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Sugar babies - Roland Jaccard
par Alice Granger

Alice GRANGER GUITARD

Editions Zulma.

Ces écrits intimes nous montrent un Roland Jaccard dans le rôle du vieux séducteur, du libertin désabusé spécialiste du nihilisme, auprès d'une série de Lolitas dont il attend le fait de ne rien attendre d'elles. Ces Lolitas sont des jeunes filles, et de superbes photographies de jeunes filles japonaises illustrent ce livre (photographiées par Romain Slocombe). Pourquoi de jeunes Japonaises? Parce qu'elles ont l'air de petites filles très longtemps.

La différence d'âge entre elles et lui fait qu'il est dans une position paternelle auprès de ces filles qui n'entrent dans sa vie que d'une manière éphémère et par hasard. Ceci est un point très important de ces écrits.

La plupart des jeunes Japonaises photographiées portent des pansements, comme pour évoquer un combat d'où elles sont sorties vivantes, mais avec des meurtrissures, des fractures, des traces. On dirait que ce sont des filles qui ont réussi à se faire entendre, tandis que le vieux séducteur nihiliste n'en finit pas d'entendre quelque chose de lui-même, qui se résume par l'énigmatique attrait du suicide, par le fait qu'il faudrait se sevrer de cette monstrueuse poupée intérieure qui réclame chaque jour son lot d'illusions, ce sevrage rendant enfin justice aux filles.

Bref, c'est dans son rapport à son père, et encore plus à sa mère, qu'il faut lire Roland Jaccard. D'une part ce qu'il a toujours senti comme l'insatiable demande d'amour de sa mère à son égard, une demande tyrannique. Mais cette demande ne peut-elle pas un beau jour s'entendre comme une demande d'être enfin reconnue, admise, comme une fille, plutôt que comme une mère. Alors, entendant cette demande de la part de sa mère, voici Jaccard qui se tourne en effet vers les jeunes filles, comme si c'était une façon de voir venir autrement sa mère, d'entendre son désir autre. Sa mère, en mourant, lui laisse un message écrit: le meilleur service qu'une mère peut rendre à ses enfants, c'est de mourir jeune. Mourir en tant que mère, bien sûr! Et redevenir fille? Une redevenir fille qui insiste tellement avec ces Japonaises qui s'éternisent en petites filles! L'idée géniale, c'est donc que la fonction mère doit être quelque chose qui meurt vite. D'où toujours cet aspect éphémère de chacune des aventures avec des Lolitas, dont il n'y a rien de durable à attendre. Qui annonce toujours la séparation. Qui s'attaque aussi, encore et encore, à la monstrueuse poupée intérieure du vieux séducteur nihiliste, qui est sa mère imaginaire.

D'autre part, Roland Jaccard insiste sur la mission qu'il a à accomplir pour obéir à la fois à son père et à son grand-père, qui se sont tous les deux suicidés. A son tour, il devrait accomplir la même mission qu'eux, en se suicidant, ce dont il craint de ne pas être capable. Cette mission n'en dit-elle pas long sur ce rôle paternel face à la fille, qui sort du combat blessée mais vivante? A propos de suicide, n'est-ce pas la monstrueuse poupée intérieure qui doit mourir? Les jeunes Lolitas ne se seraient-elles pas battues avec cette monstrueuse poupée intérieure, cette mère imaginaire tyrannique? A travers cette poupée intérieure dont il met un temps infini à se sevrer, le vieux séducteur ne laisse-t-il pas sa mère imaginaire mener sa vie, et lui s'éternisant dans le cocon protecteur de l'éphémère et du végétatif.

Mais, écrit-il, la mère réelle et le fils réel ne se sont jamais rencontrés. Le commencement est forcément solitaire. Sacrée leçon: le fils s'apercevant que sa mère est aussi une fille dont il ne sait rien, hormis le fait que, en tant que fille et pour rester vivante en tant que fille, elle doit d'abord se mesurer à la monstrueuse poupée intérieure que le fils a en lui, se battre avec elle, jouer par rapport à elle au jeu freudien du for-da faisant disparaître la bobine, faire échec et mat au fils par cette Reine suicidante, cette monstrueuse poupée intérieure, voilà je te laisse avec elle toi le fils, moi la fille je disparais vivante, je suis victorieuse en semblant lui laisser la victoire sur toi, moi la fille elle m'éloigne telle la bobine, alors je m'éloigne, et toi tu restes seul avec elle, sans plus pouvoir en quelque sorte jouer d'elle, jouir d'elle, elle devient une mère morte jeune. D'ailleurs, si on lit bien entre les lignes, cette mère dont le fils dit les cures de sommeil, les électrochocs, etc… n'est-elle pas aussi une mère morte jeune, même si elle semble être morte vieille? L'attirance de Jaccard pour les "jeunes" filles ne souligne-t-elle pas cela? Une sorte de crépuscule précoce de sa mère? Auquel fait écho l'hypocondrie du fils, rimant avec la sensation d'abandon, de séparation?

Nul doute que le goût de Roland Jaccard pour Freud et la psychanalyse insiste dans ces textes! Qui plus que lui ne s'est aperçu que pour laisser son père et sa mère plonger dans les ténèbres, comme c'est logique qu'un enfant le fasse par rapport à ses parents (comme le lui a écrit sa mère avant de mourir), il doit d'abord s'acquitter d'une mission qui les laissera reposer en paix, il doit d'abord leur rendre justice, un rituel de funérailles qui est un acte de reconnaissance de chacun d'eux dans leur singularité. Ce n'est donc pas pour rien que, juste avant de disparaître à la fin du livre, son père et sa mère apparaissent un bref instant dans la splendeur de leur singularité après quoi ils iront reposer en paix pour toujours, ils ne reviendront plus hanter le fils.

Alice Granger Guitard

17 octobre 2002

 

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