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A quelle heure passe le train… - Jean Oury, Marie Depusse
par Alice Granger

Alice GRANGER GUITARD

Editions Calmann-Lévy.

Au rythme de ces conversations entre Jean Oury et Marie Depussé, que Marie Depussé l'écrivain prend en notes et transforme en livre, à l'évidence il se passe quelque chose, il y a du transpassible, non pas de l'immobilité, de l'impassibilité face à ce qui se dit. Marie Depussé est très attentive à la folie de Jean Oury, qui n'est pas sans conséquences sur l'institution, cette thérapie institutionnelle qui s'est inventée, justement avec Oury que Félix Guattari est venu aider, au château de La Borde. Jean Oury est, depuis ses débuts en psychiatrie, initiés avec Tosquelles, viscéralement attaché à ce que les conditions existent, une ambiance, une constellation de personnes ayant chacune, en tant que personne vivante, un potentiel thérapeutique, pour que quelque chose puisse se passer, un événement, une rencontre, une rupture de la continuité. Et, dans ces conditions de partage, où chacun peut en puissance jouir de l'usufruit de la terre, les fous ne sont plus considérés comme des sous-hommes.

Marie Depussé, qui est venue très jeune à La Borde, régulièrement, frappée par la beauté de ce prince très grand, Jean Oury, et par la rapidité très curieuse, ce point de fuite qu'était Félix Guattari si ouvert aux autres, à l'hétérogénéité, est dans ce recueil de conversations non seulement scribe, tandis qu'Oury nous y apparaît dans la continuité du musement et des bruits incessants d'oiseaux qui s'envolent que sont ses phrases en permanence comme une spéciale ambiance, mais aussi, il me semble, interprétante.

C'est en effet Marie Depussé qui aboutit, à la fin de ce livre, à cette interprétation insolite sur la folie d'Oury: Oury avale les gens et les empile dans son ventre comme des poupées russes. Incroyable, cette interprétation! Les fous, alors? Et bien, aux dires de Marie Depussé, ils s'en accommodent très bien. Seuls les fous tiennent le coup à ça! Comme si, dans le fond, ils s'entendaient très bien, les fous et Oury, à propos de cette folie d'un avaleur de gens. Or, la conversation évoque Félix Guattari, et lui, et bien jamais il ne s'est jamais laissé avaler par Oury, il était trop distrait, trop curieux de tout, trop tourné vers le monde, un vrai point de fuite.

Mine de rien, Guattari apparaît comme un vrai et vivant prototype du fou face à Oury, celui qui, alors que Guattari avait 15 ans et Oury 20, a inauguré la série dérangeante des fous, faisant irruption dans la continuité de sa vie par une discontinuité qu'il s'est rendu compte attendre sans l'attendre, se laissant étonner, frapper par l'insolite, la singularité. Et se disant, du coup, si frappé par le caractère relanceur de la vie de cette irruption du discontinu dans le continu, qu'il fallait aussi que des gens bizarres comme celui-là, aussi fou, jouisse, comme lui avait le sentiment d'en jouir déjà, de l'usufruit de la terre, qu'il fallait le voir arriver depuis son pays à lui, son origine. Cette connivence entre eux, qui n'a jamais cassé, même aux pires moments de conflits.

Or, Oury, tellement disposé depuis si longtemps à l'accueil des autres, du fou, du bizarre, du discontinu, s'étonnant sans cesse, ayant inventé une institution spéciale pour accueillir ceux qui ne le sont pas ailleurs, convoquant le coefficient thérapeutique de chaque être humain pour cet accueil qui n'exclut personne de l'usufruit de la terre, formule son étonnement toujours de cette façon: "qu'est-ce que je fous là?" C'est étrange! Car dans cette phrase, si elle est prononcée à haute voix, on entend que le "fou" c'est "je", Oury. Comme une incroyable concurrence de folie entre celle qui réussit à l'étonner, à faire irruption dans sa continuité, et la sienne, qui s'en tire en avalant…Jamais Oury ne dit, à qui réussit pourtant à être vivant au point de l'étonner: "Qu'est-ce que tu fous là?" On pourrait dire que jamais, pas une seule fois, il n'a dit à Félix Guattari, stupéfait de le voir faire irruption là, à La Borde comme déjà dans cette banlieue où ils s'étaient connus, qu'est-ce que tu fous là? Toi, si vivant, et emmenant avec toi une foule si hétérogène sans être jamais très regardant, qu'est-ce que tu fous là? Un peu comme un garçon le dirait en voyant débarquer à la maison un petit frère ou une petite sœur, que tous les souhaits de mort du monde n'arriveraient pas à faire disparaître…

