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Meurtre à Byzance - Julia Kristeva
par Alice Granger

Alice GRANGER GUITARD

Editions Fayard, 2004.

Peu de gens choisissent et sont capables de parler en leur nom. Julia Kristeva, qui l'écrit, est de ceux-là!

Quelle idée me vient en lisant ce polar d'un genre spécial? Et bien que je peux laisser se développer en lisant une très grande curiosité, de celle qui ne laisse pas perdre une miette, de celle qui s'aiguise et s'affine en écoutant ce qui se passe dans la chambre noire, lorsque, justement, il se passe vraiment quelque chose. Les psys parleraient de scène originaire…Et dans la Santa Barbara d'aujourd'hui, les enfants croient pouvoir envahir la chambre noire de leurs parents parce qu'ils sont persuadés non pas qu'il s'y passe quelque chose qui ne les regarde pas et qui fait parler les muets, mais qu'il ne s'y passe rien depuis qu'ils sont là!

Une psy qui écrit ça, chapeau! Il y en a d'autre des psys, qui n'auraient jamais l'idée d'offrir ça aux témoins à venir, comme preuve de vie par exemple, et alors vaut mieux se tirer au pays des limbes, ou entrer en dormition…ou bien encore s'…, enfin un verbe comme le "se voyager" de Julia Kristeva, mais personnel…Je veux dire que c'est sans prix, d'offrir ce qui a l'air d'un polar, comme pour dire que la pulsion de mort à l'œuvre dans la chambre noire est une preuve de vie, d'amour. Et qu'il y en a une, de chambre, qui a pour nom Byzance.

Et bien sûr, ce qui se passe, comme dans une chambre que Lacan dirait de plein emploi (je crois que c'est Lacan, oui, qui dirait ça), cela ne me regarde pas du tout, il y a une discrétion, une réserve, l'espace d'un non-dit, et pourtant tellement de choses à entendre non pas pour aller les envahir, eux, pas du tout, mais entendre dans une autre histoire, celle dont je serais l'historienne par exemple, une histoire de garçon et de fille par exemple, vraiment une histoire quand il y a chacun d'eux, pas seulement une fille ou bien un garçon, mais chacun d'eux, et chacun vivant, le garçon exploitant la fille pour que son histoire ne soit pas finie au contraire, et une fille exploitant de même un garçon, aucun des deux n'étant dans l'histoire lésé, l'un par l'autre restant dans sa propre histoire, étrangers, mais l'amour.

Donc, si j'ai l'impression en lisant d'entendre quelque chose d'extraordinairement vivant dans la chambre noire, où il y a quand même deux morts, et reste Rilsky le commissaire amant de Stéphanie Delacour, et leur amour sans histoire, c'est donc que le voile n'est pas tombé devant pour couper court à la curiosité, et ne pourrait-on pas dire, dans cette histoire de Croisades pour aller à Jérusalem délivrer le Saint-Sépulcre qui est aux mains des Musulmans en passant par Byzance et Philippopolis, que ce polar a délivré le Saint-Sépulcre du voile, et donc les enfants-lecteurs que nous sommes peuvent entendre ce qui ne les regarde pas qui se passe dans Byzance, époustouflés par la scène originaire?

Question qui se pose: pourquoi a-t-elle écrit ce livre, Julia Kristeva, pourquoi y parle-t-elle, justement, en son nom? Envie de souffler, c'est qu'elle brûle d'envie de la dire, sa version à elle, histoire de prouver que c'est autre chose, qu'elle est vivante, pas indifférente, qu'elle réagit, pourquoi pas, sinon vous allez croire que ce sont les autres bouts de versions qui sont les bonnes, les histoires de Santa Barbara avec ses mafias, son argent facile, les images télévisuelles, les histoires mille e tre, les histoires d'un éternel chérubin de ces dames lorsque l'inceste avec maman ou son double cela ne choque plus personne, mais, dit-elle, son Sébastian Chrest-Jones, il n'est pas du tout comme ça, lui! Je vais vous dire, moi, sans tout vous dire, je vais vous dire tout en byzantinismes, et sans éviter d'une part que des nuages de sauterelles dévorent les vignes lorsque les Croisés arrivent en Orient, mais épargnant bien sûr les moissons, et d'autre part que Stéphanie Delacour abatte l'Infini avec son colt parce qu'elle sait tirer!

Je suis là, dit-elle, à Santa Barbara même, et vous allez voir ce que vous allez voir, ou plutôt entendre! Elle est du genre à laisser faire, c'est son ironie, mais pas à laisser passer! Bon, j'ai compris comme ça…Ou j'ai laissé faire mon imagination…

Car, finalement, Santa Barbara, le village planétaire d'aujourd'hui, avec ses mafias, ses sectes genre Nouveau Panthéon, le règne de l'argent, de la vie facile, des images, du spectacle, ne serait-ce pas aussi l'aspect laisser faire, dire je n'y peux rien moi me laissant emporter par le cours des choses, comme si intellectuellement je ne pouvais pas y réagir, et même que ce serait bien se laisser évacuer dans cette indolence, rien de nouveau sous le soleil, nihilisme, attaquer, purifier, mais en restant dans la même logique, l'autre aspect, le ne pas laisser passer, étant Byzance, c'est-à-dire qu'il est possible d'enrayer ce cours occidental des choses en s'imposant soudain, face aux envahisseurs barbares de Santa Barbara, comme la première intellectuelle du monde, en mettant en question et en jeu cette notion si sexuelle et finalement pas si négative que ça vue de Byzance d'envahissement, en le nommant autrement, Croisades par exemple, et alors c'est une autre histoire, et alors, tandis que les hommes, c'est bien connu, n'en finissent pas avec leurs mamans, ces grands bébés occidentaux, voici que, après un temps Infini à sembler ironiquement laisser faire, et tout, et tout, des femmes, genre Kristeva, sortent leur Byzance encore plus que leur Bulgare. Se laisser envahir sans se laisser envahir, c'est femme, et c'est très byzantin, non? …Rester vierge et être trouée à la fois! Envahie comme ça! Et restant étrangère comme ça!

