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Rencontre avec un nègre fondamental - Aimé Césaire
par Alice Granger

Alice GRANGER GUITARD

Editions arléa. 2004.

A l'occasion de ses quatre-vingt dix ans, Aimé Césaire a été interviewé par Patrice Louis, pour la télévision.

Patrice Louis, Français installé aux Antilles et se sentant martiniquais, parle de ce grand homme modeste. A la fin du premier entretien, Aimé Césaire lui dit, "je vous adopte"! Capacité d'adopter l'autre, de l'admettre, qu'a ce grand homme modeste!

Aimé Césaire se présente comme un être qui a toujours été bizarre, depuis la maternelle, énervant tout le monde en ne faisant pas les choses comme elles devaient être faites. Singulier! Charmant et irritant! Quelqu'un! Un drôle de petit personnage!

Lorsqu'il est adolescent, la Martinique est encore une colonie. Pays où il se sent seul, désorienté, mal à l'aise. Alors que les paysages de sa petite enfance lui plaisaient beaucoup. A Fort-de-France, à l'école primaire, il s'entend bien avec ses maîtres et maîtresses. D'emblée, il est donc fils de l'école républicaine. Alors, dans cette vieille colonie, il va ressentir un sentiment d'abandon, sentiment qu'il y a tant de progrès à faire. Très tôt ce sentiment!

Comme si, très jeune, il prenait déjà la liberté de s'ouvrir le monde à égalité de chances avec ceux pas nés dans une colonie et n'étant pas Noirs, et qu'il s'apercevait pourtant que quelque chose le défavorisait d'emblée! D'où une combativité de naissance, tout en étant de naissance aussi bien tourné vers les autres, les agréant dans un temps ouvert, pas du tout raciste, de ce racisme envers le colon blanc par exemple. De chaque autre, il semble savoir de naissance qu'il a à apprendre, et les Blancs font partie des autres. Plus tard, il s'apercevra que les Africains aussi font partie des autres, alors que les Blancs les croyaient, du point de vue de la civilisation, exclus, barbares…

Par sa grand-mère, qui lui a appris à lire, s'est infusée en lui la ruralité martiniquaise, vivant dans un contexte paysan. Ses parents ne sont pas paysans, mais fils ou cousins de paysans. Une atmosphère paysanne baigne l'enfance d'Aimé Césaire, à travers les histoires racontées. Par exemple la révolte des nègres de Grande-Anse.

Adolescent à Fort-de- France, et s'ennuyant terriblement, il s'imprègne du message de son père: un homme de couleur n'a que les études pour sortir de la vie médiocre qui lui est imposée. Donc, idée fixe: passer des examens! En même temps, Aimé Césaire devait sans doute avoir une grande foi en l'école républicaine de Jules Ferry, qui offrait une égalité des chances!

Très grande importance de son père! Il est très fort en littérature, en français, en latin, parce que son père lui ressassait ça tout le temps et lui faisait lire les bons livres! Arrivé en France, au lycée Louis-le-Grand, en hypokhâgne, il va stupéfier par le niveau qu'il a en certaines matières! Il faut dire qu'en Martinique, les professeurs se sentaient investis d'une mission, celle d'élever le peuple à un niveau supérieur de culture! C'étaient vraiment des "quelqu'un", sûrement, ces professeurs de la Martinique! Auxquels s'identifier! Très important pour l'adolescent! Suivre leur exemple! Aller dans ce sillage! Obtenir une bourse, s'inscrire au lycée Louis-le-Grand. Et là, rencontre d'un petit Noir: c'est Léopold Sédar Senghor! A travers lui, Aimé Césaire découvre l'Afrique à Paris!

Dans ces entretiens, Aimé Césaire insiste sur sa bizarrerie de toujours! Quelque chose, dit-il, le démangeait! Il était toujours du côté de ceux qui protestaient! A Fort-de-France, il est mécontent de la vie qu'il mène, il a une répulsion bizarre pour les réceptions, les concerts, et face à ça, il s'affirme homme de lecture, de réflexion, de solitude.

Il s'en va sans nostalgie: pour lui, le monde est ouvert, et il va vers quelque chose de nouveau. Par rapport à cette ouverture, la découverte de l'Afrique est quelque chose à laquelle il ne s'attendait pas. Ecoutant Senghor, il découvre sa propre africanité inconsciente. C'est ça qui est extraordinaire: c'est toujours des autres, qui sont de vrais "quelqu'un", qui lui ouvrent des horizons, des richesses, nourrissent sa pensée et sa capacité critique et de protestation. Importance infinie de l'autre, source d'enrichissement, d'ouverture, de bifurcation.

L'Afrique: un autre monde! La Martinique s'éclaire à la lumière de l'Afrique!

