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Riquet à la houppe Millet à la loupe - Catherine Millet
par Alice Granger

Alice GRANGER GUITARD

Editions Stock.

Sans doute, dans ce petit texte magnifiquement intelligent, où à travers le conte de Perrault qu'elle préfère elle analyse à la loupe ce complot qu'elle dit avoir très tôt ourdit contre sa famille Millet, Catherine Millet préfère-t-elle, tout bien évalué, l'image d'elle-même qu'elle finit par y peindre telle une formidable artiste, avec le pinceau critique, plutôt que les innombrables images que lui a values l'écriture de La vie sexuelle de Catherine M.. Il se peut bien, en tout cas c'est le soupçon qui me vient en lisant ce texte, que Catherine Millet ait désiré, à son insu peut-être, manifester son intelligence comme coup de grâce en s'écartant de ce flot d'images offertes à elle par la suggestion des autres à la suite de son précédent livre. Ce flot d'images, elle l'a eu, son narcissisme a été délicieusement puni, elle aura pu (et non pas aurait pu) s'y noyer, faite d'images disparates, morcelées, corps monstrueusement informe comme de la pâte à modeler dont la forme aurait disparue qui aura été remodelé par toutes les mains de ces suggestions différentes venues comme écho de la lecture de son livre, elle aura pu être folle, son second corps secret dépecé par les mains des lecteurs, des critiques.

Catherine Millet commence à s'écarter de ce flot d'images dans lequel elle se noie, se perd, son narcissisme étant ainsi puni, lorsqu'elle écrit que Riquet à la houppe se fait avoir, lorsqu'il donne en partage à la princesse son esprit et qu'il reçoit en échange la beauté, car en dehors de cet amour il garde sa laideur, sa disproportion, son nanisme, il reste le nain de la princesse, son hochet sexuel que tel un bébé elle agite avec beaucoup d'excitation, qu'elle façonne à sa guise. Riquet à la houppe se fait avoir, mais la princesse aussi…

Qui est Riquet à la houppe, qui est le Quasimodo de la gitane Catherine, qui est le nain par rapport à elle? De trois ans l'aînée de son frère, celui-ci est forcément disproportionné par rapport à elle, il est forcément nain, et sa survenue au sein de la famille, très dérangeante pour Catherine, n'est-elle pas la preuve matérielle, par ce corps de nouveau-né vulnérable, vagissant, de la sexualité entre ses parents, de quelque chose de secret. Par le corps nouveau-né, petit Quasimodo vulnérable totalement entre les mains des autres, à la peau qu'elle trouve si douce, la petite Catherine intelligente voit littéralement du sexe, qui a abouti à ça, à ce corps exposé se faisant choyer, à ça qui la coupe en même temps, elle la fille, par ce garçon, d'un état originaire où elle était vue si belle par son entourage, à cause de ses yeux noirs si rares. Ce petit garçon, ce petit frère, arrive, et c'est une "sexion" (sexe), une coupure, une séparation, pour la grande sœur qui jusque-là dans la famille jouissait de l'impression produite par ses rares yeux noirs comme d'une indéfectible protection. Voici que de cette certitude qu'elle lisait dans le regard de son entourage, certitude d'être belle par ses yeux noirs et son type hispanique lui venant de son père, certitude de se distinguer plus tard comme le disait sa mère, elle en est coupée, cela devient non pas une chose qui disparaît, mais une chose qui est rentrée, non visible. C'est son petit frère, petit Quasimodo, qui est visible. La différence sexuelle éclate. Elle, la fille, c'est rentré, invisible, c'est comme un second corps entre les mains des suggestions des autres, comme son premier entourage faisait d'elle une gitane au destin exceptionnel prédit, et lui, le garçon, c'est visible, mais il est aussi le petit, le vulnérable, le truc entre les mains non seulement de sa mère, mais aussi des siennes. Nous lisons entre les lignes combien la petite fille de trois ans fut si excitée à l'idée de son pouvoir sur ce petit corps de garçon vagissant, excitée en se saisissant de ce corps hochet sexuel, déplaçant sur lui visible quelque chose qui pour elle n'était plus directement accessible.

Ce petit frère, non seulement il est tout petit quand il arrive, non seulement il est le nain difforme Quasimodo que la grande Esmeralda peut toucher pour essayer de se toucher elle-même, mais il est aussi différent, blond aux yeux bleus, une anomalie dans la famille, il détourne sur lui les regards jusque-là centrés sur sa sœur, il la prive, la castre. Heureusement, la grande sœur gitane s'y retrouve un peu en étant si excitée de pouvoir s'occuper du petit nain. La famille a le choix du roi, une fille et un garçon, une fille grande et un garçon petit, cette disproportion étant très importante pour le destin de Catherine Millet, pour son exceptionnel don d'analyse, et son métier de critique d'art.