Peu importe que Sébastian Chrest-Jones, Nordoth Rilsky et Numéro Huit alias l'Infini le Purificateur soient ou non un même personnage restant sous les traits de Rilsky le commissaire auprès de Stéphanie Delacour à la fin du polar.

Peu importe qu'Hermine, épouse de Sébastian, Stéphanie Delacour, journaliste à l'Evénement de Paris et envoyée à Santa Barbara enquêter sur le nouveau meurtre du serial killer Numéro Huit et la Chinoise Fa Chang soient ou non le même personnage.

Les personnages pourraient se nommer différemment pour des temps et des aspects différents de l'histoire! Pour une histoire compliquée, byzantine!

Alors, suivons pas à pas ce polar qui a un rythme d'associations libres.

Cela commence par l'Infinie corruption, le Purificateur est persuadé qu'il n'y a plus que ça, que Santa Barbara, et donc lui, installé dans ces ténèbres, il va trouver une sorte d'alibi pour rester en se faisant Purificateur, assuré que sa vengeance sera aussi Infinie, que tout cela sera sans fin! Alors, voici vers le phare aux baleines le marcheur solitaire aux allures de scout entouré des cris désespérés des mouettes rieuses. Finalement, s'il y a des mouettes rieuses…et la musique sur les oreilles comme dans la bulle d'où il n'est pas sorti même si elle est aux mains des barbares envahisseurs…Lieu envahi, cette bulle, mais heureusement purifiée…envahisseurs tenant lieu de désir de mort contre ça qui serait incestueusement dangereux…je vous tue, mafieux de toutes sortes à Santa Barbara, moi Numéro Huit, ou l'Infini, pour ne pas dire que vous me servez parfaitement côté pulsion de mort…la bulle saccagée par vous barbares est une bulle dans laquelle je peux m'éternisez…je suis dans la même logique que vous, je suis de Santa Barbara…je suis l'envahisseur par excellence, celui qu'il est impossible de mettre dehors, je reste dans cet autre monde…

Mais, parce qu'il y a, comme on dit, du jeu, ça peut osciller entre deux personnages, l'ironie le permet, la tolérance aussi, l'intelligence, une capacité à être seule qui est rare, alors on dirait que le Purificateur alias l'Infini se dédouble en Sébastian Chrest-Jones, un historien des migrations qui se passionne maintenant pour la recherche sur les Croisades.

Du jeu entre deux personnages possibles, parce que la si extraordinairement intelligente protagoniste accorde un sens absolument central au fait qu'elle est étrangère, et que cela n'est en rien indifférent disons à la mise en acte toute byzantine de cet amour.

Etrangère, cela rime déjà avec réserve, avec un "cela ne me regarde pas, lui, ce garçon, c'est un autre, avec ses bizarreries, sa folie, donc voici cet être singulier, l'amour c'est que mon étrangeté scelle la reconnaissance de fait de sa singularité, donc respecter cette subtilité", étrangère cela rime avec le fabuleux verbe de Julia Kristeva "je me voyage" et non pas "tu me voyages" justement, cela rime pourquoi pas avec dormition, et avec cette Vierge noire de la fin du roman, que Sébastian trouve enfin au Puy en Velay, cette Vierge noire balkano-volcanique. Et étrangère, cela flirte aussi avec envahissement, oui, non, avec le fait d'être envahissable comme Byzance, comme femme, comme Vierge et pourtant trouée puisqu'il est possible à Sébastian, en tant que Chrest (croix, Christ, Kristeva le nom du père d'elle), de remonter aux origines à l'intérieur de l'icône orthodoxe (amour sans histoire avec Rilsky, finalement?) comme le Chrest ressuscité. A la fin, Stéphanie Delacour dit de Rilsky, son amant, qu'il pourrait être son père… De la part d'une fille amoureuse de son père, qui pleure son père…Tout ça pour dire que chacun arrive à la fin qu'il voulait…ensemble, et séparément.

Audrey, très amie avec Stéphanie la journaliste, qui n'aime que les femmes, lui déconseille d'aller dans le bourbier de Santa Barbara enquêter sur les meurtres du serial killer! Mais Stéphanie la princesse byzantine ne craint pas, depuis les Croisades, les barbares, elle sait que c'est là, à Santa Barbara, qu'elle va rencontrer son Croisé, son envahisseur, et Vierge et trouée cela lui déplait-il tant que ça? Elle sait aussi qu'ils ont été appelés, les envahisseurs, pour délivrer le Saint-Sépulcre qui, sans cela, resterait voilé, on a beau être amoureuse de son papa même lui il est d'accord pour laisser entrer quelqu'un d'autre…Elle va au bout du monde pour, justement, ne pas revenir comme avant! Pour ne pas revenir non visitée… Pour revenir ayant perdu…son voile! Ecrire sur la virginité comme sur le dévoilement de cette manière byzantine, cette manière icône orthodoxe à la fin, il n'y a que Julia Kristeva…le Chrest sur l'Icône dans la Vierge Noire! Et encore, c'est une icône en train de se détacher, à la fin, non? Stéphanie s'en sépare, revient à Paris. Elle laisse là un premier Sébastian, bébé endormi dans le giron de sa Regina...

On l'apprend plus loin dans le polar, mais le Purificateur, alias l'Infini, a une sœur jumelle, Fa. L'idée très forte d'une immense ressemblance, entre les deux, entre le garçon et la fille. Dans cette rencontre là. Pourtant, dans cette fascinante ressemblance, c'est impossible! Lui dans Santa Barbara où il a toujours sa musique sur les oreilles, son baladeur, il n'y a qu'elle qui compte. Fa aussi est une femme qui est son genre, même dans le vertige de la gémellité, même s'il pouvait être fille comme elle, violé de toutes parts par les barbares du Nouveau Panthéon, par cette société de mafias! Se ressembler autant! Ne pas en revenir! Elle est ma jumelle! Il a beau se balader…si c'est la seule, alors…Mais Fa, par delà ses airs d'enfant-pute, et son corps de gymnaste androgyne, est une femme intelligente: elle reste, justement, étrangère à son jumeau, elle ne s'enveloppe pas de lui comme du jumeau-placenta, elle se voyage elle-même. Il en est fou, le jumeau, que cette sœur lui reste à ce point étrangère!

