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Paul Léautaud , l’écrivain du quotidien
par Pierre Lalanne

Paul Léautaud

On se souvient peut-être des dernières années de celui qui fut, des décennies durant, le Secrétaire du Mercure de France et, sous le nom de Maurice Boissard un critique de théâtre impitoyable. On conserve de cet homme l'image d'un vieil ermite rabougri et édenté au regard perçant et malicieux, le chapeau déformé, les habits en haillons et le chiffon autour d'un cou décharné. Clochard littéraire, on se remémore Paul Léautaud déambulant avec ses sacs remplis de nourriture pour ses bêtes dans les rues de Paris. On se souvient aussi de lui comme un être hargneux méprisant tellement les humains qu'il s'exila et transforma son pavillon de Fontenay-aux-Roses en refuge pour animaux abandonnés.

Dans l'introduction de sa correspondance avec Léautaud, Marie Dormoy raconte sa première visite à Fontenay où l'odeur acide de l'urine de chat prend à la gorge, étouffe et paralyse, elle doit sortir, respirer, se remettre du choc et c'est peu à peu avec doigté qu'elle apprivoisera quelque peu le " détestable " personnage qu'elle admire profondément. Il disait préférer largement la compagnie des chiens et des chats à tous les bipèdes de la terre, qu'ils soient masculins ou féminins n'avait aucune espèce d'importance. Vers la fin de sa vie, il fait le décompte des bêtes mortes et vivantes qu'il avait arraché à l'errance. Un décompte impressionnant, une sorte de liste naïve de ses conquêtes amoureuses. Il tient à jour un plan de son jardin où sont inhumés ses êtres chers et se remémore occasionnellement le caractère de chacun d'entre eux.

À première vue, Léautaud n'aura laissé que ces quelques images amusantes et sympathiques de son amour envers les animaux et de son aspect physique non conventionnel. Il est toujours surprenant de constater comment on peut réduire la vie d'un homme à quelques photographies parues un jour dans " Paris-Match ". Léautaud est resté un être marginalisé dont l'image qu'il donnait est plus importante que la richesse de sa personnalité et de son écriture.

Il n'existe pas de différences et de frontières entre l'écrivain et l'individu, Léautaud a réussi parfaitement la symbiose entre l'écriture et l'homme qui l'habite au quotidien. Nous sommes en présence d'un être unidimensionnel absolument concentré sur lui-même où le processus qui engendre l'écriture, ce qu'il appelle la rêverie, est plus important que l'acte d'écrire. L'ensemble de ses textes nous conduit dans les tourments de son vécu, ses déceptions, ses douleurs, ses échecs et sa souffrance d'être un rejeté. Émotionnellement impudique et solitaire, il illustre, au travers sa modeste vie, la réalité secrète de chaque être. Léautaud est en quelque sorte un anarchiste de l'écriture où sa liberté d'homme et de penseur est son unique bouée et prime sur l'accessoire : publication, reconnaissance et argent.

C'est donc son quotidien qu'il exprime ainsi sans réserve, son enfance, son travail au Mercure, ses bêtes, ses relations avec " le Fléau ", sa maîtresse, les écrivains qu'il fréquente et la bêtise ordinaire des gens qui l'entourent. Il ressasse, mélange décortique et interprète inlassablement ces ingrédients dans ses " voyageries " imaginaires pour ensuite les transposer sur le papier. Il assimile parfaitement son environnement ce qui lui permet de comprendre la réalité qu'il doit affronter au jour le jour. Léautaud aime s'attarder dans un décor recréé qu'il peut modeler et interpréter à sa guise et selon l'intensité de ses émotions. Tout au long de sa vie, il aspirera à cet état second, à la paresse et aux souvenirs des plaisirs de la chair et c'est cette vision qu'il désire par-dessus tout nous transmettre, comme un idéal de liberté.

Il n'est donc pas surprenant de l'entendre affirmer et répéter inlassablement à qui veut l'entendre, qu'il écrit strictement pour son plaisir. C'est-à-dire pour lui-même et sans se soucier des éditeurs, des critiques et des lecteurs. Léautaud déteste les histoires de fiction. Il préfère la vie : en direct et sans artifices. Du même souffle et pour mieux justifier ce choix face aux autres, il jure ne posséder aucune imagination et encore moins l'intelligence nécessaire pour écrire autrement que sur lui-même.

Ainsi, publié au début du siècle précédent, " Le petit ami " le plus roman de ses écrits aura un certain retentissement dans le milieu littéraire de l'époque, le livre explique sans fards les retrouvailles de Léautaud avec une mère qu'il n'a jamais connu et nous plonge dans des relations difficiles aux parfums d'inceste non consommés. Pourtant, malgré un succès certain auprès de ses pairs et l'insistance des éditeurs, Léautaud n'acceptera jamais une nouvelle publication du " Petit ami ".

Insatisfait, il allègue vouloir en reprendre l'écriture, y ajouter un chapitre ou deux et retrancher tout ce qui n'est pas essentiel à la compréhension du texte. L'écriture se doit être dépouillée, limpide et se limiter uniquement à l'idée que l'on désire exprimer. Malgré ses promesses et quelques tentatives infructueuses, il ne refera jamais " Le petit ami " même si plusieurs lui prédisent le goncourt pour un ouvrage un peu plus volumineux. Il aurait certes apprécié l'argent accompagnant le titre pour le sortir de la pauvreté mais, intransigeant, Léautaud crie que celui qui accepte un prix littéraire, commet un acte de prostitution inqualifiable et troque son indépendance et sa liberté.