D'abord, par ce petit frère, détournant les regards à son profit par sa blondeur et ses yeux bleus, la famille Millet a fait perdre à Catherine le statut qu'elle avait jusqu'à trois ans, même si ce statut d'une jouissance incroyable reste comme une chose qui aura été, cela aura matériellement été. Alors, nous pouvons imaginer que la petite fille commença à fomenter, inconsciemment, son complot contre cette famille inscrivant de cette façon désorientante la différence sexuelle entre un garçon et une fille, d'un côté elle la brune, dont le caractère passionné est rentré, comme de la braise dans une sage petite fille, et de l'autre lui le blond qui répond si bien aux critères esthétiques occidentaux. Le complot ne se met-il pas en acte par la découverte que fait la petite fille de la vulnérabilité de ce frère plus petit qu'elle, vulnérabilité de ce corps qui la "sexionne", qui la rentre dans l'invisibilité comme un second corps secret, comme une fleur fanée avant même de s'être épanouie? Par la découverte qu'elle peut jouer-jouir de lui comme d'un hochet sexuel, et que jamais il ne pourra lui échapper? Son Quasimodo, dieu sait si Catherine M. a su faire la preuve qu'elle pouvait le retrouver partout, venant se mettre entre ses mains, se laissant envelopper d'elle, et elle retrouvant ainsi son image morcelée de gitane. La façon dont le petit frère restait demandeur, restait avide qu'on s'occupe de lui, avide peut-être de la sensation physique d'être ce hochet, cette trace d'une passion entre la sœur et le frère, ne se disait-elle pas dans son caractère coléreux, et ensuite ombrageux?

La mère faisait tout pour maintenir la différence entre sa fille et son garçon. Elle faisait tout aussi pour que, en tout cas pour Catherine, l'avenir s'ouvre ailleurs. Ainsi, la fille devait "rentrer" certes son ventre, garder dans l'invisibilité son caractère passionné de brune, mais en attendant elle devait s'acheminer vers son destin par la lecture, que la mère encouragea vivement. Ainsi, la jeune Catherine commença à voir venir à elle dans le miroir, non plus son image, devenue invisible, mais de nombreux personnages sortant des livres, ou célèbres dans la vie ailleurs, et engageant avec elle la conversation. La mère, par les livres, orienta sa fille ailleurs, et celle-ci devint de plus en plus intelligente parce qu'il lui était impossible de se voir belle dans le miroir familial.

Car le complot contre sa famille, qu'elle fomenta très tôt, se trouvait renforcé dans sa mise en acte intelligente par le fait que cette famille-là, comme le nom l'indiquait (mi-laid), était d'une banalité désespérante. Aucune chance de distinction dans cette famille-là. La famille mi-laid, en ne laissant espérer aucun destin exceptionnel à ses membres, donc à la petite Catherine, rendait ainsi impossible le déploiement de la danse de la grande gitane Esmeralda pour le petit Quasimodo ombrageux et vagissant. Le complot devait la porter ailleurs, hors de sa famille. Car dans sa famille, s'inscrivait par le nom si banal "mi-laid" l'interdit de l'inceste, alors même que tant d'excitation et de passion se révélait à la gitane pour son hochet incarné. Tout s'est déplacé, s'est joué ailleurs que dans sa famille, pour Catherine M. Ailleurs, finalement, ça aussi, cela aura été. Cela aura été, qu'une fille manifeste d'une manière à la fois intelligente et excitée son expérience enfantine du garçon, afin par ce détour d'arriver à se dégager comme fille.

Complot pour, finalement, retrouver intacte cette impression produite par les yeux de son intelligence d'une indéfectible protection. Catherine Millet n'a-t-elle pas réussi à faire dire à Riquet à la houppe qu'il se faisait avoir? Ne s'est-elle pas alors imposée, face à la série infinie de Riquet-Quasimodo, par les yeux noirs de son intelligence? C'est en perdant sa bosse addictive retenue entre les mains expertes d'Esmeralda dans un recoin sombre de la cathédrale familiale, que Riquet-Quasimodo voit soudain, pour la première fois, les si beaux yeux noirs de la fille. La fille, ayant dans ce regard retrouvé l'indéfectible protection comme si elle ne l'avait jamais quittée, peut enfin se sevrer de son hochet.

Alice Granger Guitard

15 juin 2003

 

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