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Histoire de la poupée - Emile Brami
par Alice Granger

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Editions Ecriture.

Ce premier roman d'Emile Brami cherche comment la transmission peut se poursuivre à propos de la Shoah, alors même que les survivants se font de moins en moins nombreux. Comment en hériter, et perpétuer la mémoire, quand on n'a pas été un témoin direct de cette horreur?
L'intérêt de ce roman, c'est que la question n'y est pas du tout traitée de manière collective, mais au contraire individuelle, en ne s'écartant quasiment jamais de la question sexuelle. On a l'impression très forte, en lisant ce roman, que la transmission à propos de la Shoah est réussie justement parce qu'elle se mêle étroitement avec l'histoire d'une sorte d'initiation sexuelle spécifiquement juive. L'auteur, qui est le destinataire de la poupée, symbole sexuel évident, saura d'autant mieux en jouer ( en jouir : la poupée est aussi poupée de chair, c'est la jeune juive polonaise qui lui a donné la poupée de bois offerte par son père et emportée au camp et qui entre pour l'éternité dans la chaude mer d'été, ce qui est beaucoup plus une représentation d'un acte sexuel qu'un suicide ), jouer de son sexe enfin puissant, qu'il aura mieux entendu que la question sexuelle est loin d'être étrangère à la Shoah. Voir la question de l'impuissance chez Hitler, les nazis, et en fin de compte peut-être chez les antisémites qui, dans un premier temps, s'aperçoivent et envient la réussite en affaires des Juifs, le fait qu'ils soient cultivés, qu'ils se débrouillent internationalement, et leur attribuent plus ou moins consciemment une puissance sexuelle noircie par la jalousie. Puis, l'envie grandissant, cela va jusqu'au passage à l'acte, dont les camps et les fours crématoires sont des matérialisations horribles. L'impuissance croit pouvoir prendre possession de la puissance, et, s'étonnent les Allemands, les Juifs apparaissent impuissants à résister à leur envoi en masse dans les camps, à la confiscation de leurs biens, à leur transformation en animaux et à leur fin dans les chambres à gaz et les fours crématoires.
Ce roman semble nous démontrer que bien avant la Shoah les Juifs en savent long sur ce que la pulsion sexuelle doit à la pulsion de mort pour pouvoir sans cesse à nouveau jaillir et se développer, de la même manière que les Juifs toujours en exil sont capables à nouveau, ailleurs, de se débrouiller brillamment. La Shoah n'a-t-elle pas matérialisé à ciel ouvert, horrible passage à l'acte, quelque chose qui opère à un niveau inconscient dans le rapport des Juifs avec les non Juifs de nombreux pays de la planète?
Comment cela opère-t-il, et comment la Shoah pourrait-elle être entendue comme l'impuissance nazie à vraiment pouvoir s'approprier à leur tour la puissance juive enviée et déniée en même temps , cette impuissance conduisant à mettre en acte réellement et non pas symboliquement cette pulsion destructrice, cette pulsion de mort dont les Juifs savent à quel point elle est indispensable au renouvellement des performances de la pulsion sexuelle? C'est comme si, depuis toujours, les Juifs avaient besoin d'être fortement enviés pour leurs réussites ( avec l'impératif de réussir effectivement pour pouvoir non seulement en jouir matériellement et sexuellement mais aussi pour susciter envie et jalousie ) afin que l'envie des autres à leur égard, passant symboliquement à l'acte, soit une mise en acte de l'indispensable pulsion de mort. Comme s'il fallait une pulsion de mort mettant en acte toujours une nouvelle naissance, donc une perte, à travers l'envie des autres les dépouillant ( par exemple en les imitant donc en les reconnaissant comme enviables, comme élus c'est-à-dire comme sexuellement puissants). Cette pulsion de mort c'est aussi le sexe non seulement comme embrasement ( le four) mais aussi comme section, sexion, coupure et sacré.
Dans ce roman, les dernières pages sont très importantes. Celles qui racontent une conversation téléphonique entre l'auteur et son père réel où celui-ci lui reproche de l'avoir présenté dans le roman comme un père pauvre, malade, ne travaillant pas. Si l'auteur veut vraiment être le destinataire de la poupée, c'est-à-dire s'il veut vivre vraiment ce que le mot sexe veut dire ( et que la Shoah, en matérialisant à ciel ouvert ça a en réalité détruit ), enlacement de l'embrasement follement puissant et de la destruction ( on dit que c'est une petite mort ) , alors il doit entendre le message transmis par son père, qui est relatif à la puissance, sans doute au fait que le Juif doit se présenter en réussite, dans le relief de la réussite, s'il veut vraiment perpétuer une mémoire vivante, une mémoire en acte. L'auteur destinataire de la poupée a aussi reçu le message de son père, puisque, contrairement à ce qu'il dit dans le roman, la dernière page nous le montre marié, père de deux filles, et sans doute dans une certaine réussite.