Alors, il faut avoir à l'esprit que, comme le rappelle Oury dans les conversations, c'est son frère aîné Fernand qui lui a présenté Félix, qui était son élève, et qu'il l'avait remarqué pour son intelligence, pour son extrême curiosité, et pour son aspect si singulier, sa façon par exemple de mettre des chaussettes de couleurs différentes, son goût précoce pour la politique. Le frère aîné Fernand n'aurait-il pas présenté à son jeune frère un incroyable petit frère, irruption à la fois si insupportable, si douloureusement dérangeante et si passionnément source de renouvellement de l'énergie vitale? La haine et l'amour, entre eux, mais alors… Oury, à 20 ans, aurait-il voulu littéralement le mettre en morceaux, cet intrus? Et en même temps désirer si fort qu'il fasse intrusion? Cette connivence entre eux? Un peu plus tard, lorsque Oury a sereinement terminé sa médecine et initié avec Tosquelles la psychiatrie, et après des études de biologie à la Sorbonne où il sort premier, Fernand, une deuxième fois, lui adresse Félix, qui a des problèmes parce qu'il ne peut pas continuer ses études de pharmacie. Mais, chose très curieuse, Fernand croit indispensable de dire à son frère Jean: "ne le casse pas en morceaux!". Comme si Fernand en savait long sur le désir de son petit frère Jean de ne pas se laisser emmerder par un intrus, un petit frère, et qu'il le mettra en morceaux s'il persiste à rester. Jean Oury a affaire, à La Borde, et dans les autres lieux avant, à des psychotiques, des gens au corps en morceaux, et Fernand Oury, lorsqu'il lui adresse Félix Guattari, pour la deuxième fois, lui dit, "ne le casse pas en morceaux!". Incroyable, non? Prière d'être tolérant à l'autre dont l'intrusion si manifestement vivante est intolérable. Désir d'être dérangé de cette manière si intolérable. L'horreur et l'aurore. Recevoir la gifle de l'horreur sur une joue et tendre l'autre joue pour la caresse de l'aurore. Entendre donc autrement le côté un peu curé de Jean Oury.

Félix Guattari vient à La Borde, un peu, régulièrement, repart dans le monde, jamais, on dirait, il n'y sera au point que Jean Oury puisse lui dire: "qu'est-ce que tu fous là?" sans pouvoir l'éliminer. Guattari, il faut bien le dire, fera aussi le petit frère emmerdeur, avec tout ce beau monde qu'il amènera à La Borde, exaspérant Oury. Envie de l'engueuler en morceaux, cet emmerdeur, et désirer, épier, le retour de ce fou bien-aimé.

Il y a quelque chose de bizarre, d'énigmatique, de mystérieux, dans la vie d'Oury. Lui, c'est un enfant de la banlieue, cette banlieue pauvre, cosmopolite et hétérogène d'avant et d'après-guerre avec ses émigrés qui y ont trouvé un vrai espace. Oury c'est un gosse de la ville, c'est ça son paysage, la banlieue hétérogène d'alors. Et Guattari aussi est de la même banlieue, mais plus bourgeoise. Pourtant, lui qui a horreur de la campagne, le voilà qui va…s'y enterrer pour toujours. Il va aller dans cet endroit si tranquille qu'il y aura le temps de s'y emmerder, c'est-à-dire aussi d'avoir du temps pour se disposer à l'étonnement, à l'insolite. On dirait que Jean Oury s'est littéralement incliné devant quelque chose, un événement, une rencontre peut-être, après quoi plus rien n'a été pareil, qui a inscrit une séparation, et l'a voué à la solitude. Cette séparation, par laquelle il y a eu une perte, se résumant par la perte de la ville de son enfance, cette sorte d'impossibilité d'y retourner, s'inscrit finalement par ce coin de campagne nommé La Borde, en échange, cette campagne éloignée à la place de la ville hétérogène, cette campagne où il faut convoquer à venir les humains dans leur coefficient thérapeutique pour réinventer l'hétérogénéité humaine, où il faut faire l'effort de se déplacer, comme lui l'a fait comme si vraiment il n'avait pas pu faire autrement. La perte, donc.

