdu, admis comme définitivement perdu avec Joséphine.

La conquête d'un empire jusqu'en Orient par Napoléon, comme la conquête d'un autre milieu que l'artistique pour Rouart, mu par sa passion pour la question sociale. De part son milieu artistique originaire matériellement ruiné, Rouart se sent être un bâtard, un orphelin. Il imagine Napoléon ayant également pâti de la faillite de son père. Mais de même que Napoléon, fidèle à son petit lit, a conquis un empire jusqu'aux portes de l'Orient, avec Flore par exemple, Rouart est en train de conquérir un milieu très riche, à l'abri du besoin et des crises nerveuses, stable à jamais, enchanteur, cette conquête lui étant reconnue au moment où il reçoit le prix Interallié et où il entre au Quotidien de Paris. A ce moment-là, il faut faire intervenir la Bérézina, la neige, la séparation, la défaite annoncée, pour que ce ne soit pas le monde enchanteur qui l'entoure qui décide de la qualité de sa vie. Non, il ne perd pas de vue le petit lit à une place.

D'ailleurs, la nièce de Giscard, la nouvelle idylle de l'auteur, le conduit jusqu'à ce petit lit à une place, symbolisé par celui de Giscard jeune dans sa maison familiale. A travers cette nièce qui le conduit jusqu'au petit lit à une place dans une chambre froide comme un musée vide, Rouart semble commencer à rencontrer Giscard comme une statue du Commandeur lui rappelant ce "une place". En même temps, de retrouver ce même lit à une place il lui semble peut-être qu'il peut se mettre à égalité avec Giscard, il peut en quelque sorte jouer une sorte de parricide: je suis aussi fort que vous, je peux commencer par vous étonner en vous récitant par cœur un texte de vous, et je peux aussi vous défier à propos de votre mauvais roman, au duel je peux vous atteindre comme personne avant! Voici un grand que Rouart a la capacité intellectuelle de défier, d'attaquer, comme pour lui rappeler le petit lit, l'y ramener, renversement des rôles, l'écrivain est plus fort que le mauvais écrivain, monsieur le Président il faut que vous connaissiez aussi votre Bérézina, c'est ça le secret pour écrire, monsieur le Président vous avez écrit un mauvais roman car vous ne savez pas d'où écrire et c'est dommage car le petit lit, vous l'avez! Castration inversée! Œil noir de Giscard au repas chez la Comtesse R. Que Rouart soit aussi invité chez cette Comtesse en dit long sur la réussite de la conquête de ce milieu.

La deuxième partie du roman est nommée "Sous le soleil". La rupture avec Flore, sa désynchronisation définitive avec sa perpétuité de bonheur, est comme une naissance. Rupture dans la neige. Il aspire à une nouvelle vie. Il a désormais les moyens matériels de croire en sa bonne étoile. Reconnu sur un plan littéraire.

Diana entre dans sa vie, elle est une femme mariée et dans ce cas la société l'emporte toujours écrit Rouart. Diana, c'est donc la femme lointaine, la femme liée d'affection avec son mari de vingt ans son aîné, la femme qui ne se donne qu'à la nature. L'auteur peut dormir avec elle sous les étoiles, sur une île grecque, il est désormais sûr que cette femme ne sera jamais trop proche. Mariée, elle est à la bonne distance. Une jeune fille, Anouchka, va même réussir à les séparer. L'auteur s'est prouvé qu'il pouvait décider lui-même de la séparation. Sevré.

Chacune de ces femmes, curieusement, laisse s'écrire en elle la douleur de la séparation.

Dès lors, sous le soleil, rien n'est interdit. Il s'écrit comme ce dont Diana doit s'attendre à être séparée.

C'est dans la troisième partie, "La lumière d'Italie", que cela se précise. Avec Stella, évidemment aussi une femme mariée. Et qui a une maison sur…l'île d'Elbe. L'important avec cette Stella dont il tombe follement amoureux place Saint Sulpice, ce n'est pas la séparation, c'est surtout qu'elle a de lui un fils. Elle inscrit la vérité de ce roman, l'image de la mère et du fils, la séparation s'est représentée comme une étoile, une "stella" enceinte de lui, avec ce double sens de l'expression "enceinte de lui".

Dans cette troisième partie, il est question d'un écrivain, Gary, qui se suicide, c'est-à-dire qui se sépare en fait de tout ce mélange adultère qui entoure de faux le vrai d'un écrivain reconnu par le "milieu".

Rouart retrouve l'enchanteur qui lui est un modèle de détachement social, des distinctions, qui n'est pas dupe des hommes importants. Et Robert Hersant, l'ogre aux yeux bleus, lui propose de revenir au Figaro.

Stella, l'étoile, a un fils.

Alice Granger Guitard

6 octobre 2002

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