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Les Fiancés ( I Promessi sposi) - Alessandro Manzoni
par Alice Granger

Alice GRANGER-GUITARD

Editions Gallimard, Folio.

 

Alessandro Manzoni, écrivain italien né à Milan en 1785, qui séjourna à Paris quelques années, a écrit ce roman unique en son genre.

Très beau, très extraordinaire, et très singulier roman.

Son thème est le mariage. Et l'obstacle à ce mariage, par des forces contraires toujours en train de surgir au moment où enfin le projet semble pouvoir aboutir.

D'une part le désir infini, puissant, du mariage, qui ne cède jamais. Et d'autre part, aussi puissant, l'obstacle qui se met en travers du projet, se manifestant par de multiples et terribles forces du mal. Toujours, la sensation de l'existence d'une Providence divine, et une sorte de savoir inconscient que rien ne peut, même dans les pires moments, attaquer quelque chose de sacré, représenté par le mariage.

Manzoni génial romancier du mariage, peut-être parce qu'il fut extrêmement bouleversé par le divorce de ses parents, parce qu'il fut frappé par le fait d'une sorte d'usure, d'altération, minant de l'intérieur un mariage si on n'y prend pas garde, et que, adorant sa mère fille de Cesare Beccaria qu'il rejoignit à Paris, il put aussi manifester beaucoup d'estime pour le nouveau compagnon de celle-ci qui incarnait un regain de l'amour.

L'enjeu du roman, c'est la fiancée, Lucia, virginale aux yeux du désir infini qui habite le fiancé, Renzo. Et l'inquiétude qui initie le roman vise à mettre en relief une question urgente: comment cette virginité de Lucia face au désir de Renzo, désir qui la pare de toute la beauté et de toute la lumière du monde, pourra-t-elle résister au lent travail d'altération qui envahit, par l'habitude et les choses domestiques, un mariage en le minant? Manzoni a été le témoin de l'altération irrémédiable du mariage de ses parents. Pourtant, il a été aussi témoin de la non-altération, ou en tout cas d'une sorte de réparation, de l'image virginale de sa mère, puisqu'elle intéressa un autre homme, français, son beau-père.

Lucia, la fiancée, doit, à l'épreuve du mariage, rester absolument immaculée.

Il y a aussi une autre inquiétude: Lucia, en regard du désir de Renzo, est la plus belle et la plus lumineuse des princesses, elle est l'unique. Or, surgit un horrible soupçon, qui affleure vers la fin du roman: Lucia ne serait qu'une jeune fille très ordinaire, pas vraiment belle, et peut-être même un peu laide. Renzo est terrifié à l'idée que le regard des autres, et même le sien s'il s'avisait de comparer Lucia à d'autres femmes, puisse déflorer la beauté incomparable de sa fiancée, et qu'alors elle ne puisse plus subsister dans sa hiérarchie de l'unique épouse possible.

L'idée géniale de Manzoni, c'est de faire de Lucia, menacée de n'apparaître que comme une très banale et très ordinaire jeune fille de la campagne, l'objet virginal et incomparable de la convoitise sexuelle de l'homme le plus puissant de la région, don Rodrigue, qui en ce dix-septième siècle où se situe cette histoire, terrorise tout le monde avec sa bande de braves. Objet d'un pari entre don Rodrigue et son cousin, Lucia représente tout à coup la seule chose inaccessible au puissant seigneur, que par la transgression il se jure pourtant d'obtenir. La folle convoitise de don Rodrigue à l'égard de cette Lucia interdite, fille virginale jalousement protégée par sa mère Agnès, est une représentation du désir de Renzo: pour que le désir reste intact, il ne doit jamais atteindre son objet. Alors, don Rodrigue est l'autre Renzo, celui qui ne pourra jamais toucher Lucia, qui ne pourra jamais déflorer son inégalable beauté, et c'est celui qui, par sa puissance inégalée et terrifiante dans la région, donne à cette Lucia bien ordinaire, en la convoitant à ce point-là, son incomparable valeur au point qu'il n'y en a pas d'autre.

Donc, par l'entrée en scène imprévue et violente de don Rodrigue, à la veille du mariage, qui envoie deux de ses braves auprès du curé qui doit les marier, don Abbondio, pour lui dire que s'il tient à la vie il ne doit pas célébrer ce mariage et que c'est à lui de trouver le prétexte de cet obstacle au mariage, c'est toute une interrogation inquiète sur la menace de l'inexorable ternissement du personnage féminin central de ce roman qui s'entend. Don Rodrigue, en entrant en scène par sa folle convoitise sexuelle pour une jeune fille interdite, par sa volonté terrible de transgression, est en réalité le gardien de la virginale et immaculée image de Lucia, de sa prévalence hiérarchique d'unique. Don Rodrigue est celui qui fait différer le moment où Renzo, par la célébration du mariage, va voir son désir rejoindre son objet en l'altérant inexorablement.