Dans une autre perspective, c'est le professeur Sébastian Chrest-Jones qui est l'amant de Fa, au corps de gymnaste androgyne. Et lui aussi, à sa manière, a la sensation de l'inséparabilité gémellaire: il a l'intuition qu'il ne peut pas se débarrasser d'elle. Parce qu'elle se prend pour l'origine du monde. Voilà que, la retrouvant dans un motel, elle lui apprend qu'elle est enceinte de quatre mois, on sait plus tard que c'est un garçon. Voici qu'il ne peut plus contrôler sa colère, tellement il se sent littéralement vidé! Lui qui se sent dans un autre monde, voici que ce garçon encore dans un autre monde le menace, et bien non, si c'est lui ou moi, ce sera moi! Il étrangle Fa enceinte, enfonce ses yeux exorbités, rien à voir, la met dans sa voiture, qu'il pousse dans le lac! Lui, c'est un migrant d'un genre spécial, il veut rester dans un autre monde, il est en transit vers, il veut rester dans cet habitat d'avant, mais transformé par le refoulement radical en non habitat, et Fa enceinte rappelle trop le retour du refoulé, peut-être. En gémellité, il y a aussi son épouse Hermine, féministe, ayant beaucoup avorté, ne pouvant pas enfanter, ce qui arrange bien son mari, qui est une femme psy à la parole gonflée, dont la parole est son organe sexuel, une femme qui n'intéresse pas son époux, mais qu'il appelle deux fois par jour, qui est sa ceinture de sécurité, histoire de vérifier que c'est toujours là, ce qu'on ne veut pas quitter tout en ayant l'air de n'y être jamais. Alors, Hermine s'arrange avec un amant, Minaldi, collègue de Sébastian…Elle n'en peut plus du silence, du couvent, de la couveuse, du couvre-feu imposés par Sébastian…

Fa enceinte étranglée par Sébastian fait écho à Gloria décapitée, dont Stéphanie la journaliste avait réussi à retrouver la tête, et dont elle a adopté le fils, Jerry. Maternité qui décapite une femme trop cérébrale, mais qui retrouve sa tête ensuite, car pour Sébastian, la femme qui est son genre est la première intellectuelle du monde, Anne Comnène, une princesse byzantine amoureuse de son père le basileus Alexis Ier? C'est une intellectuelle qu'il veut, pas une décapitée par la maternité, pas quelque chose de douceâtre comme l'inceste trop proche, il veut la première historienne du monde. Alors, ayant récupéré la tête, ayant inversé en première place non pas l'utérus mais la tête, Stéphanie peut adopter Jerry, l'enfant handicapé, qui se tient dans un autre monde (comme Sébastian…), qu'elle a sauvé, dit-elle, et qui la sauve. C'est auprès de Jerry que, sans doute, elle comprend le mieux la Vierge noire de Sébastian. Jerry installé en elle comme un Chrest, un Croisé envahisseur, mais en même temps pas du tout dans le style envahissant d'un Barbare. Il n'est pas un santa-barbarien.

Julia Kristeva écrit que c'est après le meurtre de Fa enceinte d'un garçon que Sébastian a compris qu'il était absurde pour lui de vivre dans un autre espace que celui de la non-séparabilité d'avec la princesse byzantine! Sur son P.C., il se plonge dans le roman d'Anne Comnène, et il dit que Byzance est là où je suis. Encore la non-séparabilité gémellaire! Il eut la preuve que Stéphanie, tête récupérée, pouvait parfaitement se tenir là où Jerry était. Byzance était là où Jerry était. Et comme Jerry est un enfant dans un autre monde, c'est un enfant adopté, c'est très curieux et très significatif ce choix du mot adoption, comme si du fait du handicap le lien charnel était éloigné au plus loin tout en restant au plus proche sans risque incestueux. Ceci dit autrement: t'es pas compatible, dit Jerry très doué en informatique à Stéphanie à propos d'ordinateurs. Sébastian constatant cette extrême compatibilité se défaisant comme de rien en totale incompatibilité. C'est ça, peut-être, qui l'attache! Ce jeu ample! C'est tout et rien en même temps! Comme si le danger de l'inceste n'existait pas!

Jerry et Sébastian: tous les deux, pendant l'enfance, se cognent aux angles des tables, tombent, se font des bleus qui trahissent des bleus à l'âme. Jerry se fait parfois des comas comme Sebastian migre.

Donc, après le meurtre de Fa enceinte, comme pour dire que c'est l'intellectuelle qui doit primer sur l'utérus, Sébastian part vers Anne Comnène, sur les pas de la première Croisade, à la recherche de ses ancêtres. Comme par hasard, c'est à partir de ce meurtre que se met en gestation une autre histoire. Dans le roman d'Anne, première historienne et première intellectuelle, c'est une autre histoire de Sébastian qui commence à s'écrire, on pourrait dire non incestueuse, on pourrait dire sur les traces d'un désir de mort à l'adresse d'un espace incestueux. Un vrai désir de mort à l'adresse de Santa Barbara, à l'adresse de celui qui reste trop complice de la logique santa-barbarienne! Car il ne suffit pas de dénoncer! Si on dit que rien de nouveau sous le soleil, à quoi ça sert de dénoncer? Alors que Byzance, c'est du nouveau…Comme dit Kristeva, le polar est un genre optimiste…

Sébastian apparaît comme un fils surnuméraire! Bizarre, ce surnuméraire! Ne pourrait-on pas dire la même chose de Jerry? Pas prévu, pas du nombre.

