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La grande errance - Suzanne Bernard
par Alice Granger

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Editions Stock,
réédition au "Grand Livre du Mois."

"Vivre en se mourant", cette phrase d'Alain de Lille citée par Suzanne Bernard pourrait bien être le maître-mot de ce livre, "La Grande Errance".
Et aussi cette phrase d'Epictète prononcée par l'Ermite, un des personnages principaux du roman, "Une sage lenteur a raison de la hâte".
En effet, comme dans "La Malevie", dont "La Grande Errance" est la suite, il s'agit dans ce livre si bien écrit de la jouissance, uniquement de la jouissance, partout, tout le temps. Et la jouissance, lorsqu'elle accapare tout, est en effet moyenâgeuse, et c'est pour cela que Suzanne Bernard, comme toujours, a très bien choisi son époque pour traiter de son thème favori.
Au-delà des querelles sur le Bien et le Mal, sur la corruption du temps, sur les méfaits de l'argent, il s'agit d'un livre sur une certaine forme de sexualité.
Vivre en se mourant, n'est-ce pas une très belle et très vraie définition de la jouissance totale et éternisée? Au temps de la jouissance il n'y a pas de demain. Et il n'y a pas de désir. La seule préoccupation est celle de faire revenir la jouissance, de la retenir, de la retrouver.
Et l'Apocalypse, la Fin, par l'annonce de laquelle s'ouvre le roman, n'est-ce pas aussi un des noms de cette jouissance, lorsqu'elle est poursuivie tout le temps avec le sentiment qu'on ne peut pas la posséder, qu'elle incite à la violence, aux massacres, à la corruption?
Pas question, dans ce deuxième roman comme dans le premier, de renoncer à cette jouissance totale . Cela est symbolisé par cette Marion et son bordel dans la Forêt, auquel elle tient, on le sent, par-dessus tout.
Il s'agit, dans ce roman, de rester pour l'éternité au pays de la jouissance. Comment? En obéissant à la phrase d'Epictète, par la sage lenteur. Le désir d'autre chose que la jouissance ne naît jamais. L'autre vie qui s'ouvrait à Rémi le Borgne à la sortie du tunnel, à la fin de "La Malevie", c'est l'autre face du Mal, du Bordel public, de l'Apocalypse, à savoir le Bien, la Pureté, qui vont impliquer une gestion de la jouissance par la chasteté, pour la retenir éternellement dans aujourd'hui. Cela se sent jusque dans le temps de ce roman, qui est beaucoup plus lent, ralenti, par rapport à "La Malevie".
La chasteté, thème cher à Suzanne Bernard, met en scène des personnages très forts, l'Ermite, Dame Ameline, les Béguins qui ont échappé à l'Inquisition ( à la jouissance effrénée, à ce bûcher?). On dirait qu'il s'agit, par cette chasteté, de contrebalancer, par exemple par la retraite dans une île au milieu des marais, le pouvoir exorbitant de la Femme, à savoir de cette lune, " l'astre errant qui produit la folie" qui fait se rétrécir et disparaître le soleil.
Chasteté pour ne pas renoncer à la jouissance, pour ne plus être des brigands en train de se la voler en massacrant et violant, mais pour la retrouver, la retenir, la ressentir éternellement. Peut-être y a-t-il dans cette question de la chasteté l'idée d'une régénération de la Femme?
Il reste dans les marais, l'Ermite. Il ne renonce pas. Image féminine.
Comme en témoigne si bien l'Ermite, la chasteté ne libère pas la chair, bien au contraire ! La jouissance habite pour toujours la chair ! C'est comme une lèpre qui ronge. Ceux qui n'y ont pas renoncé sont à l'image des lépreux qui habitent le refuge des Yeux Blancs ( remarquable image de la jouissance).
Par la chasteté, l'âme et la chair sont la même chose. L'hystérie est la réussite de l'éternisation de la jouissance dans la pureté.
Comme il est bien choisi, le prénom de Dame Ameline, liée à l'Ermite par un amour chaste et absolu ! Dans Ameline, il y a le mot "âme", donc l'éternité de la jouissance retenue, de la jouissance possédée, gérée. ( C'est par Ameline, puis par l'Ermite, que Rémi le Borgne est sauvé).
Parfaitement en symétrie de l'amour chaste d'Ameline et de l'Ermite, il y a l'aventure érotique de Marion avec le chevalier Mauduit. Retirés dans un château isolé, ils mettent en pratique le traité d'érotisme écrit par les Sarrasins, sans avoir le temps d'expérimenter toutes les postures indiquées. Mais l'important c'est ensuite la mort du chevalier, apparemment à la guerre, mais en fait dans cette poursuite-là de la jouissance, qui est mortelle. C'est pour cela que le chevalier meurt damné, c'est-à-dire sans avoir pu réellement posséder entre ses mains la jouissance, malgré le traité. Le traité ne parle pas, évidemment, de la chasteté....
Si les personnages de ce roman n'avaient pas connu les effets désastreux de la jouissance effrénée ( dans le Bordel de la Forêt par exemple, mais aussi ailleurs, dans un monde pour cela corrompu, pourri), ils n'auraient pu arriver à l'autre face de l'Apocalypse, à savoir la pureté, le Bien. La suite logique de la jouissance sauvage au coeur de la Forêt, dans le Bordel organisée par la Femme, bien sûr terriblement idéalisée et elle-même éternellement attachée à la jouissance comme à un souvenir ancien, est la chasteté qui permet autant de la retenir que de la retrouver. Deux faces d'une bande de Moebius, peut-être.
Comme le lui conseille l'Ermite (éprouvant désormais dans sa chair la jouissance éternisée, comme une lèpre secrète en train de l'emporter), Rémi le Borgne ( un seul oeil pour ne voir que la direction de la jouissance) se garde désormais du "Prince des ténèbres". Après avoir tué Bailli, le vieillard libidineux ayant causé la mort, entre autre, d'une pure jeune fille, Rémi le Borgne revient vers Marion, la maquerelle, avec laquelle il va vieillir, autre image de la jouissance gérée. De public, au sein de la Forêt de pierres, le bordel devient privé (le mariage comme un bordel privé).
Nous devinons, à travers l'expérience de l'Ermite, quel sera désormais le temps. Dans les jours qui passent, ce qui fait événement appartient à la nature, retrouvée, l'éclosion d'une fleur, la poussée d'un légume, la découverte de plantes médicinales. Une curieuse médecine s'enseigne en effet à travers les paroles du savant Ermite, n'ignorant ni le grec ni le latin.

Pour conclure, parlons un peu de la langue de ce roman. Les mots du Moyen-âge, que Suzanne Bernard a retrouvé par un travail sans doute très rigoureux, et qu'elle a su superbement intégrer à sa langue, conviennent à merveille à la jouissance. Mots robustes, odorants, tonitruants, blasphématoires, mots qui font voir, entendre, sentir, toucher, goûter...

Alors nous attendons la suite, le fil logique de cette histoire...

Alice Granger

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