Senghor, par son livre, révèle à Aimé Césaire la civilisation africaine, alors que jusque-là, pour l'Europe, l'Afrique c'était la barbarie! Au contraire, il y avait une civilisation africaine, avec un apport important de l'Egypte, une Afrique à la fois plus rationaliste et plus mystique. Il semble que pour Aimé Césaire, l'Afrique, découverte grâce à Senghor, se mette à enrichir et à donner corps à son bizarre goût de la protestation, de faire des choses pas comme prévu.

Avec Senghor, le même comportement bizarre, la même ouverture au monde, la même humilité à l'égard de ces professeurs desquels ils apprenaient. Aimé Césaire est à la fois un Africain et un héritier des lettres classiques. Il ajoute à la culture une culture déniée, celle de l'Afrique. Il se présente intégré au sein de la terre des civilisés!

C'est qu'en Europe, il ne se sent pas Européen, mais Nègre! Il sent la nécessité d'en prendre acte! Fièrement, on dirait. Mais sans détester les Blancs! D'où toujours d'excellents rapports avec tout le monde.

Climat où ça mijotait, dans le monde noir. Et il fallait que ça sorte! C'est comme cela qu'Aimé Césaire écrit "Cahier d'un retour au pas natal". C'est en Yougoslavie qu'il l'écrit! Chez un ami yougoslave qui l'a invité. En Dalmatie, c'est comme s'il retrouvait sa terre natale! Dans ce climat familial! Dans cette famille, il étonne par le niveau de ses connaissances sur le Proche-Orient, sur le Moyen-Orient, sur les Serbes et les Croates! Il étonne par sa curiosité des autres, en somme! Et par sa curiosité, nourrie par de bonnes études dont il a su tirer profit parce qu'il avait un réel goût des autres, il avait été frappé par un nouveau phénomène, l'apparition des nouvelles nations. Donc, il constate que de nouvelles nations peuvent se former!

Le régime de Vichy étouffe la Martinique où Aimé Césaire est retourné, avec sa femme. Avec intensité et urgence, il sent qu'il faut faire quelque chose, forcer cet isolement. Il faut forcer quelque chose de typique, créer quelque chose pour aider à la naissance d'un nouveau monde, et affirmer la civilisation martiniquaise. Ce n'est pas à l'Europe qu'il s'agit de dire non, mais à Vichy. Aimé Césaire est de ceux qui disent non à l'ombre, cet ombre qui semble gagner un peu partout! C'est à ce moment-là qu'il rencontre André Breton, qui est en route pour l'exil en Amérique. Découverte du surréalisme, qui est, pour Césaire, foutre en l'air tout ce qui est conventionnel. Alors, il sait comment foutre en l'air ce qui est, en Martinique, le conventionnel, à savoir le français de salon, les imitations martiniquaises de la littérature française! Il faut foutre tout ça en l'air, et se mettre à fouiller en soi! Ce qu'il va trouver, c'est le Nègre fondamental!

En 1945, c'est par le biais du parti communiste martiniquais auquel il dit oui, gagnant des élections, qu'il peut sur le terrain, ouvrir la Martinique à une autre vie, comme sortir du marécage. Afflux de populations, de paysans, d'ouvriers. Il est animé d'une idée, aider le petit peuple, les sortir du bidonville, assainir la ville.

Maire de Fort-de-France, il ne connaît rien à l'administration, mais sa connaissance du peuple, des quartiers, ses contacts directs avec les gens, sa foi en ces autres, font qu'il peut efficacement se mettre au travail.

On le sollicite pour qu'il devienne leur député. La Martinique est encore une vieille colonie, mais tout le monde aspire à ce qu'elle devienne un département. Sur le coup, Aimé Césaire est un peu choqué car, étant donné son ouverture sur l'Afrique, il penche plutôt pour une culture propre au peuple. Avec du temps, de la réflexion sur le terrain, à travers les contacts avec le peuple des bidonvilles, il s'aperçoit que ce que les gens souhaitent, par ce désir d'une départementalisation de la Martinique, ce n'est pas du tout une assimilation, devenir semblables, mais c'est l'égalité avec les Français! C'est Aimé Césaire qui forge le mot "départementalisation", qui n'existait pas encore! Sur cette base, il s'agit d'obtenir pour les Martiniquais une égalité de salaire avec les Français.

La victoire fut amère. Leurs droits, ils ont dû les enlever au cours de durs combats, interrompus par des mesures de répression sévères! Bref, la France fut très réticente à cette départementalisation, c'est-à-dire à admettre l'égalité entre Martiniquais et Français!

Alors, comme toujours du côté de la protestation et très combatif, Aimé Césaire se confond avec le peuple martiniquais et œuvre sur le plan de la colonisation. Pas du tout en intellectuel, mais en étant sur le terrain, faisant sienne la douleur et la nostalgie antillaise! C'est justement ce moi profond, ce moi antillais, qu'il voulait retrouver! Par-delà le moi superficiel! Et même plus: se dépouiller de toutes les défroques occidentales et françaises, pour retrouver l'Africain en lui! Ses compatriotes ont mal compris cela! Et c'est ça qui le conduit à rompre avec le PC, puisque les communistes étaient des Européens, des Blancs, et qu'il y avait un malentendu énorme. Jamais Aimé Césaire ne cède d'un iota sur ce qui est un combat vital, profond, en lui!