Avant même que le roman ne raconte les persécutions des Juifs par les nazis et les antisémites, et très souvent tout au long du texte, il est question, curieusement, de la persécution ou en tout cas du mépris des Juifs ayant réussi envers les Juifs qui n'ont pas réussi, de pauvres youpins crasseux. Le père de Maria, du temps de sa réussite comme industriel, en Pologne, hait les pauvres Juifs. De même qu'il met dans des albums secrets, que la petite Maria découvrira dans la bibliothèque, toute une collection de photographies de pauvres femmes exposées nues les jambes ouvertes, comme s'il les persécutait scopiquement parce qu'elles n'étaient pas assez poupée jambes ouvertes, pas assez comme la représentation de la chose qui fait envie et qui traverse ce texte comme prostitution, comme la petite Maria est prostituée dans le camp où elle survit ainsi non seulement avec sa poupée de bois mais aussi comme poupée de chair dans son indécence primitive et adolescente. Le message du père à sa fille Maria, lorsqu'il la désigne aux nazis comme prostituée afin qu'elle survive tandis que lui est emmené dans la chambre à gaz, est aussi en direction de l'envie à susciter, l'envie sexuelle, toutes les envies, et c'est beaucoup plus qu'une question de prostitution et de fantaisies sexuelles que la petite Maria peut satisfaire. Ce qui s'écrit par ce mot de prostitution ( voir dans la Bible toutes les allusions à la prostitution ) c'est beaucoup plus une question de puissance et de puissance sexuelle déployée par les Juifs, et qui suscite l'envie jusqu'au passage à l'acte symbolique ( réussir comme eux, les imiter, se les incorporer, etc... et non pas les mettre dans les camps, leur prendre leurs biens, mais prendre de la graine d'eux, mais ça c'est déjà un message christique, prenez mon corps, prenez mon sang, le Christ était Juif ne l'oublions pas ) .
Dans le même registre de la puissance, le père de l'auteur ne supporte pas que son fils, dans le roman, le présente comme un père pauvre, malade, donc impuissant, cela ne va pas. De même, l'auteur persécute, lorsqu'il est jeune, les faibles de la communauté juive tunisienne, la jeune juive pauvre dont même le rabbin profite sexuellement. Donc, le roman fait entrevoir que la persécution veut dire aussi poursuivre, c'est-à-dire, avec l'histoire de la poupée, comment la pulsion sexuelle peut se poursuivre, comment elle a besoin de la pulsion de mort, comment il faut que ce qui suscite l'envie s'érige, telle la jeune et blonde juive Polonaise Maria que les juives tunisiennes haïssent, persécutent, parce qu'elle est supposée exciter leurs hommes.
L'auteur se demande comment se délivrer de la sensation de culpabilité. Beaucoup plus que de culpabilité et de remords nés de persécutions qu'il a fait subir à la jeune et pauvre Tunisienne et aux faibles de son enfance, ne s'agit-il pas de la culpabilité liée à la sexualité? Alors, la meilleure façon de s'en abstraire n'est-elle pas de démontrer en acte que la puissance ( d'essence sexuelle) des Juifs est enviée de tous au point que les plus envieux veulent se l'approprier? La puissance sexuelle déplacée en réussite ( et cette réussite peut être une réussite d'écrivain et répondre à la question pourquoi écrire sur la Shoah ? ) suscitant envie, se mettant en relief, permettrait de s'abstraire de la sensation de culpabilité, et ainsi le sexe pourrait profiter du passage à l'acte de l'envie suscitée.
En effet, there is no business like Shoah business . En écrivant cette phrase, l'auteur évoque la nature-même de la réussite à viser, réussite juive comme puissance enviable par ceux qui connaissent leur impuissance face à elle, aussi bien que réussite de l'écrivain qui est aussi l'écriture d'une initiation sexuelle arrivée à son terme. La Shoah business, sur quoi appuie-t-elle son succès? Justement sur le sentiment de culpabilité, sur la mauvaise conscience. Comme l'écrit Emile Brami, dans le monde d'après-guerre qui avait besoin de certitudes, les récits des survivants de la Shoah n'avaient eu très vite plus de place, la persécution et le génocide des Juifs furent refoulés dans le silence. Maintenant, c'est le contraire: l'exigence de bonne conscience donne la parole à ces récits, témoignages vivants ou bien oeuvres de fiction sur la Shoah.