L'enfant, comme le rappellent Jean Oury et Marie Depussé, aux premiers temps de sa vie est dépendant par rapport à l'Autre incarné qu'est sa mère, mais cette dépendance ne se logicise en aliénation que du fait de l'équation complexe du désir inconscient. Cela se complexifie ainsi: il y a la captation désirante de l'Autre incarné par la mère, mais très vite l'enfant doit admettre qu'il n'y a pas vraiment de garant, et que rien ne le protègera et ne lui fera faire l'économie d'un affrontement avec l'inexistence de l'Autre, d'un face à face avec une béance, point d'horreur, à partir de quoi le désir naîtra du manque comme désir de l'Autre qui n'existe pas. La séparation est donc indispensable pour que l'enfant puisse cheminer jusqu'au registre du désir. Mais si la mère, folle de sa toute puissance et se précipitant vers son image mortifère, focalise totalement son désir sur l'enfant, ne lui faisant jamais savoir qu'elle désire ailleurs, lui faisant donc croire que cet Autre dont il est dépendant existe vraiment, que c'est elle, alors c'est tragique. Pour elle, c'est la précipitation dans la mort par la capture par son image idéale. Pour lui, par non-séparation, par non-inscription du manque et de la béance, par non-admission de l'inexistence de cet Autre dont pourtant il a dépendu et dont il a eu un besoin vital, le cheminement vers le désir est impossible. C'est tragique pour lui aussi, même si tout baigne l'immobilisme du rien de nouveau sous le soleil est terrible et si appauvrissant du point de vue psychique.

On pourrait dire aussi, en pensant à Fernand, Jean, Félix, Marie, et les autres, les fous qui à La Borde sont accueillis et peuvent y prendre position, y sentant un assentiment de l'humanité hétérogène à ce qu'ils puissent advenir à la vie, que cette mère qui a désiré l'enfant, mais qui doit aussi désirer ailleurs si elle veut permettre à cet enfant de cheminer vers le désir et la solitude en dépassant une sorte de point d'horreur qu'est l'admission de la béance, du manque, et bien cette mère elle peut aussi désirer un autre enfant, toujours un autre enfant et ainsi de suite, qui font irruption tels ces fous qui peuvent prendre position, une série hétérogène. Le désir d'enfant d'une mère ne s'arrête pas à un enfant, comme si cet enfant avait le pouvoir exorbitant de tout totaliser sur sa tête, mais court toujours, d'un enfant à un autre enfant, à l'infini. Chaque être humain ainsi exposé, sans remède, au risque de l'irruption dans sa vie bien tranquille d'un nouveau petit frère ou d'une nouvelle petite sœur et ainsi de suite. Le personnage Félix Guattari avec sa foule derrière lui qu'il allait sans fin chercher dans le monde et par son goût de la politique préfigurant la liste infinie des intrus intolérables et bien-aimés.

La remarque de Marie Depussé est très fine: la présence de Félix Guattari à La Borde, dit-elle à Jean Oury, la présence de cet homme sans formation (médicale ou psychiatrique) a dû beaucoup étonner. Félix Guattari, mais aussi Marie Depussé, et avant eux ces prostituées pendant la guerre d'Espagne que Tosquelles invita à faire un travail d'infirmière (ce qu'elles firent très bien sans avoir de formation), est une preuve en acte que chaque humain, à partir du moment où il est ouvert aux autres, où il se sent solidaire de chaque maillon de l'humanité, a un coefficient thérapeutique, d'où l'urgence de considérer toute constellation de personnes (qui est à la base de l'invention de la psychothérapie institutionnelle avec Tosquelles et à La Borde) comme un espace vital pour prendre soin d'un humain. C'est ça qui est formidable et tellement intelligent chez Jean Oury, et ceux qui l'ont suivi, dont Félix Guattari et Marie Depussé, c'est de mettre en relief comme jamais avant eux l'importance vitale et permanente de la constellation humaine (réinventée à La Borde par la psychothérapie institutionnelle) pour chacun des membres présents et à venir, sans exception, de cette constellation. Mettre en relief à ce point le fait qu'un être humain est en interaction toute sa vie avec son environnement, donc avec la constellation humaine autour de lui, dans son hétérogénéité et son ouverture infinie, est urgent. Mettre en relief, notamment, le besoin vital d'un être humain que cette interactivité soit possible et renouvelable, c'est-à-dire admettre que cet être humain d'une part est dépendant de cette constellation humaine dans laquelle il arrive et qui l'accueille comme à la fois un intrus et un bien-aimé, et d'autre part qu'il a la capacité psychique de se singulariser au sein de cette constellation, capacité d'imposer son aspect hétérogène, différent, capacité de ne pas se laisser, justement, avaler par la constellation. C'est si différent de l'impératif d'être un être humain performant que les normes actuelles voudraient imposer, et donc non dépendant! Dire, j'ai un besoin vital de cette constellation infinie d'autres qui m'accueille comme si elle m'avalait (risque que je remercie puisqu'il me permet en luttant de me distinguer), et non pas un voyez comme je suis performant et comme je n'ai pas besoin des autres, c'est sûr que c'est mal vu à l'heure actuelle. Pourtant, comme le démontre aussi Julia Kristeva dans sa Lettre au Président de la République, n'est-ce pas en admettant soi-même sa propre vulnérabilité (en relation avec le besoin de l'interactivité avec le milieu et les autres) qu'on peut reconnaître la richesse que l'autre nous offre et que nous offrons à l'autre? La solidarité humaine reste encore à inventer. Et, bien sûr, que chaque humain s'admette dans son coefficient thérapeutique au sein de la constellation humaine implique d'admettre aussi cette extrême vulnérabilité en chacun de nous, cette sorte de folie qui nous entraîne à nous faire avaler dans le ventre de cette constellation et à nous faire y résister tel le psychotique. Tandem Jean Oury / Félix Guattari.

