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Le pur et l’impur - Colette
par Alice Granger

Alice GRANGER-GUITARD

Editions Hachette, Livre de poche.

 

Contrairement à ce que dit Proust, écrit Colette dans ce texte, il n'y a pas de Gomorrhe.

Quel est donc cet état d'amour que seul un couple de femmes amoureuses, dans un vœu de clôture, réussit à rejoindre comme un tout dans le presque rien d'une existence vouée par exemple à se promener dans un cottage comme dans une atmosphère de couveuse? Une sorte d'état archaïque, prénatal, flottant, que des femmes entre elles comprennent au quart de tour, par similitude, par corps jumeaux, mais qui, dans ce texte splendide et si intelligent, si novateur, de Colette, ne s'atteint pas par voie de régression. Au contraire, c'est par un détour infini, culturel et non pas naturel, par un désir immense que le plaisir, la sensualité, le sexe officiel, n'arrêtent jamais, qu'il peut, exceptionnellement, dans une intense soif de pureté optique, s'atteindre. La nature, si importante chez Colette, qu'elle écrit si bien, ne se rejoint, telle une province natale matricielle que l'inoubliable invite maternelle, son "regarde", place comme un phare au terme toujours imminent du voyage, qu'au travers d'un détour culturel dans lequel le désir de cet état-là originaire, que les femmes intelligentes de ça se comprennent au quart de tour, est un guide infaillible.

Seuls des couples de femmes savent se dire ce désir-là de retour dans une économie de mots. La sensualité, écrit Colette, n'est pas à l'origine de cette entente amoureuse de deux amies, qui n'est pas un couple de femelles, mais l'une est plus virile que l'autre, comme pour dire que la voie n'est pas la régression, mais une sorte de conquête, dans laquelle par exemple la jalousie, tout entière centrée sur le garçon, ce garçon qui représente la séparation inexorable de la fille d'avec la mère, donc le départ forcé, est quelque chose d'essentiel.

Texte qui raconte, à travers différents personnages typiques, le basculement d'un sexe officiel dans un sexe clandestin, où la sensualité et le plaisir tels qu'on se les figure habituellement n'ont pas vraiment d'importance, car il s'agit d'un autre plaisir, à la fois flottant et totalement optique, animal mais aussi tellement spirituel, d'un naturel si infiniment culturel.

Colette parle du sens, ce sens qui s'épanouit telle une fleur unique sur la terre provinciale originaire, dont les cinq sens ne sont que des mi-bras délégués par une créature sous-marine, fœtale, là en attente, certaine d'être rejointe.

Dans ce texte, Colette écrit de façon admirable la différence, sexuelle, entre fille et garçon.

Le garçon, c'est celui qui sépare la fille de la mère, qui semble être le préféré pour toujours, d'où l'immense jalousie, prompte à surgir, ensuite, chaque fois qu'un personnage tiers fera œuvre de séparation.

C'est à cause de ce tiers séparateur depuis le commencement que, très paradoxalement, ce que l'on pourrait nommer d'une manière provisoire et si approximative homosexualité féminine n'est cependant pas incestueuse. L'intense jalousie à l'égard du garçon, qui poussera Colette à dire, par la bouche de la Cavalière, que rien ne peut lui enlever l'illusion de valoir un garçon tout en ne cessant jamais d'être une femme, c'est-à-dire un être complet, un être qui sait cette complétude même si seul le désir en inscrit la certitude, c'est ce qui écrit l'interdit de l'inceste. A partir de cet interdit, la fille voyage dans l'illusion de valoir un garçon, déploie une virilité spirituelle qui n'a rien à voir avec la tristesse d'être un homme simulé.

Il ne s'agit en fait pas de devenir un garçon, car pour rien au monde ces femmes dont Colette parle ne renonceraient aux délices d'être femme, sûres d'atteindre ce qui manque, en sachant simplement attendre en ayant mis le cap d'emblée sur ce but, mais d'entreprendre, d'être active à la manière masculine, d'oser expérimenter en observant les garçons, en prenant l'homme, le plus fin bien sûr en la matière, pour maître (Le Don Juan dont Colette parle) mais en allant plus loin que lui, trop loin pour lui, jamais son égal, mais séparatrice à son tour, rendant enviable mais en même temps incompréhensible un état d'amour situé dans ce trop loin que seule la douleur ressentie rend soudain sensible en négatif.

