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Le féminin et le sacré - Catherine Clément et Julia Kristeva
par Alice Granger

Exigence : Litterature

Editions Stock

 

Chère Julia Kristeva,

C'est à vous que j'envoie cet écho au livre que vous avez composé à deux mains avec Catherine Clément, parce que c'est l'admirable lettre que vous lui avez écrite de l'île de Ré le 15 juillet 1997 qui a fait surgir mon désir d'ajouter, en lectrice, quelque chose.
Lettre après lettre, vous essayez toutes les deux de chercher en quoi les femmes auraient une part spécifique au sacré. D'autre part, je note que, toutes les deux, vous avez un attachement quasi viscéral à la maternité. Je me demande si ce n'est pas le pivot secret de ce texte double.
La lectrice que je suis trouve que la part spécifique des femmes au sacré n'est pas évidente, et que la maternité ne va pas de soi. Si le sacré va de pair avec la coupure, si c'est au-delà, alors la maternité qui en serait la gardienne est plutôt, en apparence, mal partie. J'ai envie de dire que, par rapport à une maternité ouverte, généreuse, nourriture aussi bien intellectuelle, spirituelle que corporelle, une mère n'est pas à la hauteur. Forcément, elle n'est pas à la hauteur des désirs grandissants de l'enfant. Et c'est alors l'insatisfaction qui joue comme providence.
Le mot hauteur est important. Il évoque le fil à plomb dont vous parlez dans la lettre du 15 juillet 1997, dans laquelle il est question d'anorexie et de Sainte Catherine de Sienne. Ma sainte préférée. Ansietata di grandissimo desiderio . Cette sainte, si génialement évoquée dans votre lettre, me semble parfaite pour une démonstration de la spécificité féminine en ce qui concerne le sacré, et aussi pour la construction d'un temps nouveau qui serait une sorte de renouvellement maternel constant , toujours en construction, lieu convivial, agapes auxquelles chacun participe, là où l'amour qui est dans l'air s'avère vraiment plus fort que la mort. La construction : autre mot important. Comme la cathédrale pour la construction de laquelle le fil à plomb est indispensable. Comment s'insérer comme une pierre bien taillée dans cet édifice généreux comme une mère dont on ne peut se souvenir combien elle était parfaite parce qu'elle ne peut coïncider avec la mère biologique? Catherine Benincasa me semble avoir esquissé la traversée, entrevu comment cela pouvait se faire, aperçu le pont. Personne mieux qu'elle n'a raconté la perspective d'une transhumance vers un lieu de vie réellement généreux. Parce qu'elle a su admettre que cette transhumance passait par le sang. Comme elle dit, le fruit du sang est infini.
Vos notations sur la vie de Catherine Benincasa sont précieuses. Nourrie par sa mère beaucoup plus longtemps que les autres enfants. Assez pour être ancrée solidement au signifiant mère, ce qui donne du plomb à sa vie. Le plomb secret qui tire vers le bas, qui est aussi, dans le ventre de la terre, un sacré cabinet de réflexion. Assez aussi pour en être désenchantée, pour avoir soif et faim de quelque chose que sa mère biologique ne peut donner, assez pour que le désir, très grand, s'oriente ailleurs. Assez pour se rendre compte que s'éterniser avec la mère est mortifère. Alors, Catherine tient tête à sa mère. De toute sa hauteur. Elle décide. Le point d'attache du fil à plomb, en haut, est solide. Direction verticale de la re-naissance. Première coupure. Il ne faut pas panser la blessure, mais l'élargir. Vous parlez de surmoi.