Mettre en résonance la famille de Rilsky, et celle de Sébastian, pour bien entendre comment une autre version de l'histoire se met en gestation. Rilsky. Enfant-roi. Famille sans problème, non-dit restant toujours non dit, musiciens de père en fils. Un occidental sans problème! Sauf que Rilsky a perdu sa femme Martha: l'amour avec Stéphanie sur la base d'une perte, inconsolable consolé inconsolé, jeu byzantin. Non dit sur l'espace incestueux? Le chérubin de ces dames? Et de cette dame? Bref, l'histoire de Sébastian change complètement de décor: Sébastian est le fils surnuméraire de Sylvester Chrest (Chrest, croix, Kristeva, père de la princesse byzantine, toute une histoire nouvelle qui entre en gestation à partir du nom du père à elle, c'est très très intéressant), qui est le grand-père de Rilsky, (donc, Sébastian comme un jumeau inconscient de Rilsky) qui a eu ce fils avec une serveuse de bar, Tracy Jones. Cadeau empoisonné de Sylvester Chrest à sa famille, que ce fils surnuméraire qui sort de l'ombre peu de temps avant la mort de son père. Poison, lieu familial mis à mal, matrice qui s'altère car pas si sans problème que ça…

Mettre en résonance ceci: d'une part, Sylvester Chrest, grand-père de Rilsky, quitte les Balkans pauvres alors qu'il est orphelin. Lui il symbolise l'enfant qui a perdu l'abri familial, ici c'est la misère. Arrivé en Occident (Santa Barbara), il fait de tout, étudie la médecine, et épouse Griselda, fille du chef de l'hôpital, mère de Rilsky.

Donc, voici une version où Sylvester pauvre trouve en la fille au père riche un Occident riche. La fille synonyme de richesses. D'argent. Vie facile. Santa Barbara. Ou bien l'or de l'Orient, les bénéfices secondaires des Croisades… Elle vaut quelque chose, cette fille…

Puis, comme ayant la bougeotte dans tant de richesses santa-barbarienne alias incestueuse mais venues d'elle, comme poussé par un désir de mort dirigé contre tant de bonheur enveloppant, il se tire (tout en ayant l'air de rester, respectueux de la famille et tout), et son non dit bascule dans une autre histoire, une autre version: lui l'homme riche par sa femme riche par son père (donc c'est comme si son nom était devenu le nom de son père à elle, Croisé donc riche à cause de l'or de Byzance retrouvé en Occident), rencontre une serveuse, Tracy Jones, ils s'aiment, et font un fils, Sébastian, un bâtard à qui sa mère n'a pas demandé son avis pour qu'il naisse.

On bascule (imaginairement) d'un milieu familial à un autre. Sébastian, le fils surnuméraire, bien sûr dès qu'il a été reconnu a su exploiter sa bâtardise, mais le fait de n'avoir pas la même mère que Rilsky le porte à aller du côté de la princesse byzantine Anne.

En quelque sorte, Tracy Jones est une mère qui n'a rien pour le retenir. Une mère non incestueuse. Sébastian est un enfant écorché devenu un homme bavard parlant une langue de silence, ce silence horreur qu'il y a au fond de l'être humain. Exilé, il reste pourtant dans l'ailleurs, qu'il préfère encore à sa contrée d'adoption. N'en reste-t-il pas à un chez moi qui n'est pas chez moi, un chez moi refoulé, un chez moi encore possible grâce au refoulement? Sébastian n'a pas peur de la mort parce qu'il vit avec…comme si à Santa Barbara c'était la mort qui était vivante…espérons vivante oui mais très vieille…

Mais la terre où naître? Toujours d'adoption, non? C'est bizarre, Stéphanie dit de Jerry qu'il est son fils adopté! Il y a donc un sol qui se distingue absolument de l'enveloppe matricielle?

Mais la princesse byzantine Anne? Vers quelle femme aller, une femme qui serait le genre de Sébastian, quand on s'est inventé une mère qui ne retient pas (peut-être l'inverse de la réelle, imaginons, la réelle ayant tout pour le retenir, à Santa Barbara bien sûr, ou l'espace incestueux où rien ne manque, donc rien de nouveau sous le soleil)? Il y a Byzance, on dira, ville où il n'y a pas de voile qui tombe sur ce qui doit rester invisible, jumelle de Jérusalem où le voile risque de gagner, où le Saint Sépulcre est pris. Tout cela, c'est le roman d'Anne, que Sébastian lit, qu'il lit à partir d'un nom du père, Chrest, qui est celui de son père imaginaire, un père étranger, avec lequel pourra grandir sa passion de fils pour son père. Fille riche d'un père.

Première Croisade. Adhémar de Monteil évêque du Puy en Velay, et son neveu Ebrard de Pagan. Sébastian part dans le roman d'Anne où il est en gestation, et il lit ce qu'elle écrit.

Elle dit qu'elle écrit pour qu'un sujet si important ait des témoins parmi les générations à venir (Notez! Témoins! Qu'il y ait des enfants qui entendent qu'il se passe quelque chose, dans la chambre noire!). Elle dit que, dans ce contexte de tortures à Nicée, d'empalements d'enfants, de vieux, bref un spectacle santa-barbarien d'envahissement par toutes les mafias, etc…, c'est parce qu'elle a des nerfs d'acier, parce qu'elle est étrangère, qu'elle n'est pas morte!

Sébastian, le chasseur de papillons, est un papillon qui va se poser sur les messages gracieux et innocents de l'éclosion byzantine. Lui qui n'a pas d'habitat (refoulement de l'habitat incestueux riche, bâtardise), il trouve un abri en reliant ses ailes sur lui, il suit les rayons de la lumière, il s'endort sur un bourgeon.

