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Une descente dans le maelstrom - Edgar Poë
par Alice Granger

Alice GRANGER GUITARD

 

Le livre de poche, "Histoires extraordinaires".

 

Un homme qui a l'apparence d'un vieil homme avec ses cheveux blancs est sorti vivant de l'intérieur tourbillonnant, fracassant, du maelstrom, cet entonnoir aspirant, suçant, qui engloutit d'ordinaire quiconque s'est fait prendre à son piège horriblement fascinant. Sorti vivant, indemne, alors que ses deux frères n'ont pas eu cette chance incroyable, mais en ayant pris un effrayant coup de vieux, ses cheveux ayant soudain blanchi dans l'intervalle de cette extraordinaire dévorante histoire. Comme s'il s'était dit qu'il ne se ferait plus jamais prendre, qu'il valait mieux sembler vieux, plus intéressé par la chose…Se faire aspirer par un giron suceur qui déchiquète…

Les trois frères avaient l'habitude de venir pêcher dans cette zone dangereuse de l'archipel de Norvège, parce que les poissons y étaient beaucoup plus abondants. Bien sûr, il y avait ce tourbillon vertigineux qui mugissait sous la lune mais c'était de manière très régulière, entre le flux et le reflux des eaux, et il suffisait donc d'une part de s'abstenir de s'aventurer dans la zone précise où le maelstrom se mettait en folie, et d'autre part d'éviter ses alentours aux heures dangereuses. Ils étaient donc très prudents, et leur pêche était bien meilleure que celle des autres pêcheurs.

Mais un jour, la montre de celui qui peut en faire le récit puisqu'il est le seul à en être sorti indemne s'était arrêtée, et sans le savoir les trois frères furent pris dans l'entonnoir se mettant en transes tourbillonnantes vertigineuses.

Cette histoire extraordinaire d'Edgar Poë réussit de manière géniale à écrire l'effrayante vérité de quelque chose d'habituellement si fascinant que personne ne reste pour raconter leur broyage, leur déchiquetage, l'horrible mugissement au clair de lune d'une jouissance totale, folle, vertigineuse, engloutissante.

Sous la pleine lune, dans ces eaux-là que les pêcheurs prudents évitent soigneusement pour ne pas être aspirés et mis en lambeaux sur les dents des rochers au fond de l'entonnoir sombre, cela jouit de manière féroce, et cette jouissance folle, cette jouissance parfaitement bien rodée, est très fidèle, très régulière, dans ses rendez-vous, entre flux et reflux, elle est une certitude. C'est devenu comme une machinerie automatique. Le petit pêcheur qui a l'imprudence de s'aventurer là, Edgar Poë sait bien que ce n'est pas lui qui la met en tourbillon, en vertiges, en folie, en transes, en entonnoir, en mâchoires suceuses impitoyables comme l'avortement qui fait disparaître le malheureux. Cela se met à tourbillonner tout seul, et cela a toujours quelque chose à aspirer vertigineusement et à broyer, puis à rejeter comme des déchets sur la plage une fois la chose faite. Le vagin entre en transes, puis vomit les déchets broyés sur la côte. La vérité a la froideur d'un calcul. Et le pêcheur indemne n'a pas d'illusion.

Voilà le coup de génie, en nommant la chose par ce nom, le maelstrom: cela jouit vertigineusement tout seul, et c'est cela qui est fascinant à un point tel que, sauf cet homme resté indemne en prenant un terrible coup de vieux, personne ne résiste à l'aspiration puissante et broyante de la fascination. Comme si personne n'avait d'autre rêve que celui d'être repris, remballé, dans l'utérus. Comme si le reflux, c'est-à-dire le rejet par la matrice maternelle, ne faisait que profiter au flux, au giron puissant de la matrice féminine venant reprendre le rejeté, tout cela autour de l'image maîtresse, idéale, fascinante, de la matrice maternelle refermée en sphère sur son fœtus à la vie rêvée, parfaitement programmée, bercée, divertie, téléguidée, perfusée. Le calcul, entre reflux et flux, sur le profit réalisé par l'engeance remballante et toute son industrie, n'a besoin que d'un seul postulat: le pauvre petit rejeté est un pur être de besoin, n'ayant pas d'autre désir que celui d'une figure matricielle s'occupant de lui parce qu'il n'en est pas capable de lui-même, parce qu'il est entièrement téléguidé par un érotisme de l'indolence.

Le maelstrom aux puissants reins entonnoir engloutissant de manière fascinante, dans des eaux qui font peur comme pour mieux dissuader des génies qui voudraient s'y intéresser de trop près et comprendre alors la chose, c'est une condensation folle d'orgasme féminin, d'accouchement évacuateur horriblement jouissif, et de jouissance narcissique totale en même temps que froidement calculatrice.

Dans les eaux du mystère féminin dans la gloire de la pleine lune, c'est-à-dire la gloire combinée de la maternité, de l'image idéale et de l'orgasme aux bras et reins puissants si attirants, le risque de la fascination est certain. Ce que raconte Edgar Poë dans cette histoire extraordinaire, c'est le pouvoir terriblement fascinant, engloutissant, d'un entonnoir jouissant tout seul à intervalle régulier comme une machine parfaitement réglée, au point, et dont la jouissance folle et froide comme un calcul fait jouir celui qui en est fasciné. C'est comme une machine à faire jouir, le broyage déchiquetage des corps et des objets au fond de l'entonnoir vertigineux et suceur c'est le récit d'un orgasme si violent qu'il met en morceaux aussi bien que l'aspiration de l'avortement.

