par Alice Granger
Editions Présence Africaine.
Même dans les nouvelles qui situent leur récit
au Sénégal, il y a un personnage central, celui
de l'écolière qui va au lycée, passe le
bac, vient en France poursuivre des études supérieures.
C'est-à-dire que c'est un personnage, une jeune Africaine,
qui s'attaque de face à la colonisation, elle-même
si parfaitement colonisée qu'elle maîtrise la langue
française bien mieux qu'un grand nombre de Français,
et qu'elle va jusqu'à perfectionner, par les études
supérieures et les diplômes, sa connaissance de
la culture française et occidentale. Une langue française
dont elle réussit si bien à se servir pour dire
l'Afrique, sa lèpre, sa misère, sa polio, sa polygamie,
son appauvrissement par les colonisateurs, mais aussi les nouveaux
riches occidentalisés, un mariage si semblable à
un mariage en France. Une langue française pour dire de
quelle manière humiliante elle est traitée lorsqu'elle
se présente avec sa peau noire, à Strasbourg, pour
un emploi de garde d'enfants, ou de femme de ménage, ou
de caissière pour payer ses études.
En fait, elle donne l'impression de se présenter masquée
chez l'ennemi, sa peau noire d'Africaine étant son masque
pour qu'on ne se méfie pas d'elle, pour que l'ennemi ne
soupçonne pas d'emblée son intelligence, sa culture
occidentale, sa supériorité. Tandis qu'elle pénètre
masquée chez l'ennemi, sur la terre même du colonisateur,
armée de la machine de guerre que représente sa
culture, son savoir de lycéenne puis d'universitaire,
elle peut observer tous les préjugés ignobles qui
font de ses ennemis en réalité des inférieurs,
des gens frustres, limités, ridicules. C'est froidement
qu'elle vient sur leur terrain, qu'elle observe et note en écrivain
toutes leurs tares, en fin stratège, comme pour leur rendre
la monnaie de leur colonisation en utilisant leurs armes, ici
culturelles. Réussir à leur faire perdre la face.
C'est comme si, avec sa seule peau noire d'Africaine, elle réussissait
à leur faire commettre les faux-pas qui les disqualifient,
à ces Français si sûrs de leur supériorité
raciale qu'ils ne voient pas le coup venir, le coup (littéraire)
qui leur fait perdre la face. Vous me dites et faites ça,
vous avez fait ça à mes ancêtres qui pourtant
sont venus mourir sur vos champs de bataille, mais moi, voilà
ce que je vous fais, je vous mets à nu dans vos ignobles
préjugés, vos ignorances, votre racisme, votre
mépris de l'autre. Pris sur le fait ! Flagrant délit
!
Il reste que le jeu de mot à propos du titre du livre
de Pascal Quignard " Le sexe et l'effroi ", c'est-à-dire
" le sexe froid " semble en dire long sur son exil
par rapport à la chaleur de l'Afrique. Cette écolière
qui s'est déplacée de son petit village vers la
ville pour aller au lycée, qui semble avoir tellement
misé sur ces études pourtant absolument liée
à la colonisation, n'a-t-elle pas, en partant au combat
avec les armes de la culture française et occidentale,
un peu oublié ce quelque chose qu'elle ne peut apprendre
et évaluer sur les bancs de l'école des Blancs
comme le lui dit sa vieille amie Codou ?
Bien sûr, tout ce que Fatou Diome dit des Blancs qui se
conduisent si mal, qui sont si minables, est très pertinent,
implacable, très vrai, et pas du tout à l'honneur
des Français. Sauf que dans ce combat pour démontrer
finalement sa supériorité à elle, qui ne
peut s'affirmer qu'en s'érigeant parfaitement bien colonisée
culturellement parlant, elle a peut-être oublié
très loin en Afrique, dans son petit village natal, une
autre culture, une autre tradition, une chaleur africaine. Elle
reste froide, comme avec ce professeur qui l'invite chez lui,
lui offre un repas biologique typiquement bourgeois, auquel lorsqu'ils
couchent ensemble elle ne peut offrir que sa froideur de colonisée
au lieu de le surprendre avec la chaleur africaine autre qu'elle
aurait gardée intacte depuis son village d'enfance. Toute
à sa froide observation critique des habitudes platement
bourgeoises de son hôte, elle ne lui a rien donné
elle non plus, préjugeant que lui de toute façon
ne voudrait pas se laisser surprendre par l'africanité
qu'elle incarne. Elle se conforme, avec son corps, aux produits
biologiques qu'il achète et consomme, elle ne prend pas
l'initiative de lui offrir une autre denrée, plus chaude,
plus envoûtante, plus subversive. Elle semble préférer
le seul terrain de la bataille où elle entre masquée
pour mieux vaincre l'ennemi tout en paraissant être seulement
une victime, alors que, décidément, c'est elle
la plus forte et eux minables.
Alice Granger