Qu'est-ce qui l'attire dans le roman d'Anne? L'Alexiade? Elle n'y parle que de son père! Sans voile! Elle dévoile au contraire sa douleur de l'avoir perdu! D'un côté follement amoureuse de son père, donc mélancolique avec sa perte, de l'autre un très fort goût pour les intrigues byzantines, tout ceci dans un style érudit! Cette princesse byzantine est à la recherche d'un père perdu! Comme Sébastian à la recherche de son ancêtre Croisé qui s'était établi à Philippopolis! Anne écrit pour garder traces de sa belle Porphyre, à l'heure où les barbares Croisés l'envahissent, appelés par son père impuissant à délivrer le Saint Sépulcre du voile, à déflorer on pourrait dire…Autant dire que c'est Anne elle-même, alias la princesse byzantine, qui appelle le Croisé envahisseur pour qu'il délivre le Saint Sépulcre qu'elle lui dévoile comme pleurer son père perdu! Pleurer le père perdu, dévoiler le désir sexuel, en un sens, le père est perdu par la mise en acte du désir de mort, l'inceste ça ne va pas, ça ne délivre pas, tout ça reste voilé…Symbolisme sexuel des larmes qui coulent…de la douleur montrée…Sébastian aime Anne lorsqu'elle dévoile qu'elle pleure son père…et il l'aime aussi lorsqu'elle parle des Croisés envahisseurs barbares qui sont comme des sauterelles qui dévorent les vignes de son pays, il l'aime lorsqu'elle écrit que, pourtant, ces sauterelles épargnent les moissons… Mais, un peu plus tard, lorsque ce Croisé Ebrard de Pagan, neveu d'Adhémar de Monteil, après un épisode bogomile avec Anne Comnène en particulier lorsqu'il la sauve du lac dans les eaux duquel elle éprouve pour la première fois de troublantes sensations sexuelles (bogomile, le Mal est aussi le Bien, cette trouée de la sensation sexuelle), renonce à poursuivre sa Croisade, renonce aussi à Anne qui reste intouchée, étrangère, et s'établit comme paysan à Philippopolis où il se marie à Militsa et a des enfants qui seront les ancêtres de Sébastian, donc lorsqu'il renonce à Anne pour avoir des descendants, des témoins pour entendre, et bien des moissonneurs viendront le tuer. Il y a une moisson que la pulsion de mort interdit de moissonner…On n'a jamais su qui était l'assassin…mais il y en aurait une qui aurait sorti son père byzantin…histoire de dire, non mais, tu moissonnerais sur mes terres riches?… l'étrangeté doit rester étrangeté…Plus tard, le descendant, c'est la misère à Byzance qu'il quitte… Toujours, l'interdit de l'inceste? Rester étrangère? Et, naturellement, étranger…Donc, cette Anne Comnène restée intouchée, restée à distance, restée dans l'amour pour son père et dans son goût pour les intrigues byzantines, restée dans son goût aussi pour les gens ayant des bleus à l'âme pour cause par exemple de se cogner aux angles dangereux de l'inceste en positif ou en négatif, c'est quelque chose de sacré pour quelqu'un qui veut arriver à ses fins, un habitat où je suis sans menace d'inceste! Comme la Vierge Noire balkano-volcanique du Puy en Velay d'où est partie la Première Croisade, où le volcan est bien cadré…comme le père Alexis Ier a bien cadré sa fille…(Stéphanie Delacour parle aussi de son père grâce auquel elle se sent être élue, "en être", être bien cadrée, donc elle ne craint pas comme dans la colonie de vacance où elle était épuisée et sans sommeil à force d'être la première à savoir bien faire avec les enfants mais quel délicieux apaisement quand ceux-ci l'envahirent de leur chahut et la première avait disparue!).

Plein de personnages, ou des facettes différentes de personnages, pour que soient mises en acte des choses contradictoires et aussi autobiographiques… Par exemple Sébastian alias Ebrard qui renonce à Anne, mais épouse la belle Militsa…c'est ça et ça. Il y a aussi Rilsky qui est parfois Mr Hyde.

Stéphanie Delacour a réussi à échapper à la fusillade qui a eu lieu au Nouveau Panthéon…elle reste indemne dans la barbarie de Santa Barbara…L'Infini vient d'assassiner un révérend de la secte du Nouveau Panthéon…Classique meurtre d'un père santa-barbarien?

Stéphanie et Jerry. Elle se précipite dans le bourbier de Santa Barbara pour se protéger de cette grâce avec Jerry dont elle pressent, comme par hasard, qu'elle pourrait basculer. Même avec Jerry, rester parfois incompatible, étrangère. Il la fait revenir à ses handicaps à elle.

Qu'est-ce qu'elle aime, Stéphanie Delacour? Avec Rilsky, qui pourrait être son père, et oui…elle peut se replier, rejoindre son jardin secret, à travers un amour sans histoire, où elle peut s'inventer absente, étrangère, habitant les géraniums citronnelles qui ont une telle senteur et aussi saveur d'enfance, ces géraniums qui, elle en a la certitude, ne la lâcheront pas. Même si, on ne sait pourquoi, elle appartient, dit-elle, à la lignée des voyageurs, elle se voyage jamais mieux qu'en avion. Mais, au fait, pourquoi encore et encore et encore, en avion, se voyager à New York, Moscou, Pékin, Tokyo, Toronto, Santa Barbara? Doit-elle tant se voyager pour aller se susciter des témoins, des complices, elle qui a tant de goût pour les naufragés de l'âme, ceux qui ont et se font des bleus? Je ne suis que Byzantine, dit-elle, qui n'existe que dans mon âme de femme. D'une certaine manière, Santa Barbara lui convient bien, qui lui permet d'aller vers des étrangers comme elle qui essaient de survivre.

Ecrire le désir de mort. Donc, se tenir là où il se met en acte. A Santa Barbara. Disponible! A ceux qui voudraient échapper à l'hébétement de la séduction planétaire généralisée. J'enquête donc je suis. Faire une petite internationale de Byzantins. Inventer une alterréalité plus réelle que celle des altermondialistes. Loin de cet hôpital de jour qu'est la culture façon média.