Maelstrom, jouir comme accoucher à l'envers, et comme se précipiter dans l'ivresse folle d'une image idéale, jouir comme être folle d'elle-même, et en même temps froide comme un calcul. La frêle embarcation du pêcheur imprudent n'a aucune chance de le protéger, entre les mains broyeuses de l'engeance fascinante, il n'est qu'un pauvre pêcheur de rien du tout, impuissant dans le tout puissant entonnoir aspirant.

Ce maelstrom: accouchement terrifiant vécu par le fœtus dont l'embarcation matricielle va être déchiquetée, qui se sent irrémédiablement aspiré, mortalisé, sa tête ne peut rien contre le processus effrayant, elle se brise contre les rochers pointus du calcul se faisant sur l'exploitation maternelle de sa vulnérabilité. Enfant dont l'état fœtal se fracasse contre les rochers au terme d'une succion aspirante horrible, tu vas naître impuissant, vulnérable, mortel, et sur ton impuissance, sur ta dépendance, et sur ton addiction à un érotisme de l'indolence s'appuieront la puissance maternante et tous ses calculs. Il faut bien cet accouchement effrayant, cette sensation d'être broyé, ce savoir enfoncé de force dans la tête que quelque chose d'autre est aux commandes et qu'on a soi-même perdu les commandes, il faut bien persuader d'un manque, d'une perte, pour que la vulnérabilité serve aux calculs qui se feront pour vouloir du bien à cet être dépendant à vie depuis qu'il est né. Après ça, après s'être fait aspirer dans l'entonnoir obstétrical, voilà, la pauvre chose qui s'est fait avoir, le pauvre pêcheur fasciné, ils se disent, c'est ça qui est tout puissant, et moi je suis impuissant, impuissante, alors il faut que sur cette terre où je me retrouve si mortel(elle) je fasse aveuglément confiance à qui s'occupera de moi, de mes besoins, de mon avenir, de mon bien-être et de mes divertissements, de manière aussi efficace que cet entonnoir tourbillonnant vertigineux, car finalement c'est si jouissif de sentir son propre corps ainsi massé, en monitoring, c'est comme si la vie entière n'était plus que cet accouchement sur lequel on aurait fait un retour sur images, repris au ralenti jusqu'à la mort, bref comme si c'était un accouchement à l'envers, sans jamais de vraie naissance. Et la jouissance terrible de l'engeance qui a réussi un tel calcul. Le postulat de la vulnérabilité, de la dépendance, des besoins créés de toute pièce, c'est très rentable, d'abord pour le narcissisme maternel qui s'emballe froidement, et ensuite, se greffant dessus, pour toute l'industrie des objets de consommation, de divertissement, et de téléguidage magique.

Mais, dans ce maelstrom, un des trois frères, celui qui sortira indemne et avec des cheveux blancs c'est-à-dire comme un homme dont l'âge marque une sorte de sagesse en regard de la fascination suscitée par le mystère féminin dans sa toute-puissance, ne laisse pas le tourbillon lui faire perdre la tête. Certes, il est aspiré, certes il trouve prodigieux ce qu'il est en train de vivre, le paysage dans le maelstrom, la pleine lune, mais il garde une distance certaine par rapport à la fascination, il ne laisse jamais cette chose tourbillonnante prendre la tête à sa place. Gardant sa tête, il fait, en observant que certains objets sortent indemnes du tourbillon, parce qu'ils descendent moins vite dans l'entonnoir et ne sont pas arrivés sur les rochers déchiquetants lorsque cela se calme, un calcul capable de se mesurer au froid calcul qui est fait au cours de ce fol accouchement à l'envers. Alors, il comprend qu'une sphère est aspirée beaucoup plus vite dans le tourbillon suceur qu'un cylindre. C'est pourquoi il se cramponne et s'attache à un baril cylindrique et abandonne, contrairement à son frère, le bateau comparable à une sphère, et a la vie sauve. Il ne faut surtout pas se précipiter dans le désir de vivre comme dans une bulle, comme dans une matrice folle de son pouvoir et de son image, tel un fœtus au cerveau en involution. C'est le cylindre qu'il faut choisir, pas la sphère. La sphère se fracasse irrémédiablement sur les rochers au fond de l'entonnoir fou. Si le pauvre pêcheur s'imagine que c'est cet entonnoir-vagin jouissant qui le fait jouir, qu'il n'est qu'un fou fœtus sur le chemin involutif du remballement entre ses mains-reins, alors cet orgasme-maelstrom est un avortement beaucoup plus encore qu'un accouchement à l'envers.

Le pêcheur qui veut rester indemne, aux commandes de sa vie, non dépendant du deux de la sphère pour le un de son cylindre, de son corps, comprend très vite que sa jouissance ne regarde que lui, et qu'elle commence plutôt par cet acte d'écartement qui consiste à garder sa tête, à penser, à ne jamais remettre cette tête, cette pensée, cette sensation d'être libre de toute délégation, de toute dépendance, de toute addiction, entre des mains sans doute expertes mais tirant aussi sa folle toute-puissance de l'impuissance de ce pêcheur. Mais le pêcheur resté indemne parce qu'il a réussi à penser, à réfléchir, à s'écarter, à se réserver, à ne pas être le pur jouet de la fascination, n'a pas perdu son cylindre, alors que c'est la sphère, c'est le placenta racoleur qui s'est fait déchiqueter dans la naissance.

Alice Granger Guitard

1 septembre 2003

 

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