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L’ordinaire n’existait plus - Jean-Paul Dolle
par Alice Granger

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Editions Léo Scheer.


Ce livre est formidable parce qu'il est riche en germes de réflexions que le lecteur peut développer.
Le mot " germe " ne m'est pas venu par hasard. En effet, le propos de ce livre est : que reste-t-il de Mai 68 ? Y a-t-il eu une transmission ? Qu'est-ce que la vraie révolution ? Pourquoi, apparemment, n'y a-t-il aucune trace de Mai 68 ? Pourquoi ceux qui ont vécu cette époque dans l'exaltation la plus grande ont-ils échoué, ont-ils été impuissants à conquérir quelque chose, ne laissant plus de trente ans après que le règne de la marchandise et du spectacle ?
Tout semble se passer, dans ce livre, comme si l'auteur avait enfin reçu le message transmis par le Professeur, comme si la transmission avait enfin abouti. Le Professeur, pas nommé dans le livre, était un éminent philosophe enseignant dans les années précédant Mai 68 ce qu'était la vraie révolution marxiste. L'auteur était absolument séduit par lui (pour souligner combien le Professeur, comme il le dit lui-même, avait désiré être le séducteur sans jamais être séduit), assujetti volontairement à son idéologie de transformation du monde.
Jean-Paul Dollé est, depuis avant Mai 68, celui qui doit recevoir le contenu de la transmission, celui qui doit hériter du germe, à développer, que la graine contient, cette graine constituée par l'enseignement, par la parole, et surtout par la personne du Professeur. Germe d'une révolution possible, dans un monde soumis à l'hypnose de la marchandise où rien ne semble possible.
Cela semblait très simple. Le Professeur enseignait l'idéologie marxiste, et l'Union (PC ?) était en train de mettre fin à l'exploitation de l'homme par l'homme et de libérer la masse prolétaire. Les idées, l'idéologie, en fin de compte le langage, semblait pouvoir accomplir cette révolution, cette grande conquête de la liberté. Il semblait suffire de s'assujettir à ces idées, volontairement. Le Professeur était quelqu'un qui comptait.
Et puis soudain il y eut Mai 68, et ce fut le déferlement païen de quelque chose qui n'était pas prévu dans le programme marxiste. Le Professeur sombra dans la dépression. Il se trouvait face à quelque chose qu'il ne pouvait pas maîtriser, et son maître à lui était sa folie, cette folie que Lacan, appelé justement le Maître dans ce livre, distinguait absolument de la maladie mentale.
Dans son livre, Jean-Paul Dollé met en contraste deux personnes qui s'appréciaient vraiment sans que leurs enseignements se rencontrent, le Professeur (pas nommé) et le Maître (Lacan). Le Professeur croyait que les idées marxistes pouvaient, avec les petits maîtres les mettant en acte, accomplir la révolution en libérant les prolétaires, mais sa folie et sa dépression soupçonnaient que le véritable asservissement et l'aliénation n'étaient pas là dans cette exploitation de l'homme par l'homme, le Professeur avait l'intuition de la force de l'inconscient. Le Maître, bien qu'entouré dans son Institut lacanien de petits maîtres du signifiant s'intéressant plus à leur plan de carrière qu'à la folie, était jusqu'à la fin de sa vie intéressé uniquement par cette folie des personnes pas comme les autres, cette folie qui, non reniée, faisait pressentir la résistance d'une paradoxale bonne santé mentale, d'une force de vie envers et contre tout et par exemple la résistance contre l'emprise hypnotique de la marchandise et l'assujettissement à l'idéologie.
En mettant en relief l'écoute si particulière de Lacan à l'endroit du Professeur, qui lui donne l'accolade lors de leur dernier entretien, et lui dit de ne jamais se renier, Jean-Paul Dollé semble reprendre à son compte ce que semblait avoir compris Lacan, à savoir que le Professeur était celui qui était au plus près non seulement de la vérité mais d'entrevoir comment sortir de l'impasse. Il n'y a pas à choisir entre l'inconscient et la solution politico-marxiste, mais il fallait les deux. L'inconscient, sa force de résistance et sa force de vie, de liberté, sa contradiction, tout cela en germe dans la manifestation de la folie, et la solution politique. Le Professeur n'avait jamais pu choisir entre les deux, car il savait qu'il fallait les deux.