Surtout, ne pas se replier au ras des pâquerettes comme les autochtones…Stéphanie Delacour, à cause de sa Byzance, peut errer dans les perceptions, dans les idées, n'ayant pas d'autre habitat que celui insituable dont elle a la certitude, un habitat très intellectuel et pourtant aussi très dans la sensation peut-être, elle ne s'abrite pas comme certains de ses contemporains dans un idiome natal. Ce n'est pas qu'elle n'a pas de langue maternelle, byzantine, car elle, non, elle n'est pas dans ce no man's langue des spots télévisuels et des mixages sonores. C'est la langue de son fils Jerry qui est devenue sa langue d'enfance, le français, mais elle s'y loge pour se cacher, la vérité étant en sous langue dans l'invisible. Elle, elle ne recherche pas la clarté homérique, le pays de cocagne, Byzance c'est plutôt ce qu'il lui plaît de ne pas révéler. Cet intime qui fleurit dans le non dit, qui ne peut se dire que dans les byzantinismes. Elle, elle est dans la certitude d'en être, d'être cadrée par son père, mais justement, est-ce que ça peut se dire autrement que de manière byzantine, ce que ça veut dire se sentir cadrée par son père… ça peut se dire par exemple en suscitant la passion d'un fils surnuméraire (autre mot ressemblant à adoption, à Chrest reconnaissant avoir conçu ce fils non prévu, et Chrest est du côté de son père à elle) pour son père (comme ça, c'est curieux, une fille princesse byzantine donne à son père dont elle est amoureuse un fils…Chrest-Jones…). Stéphanie a été réveillée par le roman d'Anne que Rilsky a mis sur sa table de nuit…En un sens, ne s'agit-il pas toujours de performances intellectuelles d'une femme intensément intelligente trouvant les moyens de relayer ses exaltations érotiques de jeune fille? En tout cas, il lui plaît de susciter un Sébastian se laissant fasciner par une princesse byzantine d'un autre temps, de lui faire contracter la maladie d'amour…Elle aussi rêve d'une princesse byzantine…Sa princesse byzantine…S'admire elle-même…S'aime, aussi…Dans la France en train de s'éclipser, laisser des traces comme la princesse byzantine en écrivant son Alexiade. Comme elle paniquée par le déferlement des foules santa-barbariennes, nombreux comme les étoiles et les grains de sable, reculant devant leur nombre, ne pouvant prononcer leurs sons barbares.

Comme Stéphanie Delacour, Anne Comnène ne dit jamais rien de ce qu'elle avait ressenti d'inavouable avec Ebrard. Sébastian est vraiment admiratif de cela. L'intelligence byzantine! C'est bizarre, cette façon de serrer à l'intérieur d'un joyau inviolable cette chose, ce secret dont il n'y a pas de verrou à faire sauter, qui reste insituable, comme si ce n'était pas seulement avec le père que cela doit rester dans le non dit, mais toujours, donc, une rigueur à tenir, pudeur ou bien digue contre un envahissement incestueux, cela doit rester enfermé dans le joyau. Stéphanie Delacour vraiment captivée par cette Anne, cette intellectuelle double d'elle-même! Cette anomalie de l'espèce, écrit-elle, ce miracle du genre humain défiant les lois de l'utérus pour prétendre participer à celles de l'esprit! Sébastian, continue-t-elle, s'est transfusé (idée de gestation…) dans Anne, il l'aime dans la mémoire qu'elle lui lègue des Croisés. Même si elle suit sont indéfectible projet de glorification paternelle! Sébastian se projette dans le soleil noir de l'orpheline! Anne et son chaton d'or, Constantin, son premier amour. Anne pourtant au service du père depuis sa naissance. Anne qui dépérit à la mort de son chaton d'or. Sa mère l'envoie à la campagne chez sa mère Marie de Bulgarie. C'est là que plus tard, dans le roman imaginaire de Sébastian, elle sera au contact avec l'hérésie bogomile et aussi avec les Croisés, Ebrard, l'épisode si troublant, et ensuite l'oubli, rien dit. Il ne faut pas le dire. Troublée, trouée, éclosion sexuelle, mais ne rien dire, ne pas se servir de ça, dans le roman de Sébastian Anne reste une grande intellectuelle, une femme scellée sur son joyau secret, et dans les temps futurs on ne saura jamais décacheter le sceau. Plus tard, dans ses écrits, Anne se vengera de sa douleur personnelle, et renforcera le sceau, en s'acharnant sur ces prétentieux envahisseurs, ces auteurs de sacrilèges…Elle pense à l'hérésie bogomile, et se sent intensément troublée…Son Alexiade est un savant camouflage des amours d'autrefois. Pureté orthodoxe contre bogomiles. La possession d'autrefois, dans le lac, dans les bras d'Ebrard, cela passe l'entendement. Cela existe bel et bien, mais il ne faut jamais en parler. Voilà: Stéphanie n'est pas loin de penser que ces Bogomiles distillent une sainteté encore méconnue! Quelque chose doit rester enfermé dans une chambre d'or! Pas interdite, au contraire! Stéphanie: je garde la tête froide…

Si Sébastian s'éprend de la princesse byzantine, c'est qu'il se projette en elle, comme elle il bâtit une surface d'intellectuel raisonnable sur un abîme de passions ou de délires. Voilà ce que dit Stéphanie! De Rilsky l'enfant-roi à Sébastian le migrant, le SDF, un distingué chercheur qui serait un schizo super angoissé! Le voilà qui cherche à se sauver en idéalisant une intellectuelle qui est comme sa jumelle, avec sa fêlure au cœur (ce qu'elle ne peut pas dire, et la douleur de la perte du père), une plaie similaire mais, explique Stéphanie, cicatrisée en plus noble, en joyau stellaire, donc pardonnable celle-là (celle de Sébastian est impardonnable car il s'agit du meurtre d'une femme enceinte).

Retour à l'Infini. Dans Santa Barbara où les mafieux de toutes sortes menaient leurs Croisades contre le Mal (promettre le Bien, le Progrès, la technique, la vie facile, l'argent, assurer contre tout, tout prévoir, et surtout divertir, distraire), l'Infini sentait que rien de son corps n'était intact. Tout l'envahissait. Corps à portée. Invasion par l'oreille, d'abord! Intarissable explosion de voix qui le faisait vomir. Cerné de voix, en somme comme dans le ventre maternel cette voix…Alors, pour se protéger, s'isoler de ces voix dont il croit qu'il n'y a rien d'autre qu'elles, il se met un baladeur dans les oreilles, musique, une voix musicale, purifiée, mais une voix quand même!…Comme les oiseaux, l'ornithologue qu'il est se volatilise pour échapper à ses semblables! Viol sonore! Violé! Ah le Nouveau Panthéon! Ah cette influence mentale! C'est partout, alors il croit se mettre à l'abri de leurs ondes en débranchant les récepteurs d'antennes de propagande, et composa sa propre gouvernance. Purificateur déjà pour lui-même…Son cerveau, pourtant, hurlait de douleur en lui pourrissant le crâne.

