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Un merveilleux malheur - Boris Cyrulnik
par Alice Granger

Alice GRANGER-GUITARD

Editions Odile Jacob.

C'est longtemps après qu'un enfant blessé par la vie peut se montrer triomphant, et ce n'est pas gagné, beaucoup ne s'en sortent pas.

Entre-temps, il a dû écrire plusieurs chapitres de sa vie qui expriment une bonne adaptation sociale. Ces quelques chapitres qu'il a dû prendre le temps d'écrire, pendant des dizaines d'années parfois, ils ont pu s'écrire grâce à une main tendue, une ou des rencontres généreuses, un contexte social dans lequel pouvait se tricoter (terme génial utilisé par Cyrulnik) à nouveau pour lui un milieu affectif, écologique, culturel et verbal accueillant.

Un enfant blessé, traumatisé, c'est quelqu'un qu'un événement extrêmement cruel, agressif, voire homicide, a définitivement coupé de ce lien affectif, sensoriel, biologique, avec son milieu originaire.

Voici donc cette perte irrémédiable, ce fracas, cette catastrophe. Cet enfant blessé ne va jamais pouvoir effacer cela. Pour vivre, il devra trouver obligatoirement un autre milieu que l'originaire, il va devoir réussir une véritable métamorphose adaptative, ce qui ne sera possible, Boris Cyrulnik nous le dit avec de nombreux cas à l'appui, que si le contexte d'accueil lui tend la main mais pas comme Psychozorro qui a tout intérêt à ce qu'il reste une victime en puissance pour justifier sa position de Psychozorro.

Tout se passe comme si ce résilient, comme Boris Cyrulnik appelait cet enfant blessé qui s'avère après de nombreuses années triomphant de ses malheurs, devait avant tout ne pas se présenter comme une victime, comme s'il savait qu'il fallait taire cela pour pouvoir s'adapter au nouveau contexte, comme s'il savait que dans tout milieu on donne des coups de bec au plus faible pour l'éliminer.

Le futur résilient, s'il a la chance d'émigrer dans un milieu dans lequel, à cause des mains tendues, à cause de quelques personnes généreuses, il lui semble qu'il pourra s'adapter en obéissant par exemple à un critère d'appartenance, commence toujours par se cliver. Boris Cyrulnik insiste sur ce clivage, à partir duquel il y a une partie du Moi parfaitement bien adaptée au nouveau milieu social, et une partie du Moi toujours secrète, ne se manifestant dans le meilleur des cas que par surprise.

Boris Cyrulnik nous parle dans son livre de cet oxymoron intérieur, de ce contraste entre le malheur extrême qui a atteint l'enfant (et l'enfant qui restera dans l'homme adulte) et la merveilleuse réussite qui se constate après coup, mais ce quelque chose de merveilleux s'est sans doute très vite présenté à l'enfant terriblement malheureux sous l'aspect d'un contexte nouveau réparateur, accueillant, cette fameuse main tendue qui lui a fait tout de suite penser que rien n'était quand même perdu. Voici l'oxymore intérieur: un merveilleux malheur!

Un malheur, insiste à l'écrire Boris Cyrulnik, n'est évidemment jamais merveilleux. Et la résilience, le fait de s'en être sorti, beaucoup plus tard, pour l'enfant blessé, n'excuse en rien l'agresseur. Le résilient n'est pas du tout invulnérable. Au contraire.

S'en sortir implique deux choses indispensables. Bien sûr le contexte d'accueil, absolument vital. Un contexte d'accueil pourtant toujours bancal, avec ses préjugés, son discours moral et culturel, ses mécanismes de défense, ses stratégies politiques, et l'enfant blessé devra s'adapter, pas d'autre choix. Il devra avoir l'intelligence aiguë de la différence affective et culturelle entre ce nouveau milieu et son milieu d'origine détruit par le traumatisme. L'enfant blessé, dans ce nouveau contexte vital pour lui, qui s'ouvre pour lui, devra s'adapter par un intense travail intellectuel. Premier processus de défense: le clivage. Puis, l'intellectualisation, processus d'adaptation pour appartenir au nouveau groupe, tricotage indispensable, comme pour créer un nouveau placenta vital. Puis les rêves, vitaux aussi pour ces résilients tout ce temps.

Ces résilients doivent être très intelligents, savoir attendre le bon contexte avant de pouvoir faire un vrai récit de leur merveilleux malheur. Un vrai récit, il faut toujours quelqu'un pour vraiment l'écouter, pour lui donner son sens. Un récit, par lequel le résilient pourrait vraiment retrouver son identité triomphante du malheur, ne peut vraiment s'écrire que lorsque le lecteur existe. Sinon, comme le démontraient les survivants de l'holocauste et notamment Primo Levi qui ne vendit que 700 exemplaires de son livre Si c'est un homme lorsqu'il parut, le survivant reste suspect.

Le résilient, aussi longtemps qu'il ne peut pas faire un récit de son merveilleux malheur parce qu'il n'a pas encore trouvé un seul lecteur, se méfie comme de la peste de la pitié, de Psychozorro, et de toutes les bonnes intentions qui font attention à faire la différence entre ces enfants blessés, les vilains petits canards, et les enfants de la famille.

Voilà. Je pense que vous avez compris que les oxymorons sont des figures de rhétorique que j'aime particulièrement. L'oxymoron Un merveilleux malheur nous fait voir le pays des merveilles d'une très nouvelle manière…

Alice Granger-Guitard

18 août 2002

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