En 1967, le Professeur faisait un séminaire sur Machiavel. Machiavel et Marx, les deux, étaient plus que des maîtres pour le Professeur, c'étaient des frères. Les deux, Machiavel et Marx, ont le même intérêt pour le peuple, que ce soit les Italiens menacés par les envahisseurs ou que ce soit les prolétaires. Le même intérêt pour ce qu'on pourrait appeler un nombre infini de personnes en puissance. Ce nombre infini de personnes là en puissance, il ne s'agit pas de les réduire au seul statut d'une masse exploitée par les hommes qui ont le pouvoir, il ne s'agit pas d'épouser leurs préjugés et leurs passions ni de les croire ignorants. Face à ce nombre infini en puissance, il s'agit de ne pas renoncer aux acquis culturels des siècles précédents. La figure du Prince de Machiavel est essentielle, ce Prince comme principe fédérateur unifiant l'Etat italien, pour entendre comment le Professeur avait l'intuition d'une sortie de l'impasse et d'une transmission possible.
Revenons à Mai 68. N'était-ce pas, soudain, la manifestation presque anarchique de ce nombre infini de personnes en puissance, dans une Babel de langues, d'intérêts, de discours ? Soudain, à ciel ouvert, un nombre infini de personnes pouvaient en puissance entrer partout, y compris sur la scène du théâtre, dans les amphis, etc… Le Professeur, à ce moment-là, sombre dans la dépression. Il sombre dans la dépression pas parce qu'il ne peut pas être le maître de ses étudiants, qui manifestent avec une telle excitation et une telle connivence une immaîtrisable jouissance de la vie si bien que l'ordinaire n'existait plus, mais parce qu'il reconnaît en lui-même cette si forte, si folle, excitation. Pour y résister, il n'y a qu'une seule solution, se retirer dans la dépression. Se retirer dans les limbes. Ainsi, plus de pression liée à l'excitation qui ne rencontre aucun interdit. C'est probablement en Mai 68 que le Professeur, comme il l'écrit dans son manuscrit " L'effondrement " donné à lire à l'auteur, à son amie Béatrice et à Daniel (un psychanalyste lacanien qui, dans le contexte d'une guerre de succession dans l'Institut lacanien qui le met à l'écart se pose la question d'entendre vraiment Lacan à travers le personnage du Professeur), se rend compte que son corps ne s'assujettit pas aux idées, à sa conscience de militant marxiste, son corps n'en fait qu'à sa tête… Les corps, aussi, dans les manifestations de Mai 68, envahissent les espaces, joyeusement ? Jouissance. Excitation intense.
Mais le Professeur sait aussi, de ce savoir inconscient, que cette possibilité de jouissance inouïe, sans interdit, c'est dangereux, cela se saisit non seulement du corps mais du psychisme, c'est terriblement envahissant, c'est une pression énorme, énorme. Il faudrait du refoulement. Il y a une sensation de culpabilité. De son enfance petite-bourgeoise, avec toute la morale que cela implique, il a gardé (mais aussi peut-être l'auteur) une solution pour sortir de cette pression de l'excitation qui déborde le corps et le psychisme, et cette solution c'est un maître extérieur qui interdit, et plus tard c'est l'engagement politique et idéologique qui déplace ce qui doit être sauvé, qui n'est plus le corps envahi par la pression de l'excitation, mais la classe prolétaire à libérer de l'exploitation de l'homme par l'homme. Ce déplacement à l'extérieur permet une dénégation de cette pression de l'excitation aussi bien sensorielle, corporelle que psychique, cette dénégation entraînant une sorte de mise de côté du corps, les militants révolutionnaires étant tout entiers dévoués à leur noble cause politique et sociale. Pourtant, les ennuis que le Professeur a avec son corps montrent bien que ça ne se laisse pas oublier. Béatrice dit que le Professeur a peur du plaisir. Façon de souligner que la pression de cette excitation sans interdit est très contradictoire, très ambiguë. A la fois c'est irrenonçable, c'est immaîtrisable, c'est maître du corps et de l'inconscient, et à la fois il faut un moyen de le refouler, de le contenir, de le maîtriser par des interdits extérieurs ou bien des engagements qui distraient de ça au point de l'oublier on ne sait où. Mai 68, c'était l'aspect immaîtrisable, c'était la maîtrise par cette manifestation excitée immaîtrisable traversant les corps qui menait le jeu. Dépression, retrait, comme seule solution pour résister. Le Professeur écrit dans son texte " L'effondrement " sa peur de l'amour. Peur, car il n'y a pas de véritable solution à la pression de l'excitation, celle qui s'est manifestée dans une Babel de langues en Mai 68.