Ces récits refoulés qui reviennent ne sont pas des récits parmi d'autres dans le flux continu d'informations qui se chassent les unes les autres, comme le craint l'auteur, si on prête attention à un détail très important, qui est très évident dans ce roman: le refoulé qui revient n'est pas seulement le récit de la persécution génocide des Juifs par les nazis et les antisémites ( et ceux qui facilitent ces récits le font pour manifester leur bonne conscience de n'avoir pas été des persécuteurs ), mais ce qui peut se dire à nouveau, et se dire peut-être pour la première fois c'est la persécution ( par exemple par le mépris ) de Juifs pauvres par les Juifs riches et bien intégrés, et même, comme dans ce roman, la persécution de domestiques non-juifs par des Juifs bien installés dans la bourgeoisie. Ce retour du refoulé met en relief le mécanisme de la persécution, qui a pu aller jusqu'au génocide des Juifs. Au fil de ces récits, on s'aperçoit que celui qui persécute s'acharne soit sur des plus faibles que lui parce qu'ils sont une représentation insupportable de son impuissance ( l'auteur, adolescent juif tunisien pauvre a beau s'acharner à devenir puissant, de tout point de vue, sexuel ou socialement, il n'y arrive pas, alors il persécute les faibles ou les animaux pour dénier son impuissance), soit sur des plus puissants ou plus débrouillards qui attisent la plaie de son impuissance et qu'il faut couper, faire disparaître ( les camps faisant mourir à petit feu par la faim, l'animalisation, ou bien à grand feu par les chambres à gaz et les fours crématoires, ne sont-ils pas des matérialisations monstrueuses de la jouissance sexuelle, où le plaisir est si proche de la douleur, et qui se vit dans un autre temps, temps de coupure radicale comme l'étymologie de sexe évoque la section ainsi que le sacré, de même que la Shoah écrit l'auteur se situe irrémédiablement dans un autre temps?).
La Shoah business n'est pas un business comme un autre en ce sens que ce qui est à vendre dans cette histoire, ce qui se transmet, ce qui s'hérite, c'est de l'ordre de l'initiation sexuelle réussie ( le sexuel concerne bien évidemment aussi la réussite individuelle et sociale ). Au commencement, il y a l'impuissance, la poupée entre les mains reste de bois, alors il y a persécution des faibles qui, eux, réagissent, gémissent, se laissent faire par ça qui s'acharne sur eux comme le maître sur son esclave. A la fin, il y a la puissance, la poupée de chair entre délicieusement dans la chaude mer d'été, le sexe est autre temps séparé dans le plaisir et la douleur, dans le vécu d'une sorte de non-retour. Entre le commencement et la fin, il y a l'érection d'une réussite qui est capable de susciter l'envie ( la notion de prostitution, à laquelle la Bible fait tellement allusion, c'est ce qui rend le mieux compte de cette vérité concernant ce que l'auteur appelle la Shoah business, mais qui est plus encore un business humain sur l'affaire sexuelle démontrant que le sexe dépasse largement la sphère intime ). Maître ou esclave, il faut choisir, dit le père de Maria à sa fille. Esclave: je suis entre les mains de ça qui a tout pouvoir sur moi; façon de dire l'emprise sexuelle absolue, qui s'intrique irrémédiablement avec la pulsion de mort, comme si le sexe, à chaque fois, ne pouvait se vivre que comme une sortie sans retour emportant corps et âme, sans qu'on puisse réagir, comme les Juifs se laissaient emmener sans résistance, ça les emmenait. Maître: je ne peux me laisser emmener jusqu'à cette coupure, cette section, sexion, sexe, sacré, que si je suis puissant, que si je suscite l'envie au point que de moi les autres qui me jalousent peuvent prendre de la graine, de la puissance, de l'imitation anthropophagique, voire christique, que si je peux leur vendre de ma puissance et que dans ce sens-là prostitution veut dire écriture de la vente, que si je les persécute en leur faisant ressentir l'envie, la jalousie au point qu'ils veulent être pareils, également puissants, au point qu'ils veulent s'incorporer moi, et ce que je dois réussir à leur vendre, c'est la poupée non pas de bois mais de chair vive, la poupée avec laquelle ils sachent jouer, je dois leur vendre quelque chose qui les fasse advenir à la puissance sexuelle sinon la Shoah pourrait se reproduire.
La Shoah ne serait-elle pas le négatif de sexe ( entendu dans son étymologie de coupure et de sacré, ceci qui s'effectue dans l'acte sexuel ), la monstrueuse et pitoyable histoire d'une impuissance? Les antisémites, c'est comme s'ils refoulaient l'envie suscitée en eux par ces Juifs se distinguant par des réussites diverses s'affirmant comme puissance, voire comme puissance sexuelle, et préféraient faire disparaître ça ( par exemple par l'extermination, qui fut le moyen le plus radical ) pour faire disparaître leur envie plutôt que de se donner les moyens d'en prendre de la graine et donc d'arriver à une réussite similaire stimulée par la jalousie, comme de prendre son plaisir avec la prostituée douée pour apprendre des tas de choses inconnues. La prostituée n'étant bien sûr pas seulement une femme, une poupée de chair, mais surtout la réussite juive faisant envie.
Il est bien sûr difficile d'écrire la complexité de l'être humain qui se livre dans ce beau roman. J'ai juste essayé.

Alice Granger

 

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