En conclusion, je voudrais dire à Jean Oury quelque chose que j'ai envie de lui faire savoir depuis presque vingt ans. Avril 1984. Tokyo, Hôtel New Otani. Congrès organisé par Armando Verdiglione. Salle de conférence splendide ouverte par de vastes baies sur un magnifique jardin japonais. Un public d'au moins cinq cents personnes. Une liste longue et très hétérogène, justement, d'intervenants au congrès, dont l'ordre d'intervention n'est pas fixé à l'avance, notamment pas du tout (en tout cas pas systématiquement) en fonction de la formation, de la notoriété (si, bien sûr, mais quelqu'un de connu n'étant jamais assuré de ne pas se faire devancer par quelqu'un d'inconnu, de jeune, et à la formation mal définie). Les jours passent, et beaucoup d'intervenants n'ont pas encore été appelés à intervenir par Verdiglione. Verdiglione est insupportable pour cela. Tellement d'élus sur la liste, et ne pas être sûr d'être appelés… Alice Granger est sur la liste, et elle est appelée à parler le troisième jour, en fin d'après-midi. Mais Alice Granger, il faut bien le dire, c'est un vilain petit canard parmi les autres… Ce qu'elle raconte, c'est du semblant, de l'imitation à se tordre de rire de la théorie verdiglionnienne mais à la façon d'une enfant qui aurait osé marcher sans rire avec des chaussures d'adultes sur une scène devant une foule de gens bien sérieux et bien formés censés avoir autre chose à faire que de perdre du temps à la laisser dire quelque chose qui n'a pas de sens. Alice Granger, du point de vue de tous ces intervenants plus ou moins connus, est une inconnue, jeune, visiblement sans formation, et même pire mais peu de gens le savent, c'est une petite pharmacienne de rien du tout ayant prétendu sans rire vouloir intervenir sur la même scène que des intellectuels de renommée internationale, non mais, il est fou ce Verdiglione, la laisser arriver sur cette scène…! Oh! Verdiglione et son équipe ont bien essayé d'arranger, avant le départ pour Tokyo, son intervention, pour qu'elle soit moins du semblant, une risible et mauvaise imitation. Sans grand résultat…Or, lorsque Alice Granger est en train de parler, Jean Oury, qui n'a pas encore été appelé alors qu'il est prévu sur la liste, alors que lui, sa formation, sa notoriété et son sérieux ne sont plus à démontrer, se trouve dans les couloirs de l'hôtel New Otani, il rôde aux alentours de cette salle de conférence immense, et il n'en peut plus d'impatience, de rage. Tout cela, quelqu'un l'a raconté à Alice Granger ensuite. Ce qui exaspère au plus haut point Jean Oury, c'est justement que Verdiglione l'ait invitée elle, lui il patiente, c'est intolérable, et elle, Alice Granger, vous voyez, elle parle. Pour dire quoi? Des conneries? En somme, dans sa colère, son exaspération, Oury dit, excédé: mais qu'est-ce qu'elle fout là, Alice Granger? Est-ce qu'elle a quelque chose à foutre là, Alice Granger? Les autres, on aurait dit que Oury pouvait à la rigueur admettre qu'ils soient appelés avant lui, mais Alice Granger?!!! Vraiment, mais c'était insupportable, qu'est-ce qu'elle foutait là? Sans formation! Il était fou, ou quoi, Verdiglione…Alice Granger, lorsque quelqu'un lui raconta la colère de Jean Oury dans les couloirs, en fut très joyeuse, secrètement. Jean Oury était le seul à s'être aperçu, bien sûr avec Verdiglione, qu'Alice Granger avait réussi comme par forcing (acting out?) à être vivante sur cette scène même où normalement elle n'avait aucune chance de pouvoir advenir. Merci, Jean Oury!

Alice Granger Guitard

24 avril 2003

 

 

 

 

 

 

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