Yorgos aussi, intellectuel grec résistant à la dictature des colonels, proche du Professeur, mais à la différence de lui se laissant aller librement au plaisir, à la jouissance, à la fête du corps, sombre dans la dépression et se suicide lorsque, après la chute des colonels, la Grèce s'assujettit au règne du tourisme de masse et de la marchandise, l'oubliant, lui qui voulait être un personnage de relief dans le processus révolutionnaire de libération des hommes.
Aussi bien le Professeur que Yorgos désiraient, on pourrait dire follement, être des personnages transmetteurs, ayant un rôle important, fédérateur (comme le Prince de Machiavel), auprès du nombre infini de personnes là en puissance, ils voulaient les arracher au pouvoir des petits chefs, des petits maîtres, à l'hypnose de la marchandise. Ils voulaient être des personnages comptant pour autrui.
Le Professeur se demandait en effet (il l'écrit dans " L'effondrement ", dans des lettres) : pourquoi désire-t-il tellement séduire ? Sans être lui-même séduit, car se sentant dans sa vérité ? C'est que lui, le Professeur, aussi bien que Yorgos, avaient l'intuition de comment sortir de la contradiction de cette jouissance totale envahissant le corps, de comment sortir de l'impasse du " il est interdit d'interdire ", de comment ne plus être complice de l'arrogance de ceux qui croient que vivre c'est posséder les objets qui les désirent dans leur transformation et création perpétuelles (règne du besoin et de la marchandise où ce sont les objets qui désirent). La solution, c'était de devenir une sorte de Prince incarné, de mettre en relation le corps en état de jouissance avec le corps-personnage ayant un rôle politique, un rôle fédérateur, une sorte de pôle de fascination susceptible d'attirer sur la voie de l'imitation. Corps-psychisme en gloire qui sort du privé pour s'exposer au public, partageant avec le nombre infini de personnes là en puissance car ne renonçant pas à vivre les sensations, les idées, les paroles, avec cette joie qu'avait le Professeur lorsqu'il réussissait à improviser devant ses étudiants. Devenir un personnage s'exposant avec son corps en gloire et en triomphe, avec sa parole, un personnage se donnant à manger, un personnage ensemenceur. Alors, l'état de jouissance, l'invasion par l'amour, ce n'est plus un danger extrême, puisque ce personnage contagieux de jouissance enviable en s'exposant s'en fait déposséder en ensemençant, au cours d'un acte de transmission presque anthropophagique. C'est très fou, mais c'est la preuve d'une grande santé mentale, puisque ce serait un moyen fabuleux d'échapper à l'aspect répétitif, infernal, de l'inconscient dans son pousse à jouir contradictoire.
Jean-Paul Dollé, dans son livre, cite le Professeur qui raconte son crime. Il a étranglé son psychanalyste parce que celui-ci ne voulait pas admettre sa folie. Et il fut enfermé pendant des années dans une maison de santé, déclaré irresponsable du crime commis à l'encontre de quelqu'un n'admettant pas sa folie (dans le livre, il s'agit d'un psychanalyste, en réalité une proche il semble). L'époque n'était, et n'est peut-être pas, au Prince de Machiavel. Alors le Professeur en était encore à espérer une solution auprès du psychanalyste, à demander qu'il soit le Maître restreignant la sensation de plaisir, d'excitation, de jubilation, ce qu'il eut dans la maison de santé peut-être avec les médecins. Il est resté jusqu'au bout avec cette absence de solution, ce que veut dire le mot analyse : analysis : il n'y a pas de solution. Et l'effondrement, car l'époque ne laissait pas la possibilité d'être un prince, un personnage ensemenceur, le nombre infini de personnes en puissance étant retenu sous hypnose par la marchandise.

Voilà ce que m'a inspiré la lecture de ce livre de Jean-Paul Dollé.

Alice Granger

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