Bien entendu, le commissaire Rilsky se sent en gémellité avec le serial Killer, alias l'Infini…

L'Infini a encore frappé. La victime est Minaldi, l'amant d'Hermine. 8 également écrit au sang sur son dos, comme les autres victimes. Certains de la police pensent que l'assassin est Sébastian, cocu jaloux éliminant son rival…

Courrier du serial killer: en chinois. L'auteur: Xiao Chang, que des analyses d'ADN plus tard révéleront être frère jumeau de Fa Chang. Analyse des caractères chinois du message. Le premier: "ce qui rend pur", pureté demandant un long devenir en sagesse. Le deuxième: "répondre par l'inimitié", la terre répond mais l'homme est un ennemi. On pourrait dire, en santa barbarois: vengeance, ou "ennemi de la terre". Le troisième: "n'y avoir pas de limites", "n'y avoir pas d'épuisement", "l'Infini".

Pendant ce temps, Sébastian poursuit son voyage dans son roman d'Anne. Excitation. Presque toxicité. Comme sous l'effet d'une drogue. Mais la distance, Anne et Ebrard qui s'écartent l'un de l'autre, alors la grotte intime de Sébastian peut ne rester que l'indifférence d'un paysage et la mémoire d'un habitat qui avait transformé en féerie les bleus à l'âme du passé, la blessure d'être un assassin de femme enceinte, d'avoir étranglé cette image-là. Curieusement, Sébastian alias Ebrard a su qu'Anne n'est pas pour lui, comme symbolisant un habitat interdit d'inceste, désormais fermé, impossible d'y pénétrer comme retourner, alors se priver de son feu mouillé, de sa peau, ça c'est du byzantinisme… Sébastian alias Ebrard doit alors poursuivre une vie séparée, inséparables chacun dans leur vie séparée…Elle l'oubliera de toute la force de sa plume, celle qui écrit…Ebrard est alors un survivant. De quelle catastrophe? Et la féerie sera pour une autre fois.

Reste à Sébastian, avant de boucler la boucle, d'arriver à sa fin au Puy en Velay, là où se trouve la Vierge Noire balkano-volcanique, là où l'Infini tirera sur l'assassin de la femme enceinte d'un garçon sa jumelle, et où Stéphanie sortira son colt pour tuer l'Infini, d'aller visiter un lieu sacré, en Bulgarie, "le bois des Chrest". Un sanctuaire bogomile, il semble. Des guérisseurs s'y étaient installés. Et Sébastian? Guéri, miraculé, survivant, prêt à laisser naître un deuxième Sébastian? Une rumeur auréole le bois des Chrest, son bois à lui, frémit dans les fougères, les fraises des bois, les myrtilles, les airelles. Ce bois est désormais miraculeux, il guérit les paralytiques, les aveugles, les gens qui ont des bleus à l'âme, bref les handicapés…

Sauf que dans ce bois, il vaut mieux ne pas trop s'y attarder, car la roche regorge d'uranium, et la mémoire est un uranium surpuissant…Donc, le temps s'est désormais, après cette histoire byzantine d'Anne à jamais perdue, élargi en clairière, il mûrit dans le jus rosé des myrtilles, mais seul un Sébastian qui a vraiment vécu la douleur de cette séparation peut habiter cette suspension, ce…joyau…Et, dit Stéphanie, brusquement le fil du voyage se brise là, révélant un monde secret. Sébastian avait enfin la preuve que même si, effectivement, des cataclysmes avaient eu lieu là, des guerres, des tremblements de terre, et, ajoutons, des naissances, traumatisantes, tout cela n'avait pas entamé la verdure, ni la lumière! Intact! La clairière des Chrest est encore immaculée malgré son allure de survivante, parce que, justement, elle se réserve! Voici une femme mûre qui séduit par sa réserve!

Et Julia Kristeva continue sa version de l'histoire. Ebrard Pagan, dit-elle, arriva dans cette clairière tailladé au front par une épée byzantine, et n'en pouvant plus de ces Croisés pillards conquérants avides de la fortune orientale. Les siens lui plantèrent une flèche dans l'épaule parce qu'il s'opposait à leurs pillages. Soigné par un Bogomile, qui lui apprend à marcher sur les braises, il fait l'amour aux hommes et aux femmes sans retenue. Il ne pouvait plus que se consumer aux démons de la chair. En Bogomile. Ivresse d'innocence. Il sortait, écrit-elle, de ces messes noires comme un enfant …ajoutons, qui naît, et fuyant-rejoignant ainsi le sein velouté d'Anne, son sexe frétillant, lâchera, lâchera pas…

Puis il descendra à Philippopolis. Là où Anne n'est pas venue. Mais ville dont elle parle dans l'Alexiade: grande et belle jadis. L'Empereur son père s'était installé là jadis, y avait chassé les Manichéens…

Anne alias Stéphanie, et alias Julia Kristeva jouent leur byzantinisme sur la fidélité exclusive à papa. Et ceci permet à Ebrard, alias Sébastian, et même Rilsky, et même l'Infini, de mener une nouvelle guerre sainte qui se déroule au fond d'eux-mêmes. Une épée qui passe par le cœur, sang d'encre, invisible hémorragie. Et cela continue: Ebrard s'avoue qu'il est hérétique, que l'incarnation est hérétique, donc que la paix ne peut advenir que dans la conscience des hérésies. Cela aurait été hérétique de pouvoir pénétrer là où papa, c'était interdit, alors, pas plus toi que papa, cher hérétique. Laissons le non dit dans son joyau! Byzance l'orthodoxe s'était cambrée avec la princesse byzantine! Car, voyez-vous, l'Incarnation veut dire la passion entre deux hommes, Dieu le Père et son Fils. Ebrard alias Sébastian est le Fils, et Dieu le Père est le basileus, le père d'Anne, image face au modèle, passion qui peut s'incarner dans l'amour fidèle d'Anne pour son père, mais tout de suite, distance, reste une icône orthodoxe avec le Chrest dans les bras de la Vierge, quelque chose qui reste immaculé. L'hérésie reste non consommée. Elle existe, mais éloignée, s'éloignant comme un deuil peut-être.