La gemellité de Catherine, encore renforcée par les soeurs mortes. J'avancerais, de façon arbitraire, que là, le mot important est placenta . Cela rejoint la notion de maternité. On appelle parfois jumeau le placenta. Le placenta nourrit à la perfection. On peut l'imaginer symbolique, intellectuel, spirituel, imaginaire, nutritif à tous points de vue. Et là, nous arrivons à la notion du double qui sert de nourriture. Quelqu'un qui, comme paradigme, sert de nourriture à d'autres. On aperçoit alors l'esquisse d'un édifice, devenant sacré de par sa fonction, dans lequel cela pourrait se faire. Sainte Catherine de Sienne ne cherchait-elle pas à se donner en nourriture, dans son rôle de conseillère, voire de mamma, au sein de cette famiglia qu'elle tissait?
Mais cela ne va pas de soi de se donner en nourriture. Impossible sans passer par le fils, ce pont. J'en parlerai un peu plus loin.
Car je voudrais, d'abord, évoquer le père de Catherine. Benincasa. Cela veut dire benigne maison . Comme on dit tumeur bénigne. Catherine n'est jamais entrée dans un couvent. Elle est toujours restée dans la maison de son père. C'est difficile, alors, d'envisager la construction d'un édifice sacré, ailleurs. Contradiction énorme de cette sainte. Maison aussi bien paternelle que maternelle. Lieu où, par excellence, sa faim et sa soif pouvaient le plus atteindre leur paroxysme. Comment, en effet, accomplir une traversée vers un au-delà sacré satisfaisant à merveille la faim et la soif, et rester dans la maison où le désir ne peut que s'exacerber de ne pouvoir être, par la force des choses, satisfait? D'où l'anorexie. Et une critique de la mystique. Comme si elle entrevoyait qu'il faut la dépasser. Dans l'hôtellerie du corps mystique, l'arbre est mal enraciné, les racines pourrissent, les fruits sont morts. Et la maison du père n'est-elle pas une caverne de voleur. Catherine a l'intuition d'une autre maison que celle du père, mais elle a du mal à quitter la benincasa . Pourtant, la cathédrale qui serait faite de la participation de chacun à une maternité symbolique est possible. Elle commence à esquisser comment sa construction pourrait s'initier.
Il faut autre chose. Un pont. Le fils. Une personne de transition plus qu'un objet transitionnel? La fille s'aperçoit de l'existence du garçon. Premières visions. Catherine commence alors à tailler sa pierre mal équarrie. J'imagine qu'elle lui enlève, à cette pierre, ce narcissisme à tout épreuve qui doit sûrement la distinguer. Son secret, de plomb, est évidemment qu'il est irrenonçable. Mais, chut... La psychanalyse dirait qu'elle renonce à être phallique, mais n'est-ce pas dans ce renoncement que, discrètement, humblement, elle se met debout ? A la verticale. Elle s'efface pour que lui, le fils, soit en pleine lumière. A lui la gloire. La croix, c'est tout d'abord le relief. L'arbre. Se mettre à la vue de tous, exceptionnellement, anormalement, et susciter envie, jalousie, haine. Voilà la pierre d'achoppement, celle qui est d'abord rejetée, car bizarre, étrange, dérangeante, anormale. Mais qui sera la clef de voûte de l'édifice.
Je dirais que la première part spécifique des femmes au sacré réside dans ce sacrifice, dans ce renoncement de la fille au profit du garçon, ce qui le fait fils incroyablement privilégié. Apparent renoncement de la fille. C'est toi, Jésus, qui a un destin phallique. Un arbre si vivant, si bien enraciné dans la terre.
Je crois que ( à moins que je n'y mette un peu trop de ma propre expérience) Catherine de Sienne déplace sur Jésus sa propre fantaisie d'être mangée tel le double nutritif, tel le placenta jumeau, et qu'elle sait que c'est un narcissisme très richement contruit , nourri et mis en relief qui suscite, à travers envie et jalousie, le passage à l'acte anthropophagique symbolique sur le paradigme vivant. Il n'y a qu'un personnage hors du commun, mégalomane, très désireux de se mettre en relief, et en outre habité d'un grand désir de reconnaissance, qui peut faire converger, en faisceau, l'envie sur sa personne. C'est la pierre d'achoppement qui sera clef de