La militance libre, entreprenante, de Colette, est si loin du féminisme engagé qui s'imagine que les femmes doivent obtenir des droits égaux aux hommes. Colette, au contraire, innove pour son propre compte une étonnante virilité spirituelle. Dans une dissymétrie fondamentale des garçons et des filles, prenant acte de cela par une jalousie féroce qui sépare et attache pour toujours.

Donc, une séparation qui rattache pour toujours.

Comme si la vie, c'était laisser entrer dans sa vie, à la suite du garçon séparateur, inscripteur d'interdit de l'inceste avec la mère, la suite infinie d'êtres et de choses qui séparent, retardent, éloignent, pour mieux rattacher, rapprocher, réunir.

Ainsi Charlotte. Qui roucoule comme le rossignol, émet une vocalise brisée, avec ce jeune homme qu'elle appelle "mon garçon", elle est le piège de plaisir qui prolonge la préférence dont le garçon est le bénéficiaire, mais elle, elle est déjà détachée de ce plaisir, elle sait attendre, elle sait que ce qui lui manque, face à ce garçon dont elle n'attend rien, n'est pas hors d'atteinte. Elle vit déjà dans une caverne d'odeurs et de couleurs. Elle est déjà loin, s'arrachant par sa roucoulade mensongère au plaisir qui semblait la retenir. Ce plaisir, avec "mon garçon", n'était que le retardement nécessaire, se montrant détachée dans son attachement apparent.

L'ami X, Don Juan que personne n'a jamais vraiment compris, fait l'expérience, par le nombre, qu'aucune femme ne saurait se refuser, dans l'imitation l'une après l'autre de la préférence de la mère pour le garçon. Enchaîné au nombre, de laisser mourir, chuter, de les abandonner, n'assouvit pas son désir. Elles vont trop loin, dit-il, il est leur maître en plaisir, mais il n'est jamais leur égal, il ne comprend pas le fait, toujours vérifiable dans le nombre, que jamais aucune ne se refuse, la rancune surgit de n'en pas trouver une qui l'aime assez pour se refuser. Il reste dans cette erreur de croire que c'est à elles, à l'une d'elles, de se refuser, mais le nombre, en n'inscrivant aucun interdit, aucun interdit de l'inceste, ne pourrait inscrire cet interdit que dans sa non faim à lui, dans son impuissance plutôt que sa puissance. Il est un consommateur, certes de plaisir mais consommateur quand même. Or, il s'agit de sevrage…

Certaines femmes, écrit Colette, représentent un danger d'homosexualité pour les hommes. Par leur virilité spirituelle? Par leur liberté? Parce qu'elles les amènent trop loin? Parce qu'elles ouvrent la voie à des hommes qui semblaient pourtant être leur maître en plaisir?

Renée Vivien se prépare déjà à s'en aller, vivant dans un luxe d'ombre, détachée, dans une région de tristesse élevée. L'air, chez elle, dans une obscurité qui suffoque Colette, est comme une eau épaisse. L'alcool et l'anorexie sont un raccourci pour rejoindre l'être sous-marin.

De même, un couple de femmes amoureuses fit vœu de clôture, et pendant plus de cinquante ans se réfugia dans ce cottage anglais comme le seul délice désirable.

Colette, dans ce texte, nous invite, dans le sillage des femmes, dans une région de la sexualité comme personne ne l'a fait avant elle. Le désir pousse vers une région native et une autre sensualité, tandis que les saisons en plaisirs, même brûlantes, perdent leur pouvoir immobilisant et séducteur. Le rossignol ne se laisse pas piéger dans les vrilles de la vigne. La vie de Colette elle-même ne cesse de se transformer, explorant dans une grande liberté toutes les possibilités sexuelles, pour arriver dans cette région native que l'expression homosexualité féminine échoue à dire dans sa vérité. Vraiment, Gomorrhe n'existe pas.

Alice Granger-Guitard

10 juillet 2002

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