Comme par hasard, c'est dans l'église de Saint Stéphane que Sébastian regarde un amour d'un autre âge, s'aperçoit d'une autre façon de voir, amour de l'au-delà, les yeux tournés vers l'intérieur. Ulysse ne voulait que revenir à son habitat spirituel…Si vous avez chez vous quelqu'un qui vous attend au terme du voyage, vous êtes chez vous, écrit Kristeva…

Le voyage de Sébastian est une prison, il s'enferme dedans comme dans une mer intérieure. Retiré dans l'invisible palais prison de sa mémoire, enveloppé dans son impression d'avoir toujours connu ce lieu. Le savant hagard se berce d'un souvenir d'enfance transgénérationnel. Dans la baie des Vanneurs, il nage puis dérive comme s'il ne devait pas revenir. Mais soudain il se remet à se battre, et à nager, il est épuisé mais bien vivant! Le voici comme le Christ de Boyana sortant des Enfers, s'effondrant épuisé sur la rive. Comme une naissance. C'est dans Saint Stéphane, l'église consacrée à la Mère de Dieu, que Sébastian avait cru se sentir chez lui. En quelque sorte, il s'est arrêté. Fin du voyage. Faut-il comme Ebrard opté pour une vie relative, en renonçant à ce renoncement radical qu'est la mort? Choix pacifiste d'Ebrard, choix de ne pas poursuivre la Croisade. De ne pas délivrer à tout prix du Mal…Ebrard le Pacificateur n'était pas le purificateur. Renoncement à l'hystérie collective qui commande aux mafias les Croisades modernes contre le Mal au nom du Bien, de la pureté. Une père-version en cachait-elle une autre, dans le cas d'Ebrard, la mère-version, ultime station du voyage?

En tout cas, dans ce livre, Stéphanie rend un hommage extraordinaire à sa mère, qui vient de mourir, et qui est une mère pas comme les autres, une mère ayant une capacité extraordinaire de solitude, de réserve, de disponibilité, et ayant toujours respecté les choix sexuels et de vie de sa fille. C'est sûr que réussir à sauver Jerry puis se faire sauver par lui, et cette Vierge Noire balkano-volcanique enfin située au Puy, tout cela n'est pas sans être lié à cette sorte là de mère…Qui n'est pas la mère habituelle. Elle qui n'a pas couvé ses filles, mais leur a donné des ailes! Elle acceptait en silence, sans jamais l'aigreur du sacrifice. Accepter par exemple de laisser le premier Sébastian à jamais avec sa Regina, sa Vierge Noire? Peut-être.

Pour l'instant donc, Sébastian le Croisé de retour reste au Puy, à côté de Marie, la Vierge Noire. Dans son temps à lui qui n'est plus du temps. Reine toute puissante et pourtant Fille de son Fils, seule femme qui ne fait pas peur à Sébastian. Tout entière amour, elle délivre l'homme du sexe, elle l'apaise, tout est limpide ici, aucune passion, c'est la féerie pour cette fois, le luxe, le calme, la volupté, ainsi que le verrouillage de la folie. Comme un bébé, il est en train de dormir sous les arcades du cloître. Salve Regina. La boucle est bouclée. Un certain Sébastian est en train de s'en aller avec cette Regina…peut-être. Nommée dans ce polar Vierge Noire, sorte de matrice s'en allant avec le jumeau Sébastian, laissant un deuxième Sébastian, avec Stéphanie…Peut-être est-ce comme ça…ça retourne hors du temps. La Vierge Noire, Reine toute-puissante et Fille de son Fils, c'est un autre personnage que, par exemple, Stéphanie, et le Sébastian bébé s'endormant en son giron comme un jumeau partant pour toujours dans sa féerie pour cette fois c'est la bonne, c'est comme une sorte de deuil, non, de lui-même qui vivait son passé dans le présent…Ecrire comme ça, laisser ce Sébastian là auprès de Marie, tel un bébé qui s'endort définitivement avec la Reine toute puissante Fille de son Fils, c'est infiniment plus intelligent que la version chérubin ami de cette dame…enfin, cette idée-là qui me vient…pas forcément la bonne…Ou bien, l'abandonner à la Vierge Noire, n'est-ce pas entendre de manière très intelligente la mise en acte du désir de mort?

Là dans ce cloître, guette Xiao Chang, alias l'Infini, qui va assassiner l'assassin de sa jumelle. Tant que sa jumelle Fa se contentait d'amants de passage, ce qu'elle aimait tant, l'Infini s'en foutait, mais là, alors, avec ce Sébastian, et enceinte d'un garçon, puis son assassinat, c'était trop, et c'était aussi sa fin à lui. Son psy lui avait dit: vous ne supportez pas qu'un homme ne soit pas une femme. Vous être un Président Schreber chinois, vous voyez des injustices partout. Et vous vous imaginez comme une femme pénétrée de partout (et donc vous êtes le "Feu dans l'habitat"), par le viol sonore, mais en fait, une femme, à Byzance, ce n'est peut-être pas du tout comme ça qu'elle comprend l'envahissement…Elle ne laisse envahir que parce qu'elle a en elle, comme un joyau, la certitude de rester étrangère, singulière, unique.

Le polar se termine à Paris. Audrey. Jerry. Un cauchemar où il y a un attentat au Louvre. Bref, Stéphanie est pressée de rejoindre Rilsky, et son chat, à Santa Barbara…Les géraniums citronnelles ne lui feront jamais défaut…

Donc, cette note de lecture qui, sans doute embrouillée, et sans doute aussi trop longue, témoigne d'un roman si riche que la lecture en est compliquée, et que Sherlock Holmes ne fait qu'imaginer des hypothèses…

Alice Granger Guitard

23 février 2004

 

 

 

 

 

 

 

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