voûte. Jésus mis en croix, c'est-à-dire en relief, envié-jalousé en secret mais haï car la haine recouvre l'anthropophagie. Eucharistie et communion. Mangez mon corps, buvez mon sang. Toute la violence du monde sacrément canalisée dans cette anthropophagie violemment symbolique. S'avouez dans le secret d'un cabinet de réflexion que cette personne-là, je l'envie à me l'incorporer. Sans le dire, secret de plomb, mais me rendre léger en incorporant cette nourriture pour la faire mienne. Et sacrée reconnaissance pour la personne incorporée, même si elle est violente car les remerciements ne passent que par le profit qu'en tire l'autre. Drôle de fratricide ! S'incorporer un frère terriblement envié, le reconnaître dans sa supériorité par l'acte d'anthropophagie symbolique. Le Seigneur s'est constitué prisonnier d'un crucifiant désir de relief pour en sortir. Il a besoin de frères envieux, c'est-à-dire de loups voraces lui sautant à la gorge, lui prenant plus que lui faisant sa peau. Ce seigneur, délivré, apaisé de son crucifiant désir par l'acte anthropophagique, peut alors ressusciter. On ne peut trouver de quoi boire qu'en savourant les bienfaits du sang. Sang symbolique, bien sûr, mais avec toute la force réelle de la violence. Alors, les choses et les autres reprennent couleurs et intérêt, une fois que Jésus s'est délivré du plomb narcissique focalisé sur sa personne par l'acte violent de reconnaissance, cet égorgement. Après le fratricide, voici la fraternité, cathédrale humaine, où le sacré c'est la vie.
Le texte de Catherine de Sienne fourmille d'oxymores très significatifs. Arbre de vie/ arbre mort; eau vive/eau morte; le chien/ le loup, etc... Et elle insiste tellement sur le loup qui égorge le Christ, sur le sang. Comme si c'était un désir de mort dirigé sur le garçon, mais de cette mort ce serait lui le responsable, en suscitant l'envie de son frère le loup. Désir de la fille réalisé, mais elle n'est pas coupable. C'est le narcissisme du garçon, qu'il a tellement mis en relief, qui est responsable. Il s'est incarné. Il a porté le péché du monde. Ce péché, chose qui n'existe pas, en fin de compte. Alors, pourquoi la confession? Catherine de Sienne obtient du pape Grégoire XI de communier n'importe où, n'importe quand, sans confession.
Sur sa croix, sur le point d'être égorgé par l'envie du loup, le Christ est à la verticale comme le fil à plomb. Et il est comme le jumeau qui nourrit, par son triomphe en coucher de soleil.
On pourrait donc noter une sorte de sacrifice, de la part des filles, pour que le triomphe, au sens étrusque donc tournant en dérision et en sarcasmes, revienne aux garçons, de la part de la mère pour que tout soit pour le fils. A ce sacrifice-là fait écho la mise à mort symbolique sur la croix du triomphe cible de l'envie anthropophagique. Donc, sacrifice non dénué de souhait de mort...
Et finalement?
Finalement, par ce pont qu'est le fils monté sur sa croix, donc par le corps en triomphe et par le sang, nous voici arrivés dans un autre temps, ouvert, où s'est apaisée la violence. Et que débute une fraternité d'autant plus unie qu'elle s'est cimentée par le sang. Amour plus fort que la mort. Intérêt pour d'autres que pour ceux qui triomphent. Catherine, la fille, a plus de chance de satisfaire sa faim et sa soif en se nourrissant de choses et de personnes renouvellées sans cesse, et de servir elle-même de nourriture tandis qu'à son narcissisme de plomb est fait justice, dans l'imitation du Christ. La question de la reconnaissance est ardue quand on est une fille... L'au-delà, qui est un autre temps, est devenu plus humain, il y a plein de gens devenus intéressants alors qu'avant, ils ne le semblaient pas. La maternité a pris un autre visage. Elle se situe dans la générosité des uns envers les autres, dans l'intérêt que chacun a pour l'autre une fois qu'il a compris en acte que son narcissisme était reconnu, dans la tolérance de l'autre ( l'intolérance est toujours pour le même).