Différer: c'est cela qui est urgent. Sinon l'histoire serait si courte, si précipitée, si prématurément fermée: ils se marièrent, ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants, point final. Avant que l'histoire de leur couple puisse en effet se conclure ainsi, à la fin du roman, Manzoni a pris la précaution de mettre l'image immaculée de Lucia à l'abri de la dégradation. L'incroyable et apparemment terrible histoire qui différa le mariage la place pour toujours dans la mémoire comme une femme d'exception, forcément une femme d'exception, la preuve étant cette convoitise par le seigneur si puissant que rien, ni sans doute aucune femme même bien plus belle, riche, et intéressante que Lucia, n'était hors de portée. Dans la mémoire, pour toujours, Lucia est inscrite comme une femme qui devait avoir une beauté que les autres femmes n'avaient pas pour que don Rodrigue, qui pouvait par sa puissance avoir toutes les femmes qu'il voulait, la préféra elle, elle seule, au point de mettre en acte des moyens gigantesques, fous, pour la posséder. Cette certitude inscrite dans la mémoire de la région, Lucia et Renzo peuvent alors affronter l'épreuve du mariage, ils ont quelque chose de puissant pour remédier à l'effet d'usure et d'altération inhérent à leur vie de famille.

Les forces du mal qui entrent en action (les braves de don Rodrigue qui intimident violemment le curé don Abbondio, don Rodrigue qui fait appel à un autre seigneur encore plus puissant que lui, l'Innommé, pour arriver à ses fins, le fait qu'à cette époque la justice ne puisse jamais être rendue malgré la multiplication des édits, la dame de Monza, une religieuse qui accueille Lucia mais finalement est complice de son enlèvement par les braves de l'Innommé, Renzo qui doit s'enfuir parce qu'un avis de recherche est lancé contre lui après son implication dans des émeutes à Milan en cette période de manque terrible de pain, la famine qui menace, le pillage par l'armée, une terrible vague de destruction qui semble devoir tout anéantir comme s'il y avait un surenchérissement constant dans la puissance de destruction, le vœu de Lucia de se faire religieuse, et enfin la peste qui risque d'emporter Lucia alors que Renzo en a guéri, cette peste qui ravage Milan et la région), toutes ces forces contraires qui détruisent semblent en réalité s'attaquer à un autre mal, celui qui altérerait l'image immaculée de Lucia.

C'est vrai que la destruction et la mort sont omniprésents dans le roman, famine, pillage, injustice, sauvageries des sbires des seigneurs, rapports de forces face auxquels le peuple est impuissant, (et Manzoni, par ses nombreuses digressions descriptives ou narratives, qui diffèrent aussi le récit de l'histoire concernant Lucia et Renzo, excelle à nous rendre compte de la situation à cette époque), la peste, mais après-coup cela apparaît comme une sorte de grand coup de vent chassant le motif principal d'inquiétude: après ce n'est plus pareil. Après, ils peuvent se marier et avoir beaucoup d'enfants. Ce qui est tombé sous le coup de la destruction, c'est autre chose que l'essentiel. La preuve, c'est qu'après cet épisode apparemment si terrible, qui culmine avec l'hécatombe de la peste de Milan, Lucia et Renzo restent avec une vraie fortune, une sorte de capital assurant toute leur vie à venir, que différentes personnes leur ont donné (entre autre l'Innommé qui a donné beaucoup de pièces d'or pour, comme par hasard, la dot de Lucia, une protectrice sorte de deuxième mère pour Lucia qui lui constitue un trousseau de mariage).

L'image inaltérée de Lucia, l'image menacée par le pressentiment de l'usure du mariage, mais réparée d'avance par la seule convoitise de don Rodrigue, commence à s'imposer avec l'apparition de figures protectrices: le religieux don Christophe, l'Innommé lui-même qui, après l'avoir vue se convertit et devient son protecteur le plus ardent (et le protecteur du peuple que jusque-là il terrorisait), le cardinal Frédérique Borromée (neveu de Saint Charles Borromée), et d'autres. Nous observons, au fur et à mesure de la progression du roman, à une sorte de régénération de l'image de Lucia, une délivrance en marche hors des griffes de la terrible menace d'altération, de dégradation. Peu à peu, même si le suspense dure jusqu'à la fin, l'image de Lucia s'impose et s'écrit comme inaltérable dans le temps, comme immaculée. Et ce qui reste comme moyens de vivre au couple enfin réunis, mais dans un autre espace que celui du départ, dans un autre lieu, est bien supérieur aux moyens qui ont été détruits. Surtout, reste Agnès, la mère veillant sur son joyau de fille, veillant sur sa virginité, sur son image inattaquable.

Alice Granger-Guitard

3 août 2002

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