Autre récit, " In memoriam " raconte rudement et cyniquement l'agonie et la mort d'un père qu'il n'a jamais aimé, son style direct et apparemment sans émotions lui fut alors reproché. Léautaud déteste ce qu'il nomme dédaigneusement les " faiseurs de phrases ", pour lui l'écriture se doit d'être sans concessions, la mort ne mérite pas de dentelles ni de pleurs inutiles, c'est la vie qui compte. Le meilleur des textes est celui du premier jet, sans ratures et sans rafistolage. Il se vante d'avoir écrit ses " Propos d'un jour " en une matinée en nourrissant ses chats.

Il n'y a pas lieu de s'étonner que la rédaction de son oeuvre majeure, le " Journal littéraire " devienne aux cours des années sa principale activité d'écrivain. Il s'agit en fait de l'encadrement qui répond le mieux à ses besoins d'écriture. Négligeant les premières années, il en vint rapidement à y consacrer la totalité de son énergie littéraire. Sur plus de 50 ans, Léautaud y transcrit avec la franchise de ses convictions, son style direct et souvent acerbe, ses impressions et opinions ainsi qu'un portrait passionnant de ses rencontres avec les écrivains de l'époque.

Au-delà de sa nature indépendante et du plaisir égoïste à tenir son journal, Léautaud est un témoin exceptionnel de son temps et du monde littéraire qu'il côtoie et critique sans jamais vraiment le fréquenter. En effet, la plupart des écrivains tenant un journal ont en tête la postérité et écrivent en fonction des lecteurs et des critiques, comme pour préserver la perfection de leur image jusque dans leur intimité. Léautaud n'a pas cette prétention et ne ressent pas le besoin de justifier ce qu'il est. Son écriture reflète la pensée d'un homme au-dessus de ses semblables, des critiques et du paraître. Il déteste toutes les formes de compromis.

Le rituel autour de l'écriture est aussi très important, le silence, la plume d'oie et la lueur de la chandelle constitue l'environnement qu'il défend avec acharnement. Il refuse systématiquement l'envahissement de la modernité du xxe siècle et l'installation du téléphone est l'unique concession qu'il fait à Marie Dormoy. Ainsi, dans son pavillon de Fontenay au centre d'un jardin à l'abandon, seul avec ses bêtes et sa rêverie, années après années, les pages du journal s'accumulent pêle-mêle dans un coin d'une pièce à la merci de la première catastrophe venue.

Bien sûr, il désire secrètement que son journal soit un jour publié, il en offre parfois quelques extraits à des revues, mais l'énergie et la discipline de s'occuper de sa publication lui manque. L'accumulation de cinquante années de pages volantes non-classées, difficilement déchiffrable et ponctués de collages et d'ajouts représentent un défi considérable. C'est à l'acharnement de Marie Dormoy qu'il doit la parution des premiers volumes de son journal tout juste avant sa mort.

Lire les milliers de pages du " Journal Littéraire " de Paul Léautaud, c'est accompagner intimement la pensée entièrement indépendante de cet homme. Il critique, France, Gide, Duhamel, Valery et les autres sans retenues, des pages superbes sur son antimilitarisme et d'autres morbides sur sa passion de la mort et des funérailles. Les pages sur l'occupation et particulièrement la description des jours précédant et suivant l'entrée des Allemands dans un Paris déserté par sa population sont superbes de dénuement et d'intelligence. Parfois il choque par son intolérance envers les enfants et sa tendresse maladive envers les animaux ou c'est l'amusement envers sa naïveté devant ses relations absolument tordues avec le Fléau. Il gêne lorsqu'il écrit sur sa mère, la saga de la dernière lettre qu'il n'a jamais osé décacheter de crainte d'y lire la fin d'un amour.

Lire " Le Journal littéraire " c'est vivre avec Léautaud dans son pavillon insalubre et en ruines avec l'odeur des animaux. C'est le voir vieillir très lentement dans un dénuement inquiétant; c'est d'être chassé du Mercure après tant d'années de loyaux services, souffrir de la faim et du froid après la Libération et se demander s'il a suffisamment de bougies et de papier pour écrire et de combustible pour passer l'hiver. C'est ressentir amèrement la jalousie du Fléau et jouir avec lui des maigres plaisirs qu'il parvient à lui arracher. C'est le suivre pas à pas dans les rues de Paris chez les libraires, les marchands, au théâtre, le voir s'acharner à écrire malgré tous ceux qui meurent autour de lui en songeant à sa propre fin.

La dernière page, les dernières lignes, quelques jours avant sa mort, c'est décliner en sa compagnie et mourir avec lui en pensant qu'il s'agit de notre propre vie qui s'enfuit après tout ce temps passé en secret avec ses souvenirs. Après, lorsque tout est terminé, le pavillon vidé et les bêtes dispersés, il ne reste qu'un immense vide et une peine lourde qui s'incruste telle une blessure. Un deuil! Aucun livre, aucune saga littéraire ne touche autant par sa simplicité et sa véracité que la vie de cet homme uniquement au service de l'écriture et de l'indépendance de l'esprit.


Pierre Lalanne

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