La maternité s'est déplacée dans une structure, une construction jamais achevée, faite des pierres que chacun a taillées en utilisant son propre fil à plomb.
La façon dont les femmes prennent une part spécifique à la constitution d'un espace sacré c'est-à-dire dans lequel la maternité est en acte, tient au sacrifice. Mais ce sacrifice auquel fait écho un deuxième sacrifice, celui du fils. Le narcissisme des filles et des femmes ne se satisferait-il pas de se démontrer capable de sacrifice au nom d'une intelligence des modalités violentes d'une transhumance, comme une sorte de longue vue allant jusqu'à l'au-delà. Le sacrifice de la fille, qui accepte de rester dans l'ombre, de ne pas être phallique, qui s'incline devant la castration, ne peut prendre toute sa forte détermination que dans un puissant souhait de mort: "Cher Jésus, je te laisse toute la lumière ! A toi la gloire et le triomphe, puisque tu désires tant te mettre en avant, être reconnu comme unique ! Tu sais pourquoi je ne rivalise pas avec toi dans ce destin lumineux? Parce que tu vas être mangé, dévoré, égorgé par l'envie ! Tu veux que tous les regards de tes frères convergent en faisceaux sur toi? Ils vont se jeter sur toi sans merci, t'imiter sans te citer. "
Vierge mère, la fille dont le sacrifice phallique se nourrit d'un tel souhait de mort qui se réalise sans qu'elle en soit coupable ! En effet, Jésus-Christ bénéficie d'une mère incroyablement généreuse, le désignant comme unique. Ce n'est pas une mère biologique. C'est une mère qui se constitue de part le fait que toute l'assemblée féminine s'incline devant la majesté masculine, et qu'il s'en trouve un, un de temps en temps, dont le narcissisme est plus tenace que chez d'autres, qui exploite ce privilège à fond et se met en relief.
Et fille de son fils. Par-delà le sang de l'égorgement suscité par l'envie d'incorporation de celui qui est si brillant, qui apaise toutes les haines fratricides, s'ouvre un temps généreux, de maternité assumée par chacun. Par l'intelligence qui lui est reconnue après-coup de s'être effacée pas pour rien, la fille, ou la fille-femme, prend à son tour un certain relief. Sans être phallique. Elle est fille du fils en ce sens que c'est à travers le détour par le fils, et sa crucifixion-égorgement symbolique, sa façon de servir de nourriture à d'autres, qu'elle peut enfin advenir à un temps ne cessant de devenir maternel, un maternel n'appartenant pas à une mère biologique, mais à tout le monde.
Il faut que le narcissisme, ce plomb, s'apaise et devienne léger, pour les garçons en brûlant dans le passage à l'acte symbolique de la crucifixion-égorgement, et pour les filles en constatant que leur souhait de mort à l'endroit des garçons se réalisent sans qu'elles en soient coupables dans cette crucifixion-assimilation anthropophagique.
A partir de là, nous nous retrouvons au-delà. Où chacun a eu et a satisfaction pour le plomb de son narcissisme. Et se trouve très léger. Sa soif trouve à boire, sa faim trouve à manger, dans le jeu des rencontres, des imprévus merveilleux, sans que le narcissisme revendicatif ne vienne plus imposer l'écran de ses préjugés. Dans ce temps nouveau, on a faim et soif de nouveau, d'incessantes surprises, et l'autre en est porteur miraculeux, donc est nourriture à s'incorporer. C'est un temps d'agapes improvisées très généreuses, un temps d'amour.

Voilà une lecture qui s'est sans doute écartée de votre texte. Pourtant, l'inspiration a surgie de vos lettres. Merci infiniment. Et bravo à toutes deux.

Alice Granger

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