"L'heure de nous-mêmes a sonné", déclare-t-il! C'est très beau! Très fort! Même si les Martiniquais considèrent qu'en rompant avec le PC français, Aimé Césaire a aussi rompu avec eux!

Mais Aimé Césaire ose! Il crée sa propre formation, un parti progressiste martiniquais, avec la fleur de balisier, symbole du peuple martiniquais! Toute la jeunesse a vibré à ce qu'il disait! Comme lui-même avait, jeune, été si sensible aux figures emblématiques qui ouvraient un sillage très riche pour lui, des figures paradigmatiques, voici que par lui-même il fait le même cadeau aux jeunes de la Martinique! Il a ce sens-là de la puissance de la figure paradigmatique pour donner à ceux qui sont sensibles à son relief la force d'apprendre, de faire, d'innover, d'oser, ceci sur la base d'une identification qui se mêle à une sorte de dissidence qui consiste à ne pas faire comme attendu, comme balisé. Il ne veut surtout pas offrir à cette jeunesse la structure très balisée, très hiérarchisée, du PC! En ce sens, il est un peu anarchiste! Il s'agit d'abord de foutre en l'air!

1958. Il continue à écrire. Par exemple: "Mon peuple…quand cesseras-tu d'être le jouet sombre/ au carnaval des autres…" Ces autres, il ne s'agit pas du tout qu'ils soient des colons, en somme…

Donc, il ne s'agit pas du tout d'une poésie militante! Il s'agit, en s'inclinant devant l'autre en relief, de ne jamais oublier son moi profond, qui est au commandes de la vie! Moi fondamental, moi des ancêtres. D'où ce grand élan de toujours envers les peuples colonisés! Il s'agit de faire le deuil en soi de quelque chose qui a favorisé, peut-être la colonisation? Il s'agit de ne pas se laisser coloniser! Et comment? Peut-être en se sentant, envers et contre tout, aux commandes de sa vie, face à l'autre qui, par-delà tout son relief et son influence, ne peut jamais l'être à ma place!

C'est à ce moment-là, en 1960, que Jean-Toussaint Louverture, de Haïti, s'impose à Aimé Césaire comme le Nègre fondamental! On pourrait dire qu'il le reconnaît! Dans "La tragédie du roi Christophe", Aimé Césaire évoque l'histoire dramatique des Nègres Antillais, à travers un héros haïtien qui veut tellement faire le bonheur de son peuple qu'il devient un véritable tyran! Comme s'il sentait la nécessité plus que jamais de dire que la liberté ne peut être donnée de l'extérieur, mais chacun la prend en se sentant aux commandes de sa vie! De même, plus tard, il va évoquer la tragédie des Nègres africains

C'est peut-être pour cela, cette intense sensation, à la fois du point de vue des sens et du point de vue psychique, cérébral, qu'il est aux commandes de sa vie, que cela ne peut se déléguer sur personne d'autre, même pas un homme ayant un relief incroyable! Influence inoubliable et toujours actuelle du message de son père, qui, en l'engageant à étudier et à intégrer une culture supérieure, le met pour toujours dans la voie de réussir dans la voie de la liberté en étant aux commandes de sa vie, et en exigeant les conditions extérieures pour le faire!

D'où cette intense sensation de singularité! Il ne fait jamais masse! Ici, en Martinique, dit-il, ils ont toujours un Césaire au travers de la gorge! Toujours une sorte de rebelle! Rebelle à la facilité de laisser à d'autres le soin de faire advenir à la liberté! Lui ne peut rien déléguer de ce point de vue-là, c'est clair! Il gêne donc beaucoup de ses compatriotes qui sont dans l'aliénation!

Bien sûr, globalement, les Antillais l'adulent, mais lui les invitent à une longue transhumance! Commencer à transhumaner en se sentant, dans son cerveau, aux commandes! Commencer à se mettre en route! A abandonner le fantasme d'être pris en charge, et donc à ne pas avoir à faire cette révolution fondamental qui consiste à se sentir responsable de son destin? Aimé Césaire, lui, a commencé par ne pas se satisfaire d'une sorte d'esprit de la fête, les concerts, les réceptions, bref tout ce qui pouvait faire se contenter de rester localement. Lui, c'était se mettre en route dans l'ouverture du monde, et vers les autres qui l'intéressait, mais toujours avec un esprit certes curieux et affamé de culture, mais critique.

D'où sa déception devant le présent martiniquais. Devant les fleurs du mal-être!

Un grand personnage! Quelqu'un!

Alice Granger Guitard

24 octobre 2004

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