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Sur la scène comme au ciel - Jean Rouaud
par Irma Krauss

Jean Rouaud


Editions de Minuit 1999


Me reviennent en mémoire, ces deux réflexions de l'écrivain autrichien Peter Handke - sur la création littéraire - à la fin de la lecture de Sur la scène comme au ciel  et de la relecture de Les champs d'honneur  de Jean  Rouaud .

" L'expérience de la vérité, lorsqu'on tente d'en faire le récit, fait naître, d'elle-même, l'invention. Les circonstances extérieures de cette expérience se décalent alors nécessairement pour rendre la vérité sensible, puis elles reprennent leur place dans l'invention. La narration qui invente est donc, pourvu que j'aie fait cette expérience de la " vérité ", un objet d'évidence. Et comment puis-je savoir que j'ai fait l'expérience du vrai ? - il faut absolument que je le raconte. "

" Toute oeuvre doit rendre consciente une nouvelle possibilité du réel encore inconsciente, une nouvelle possibilité de voir, de parler, de penser, d'exister. "

Cela m'incite fortement  à penser que Rouaud - à l'instar du fameux Handke - fonde son écriture sur une reconduction de la "vérité" de la présence du narrateur - au monde : la parole du monde - à tout le moins celle d'un chatoiement du monde où l'oeuvre jaillit.

Du Rouaud ce n'est pas du Handke - certes ; néanmoins on peut sans extravagance, me semble-il, trouver des lieux de convergence - de coïncidence - entre ce monde-là et celui de Handke. Intuitions. Épiphanies. Métaphores. Jeux formels. Tentation avouée et assumée de l'histoire d'un récit ou le récit d'une histoire. Jeu de va-et-vient entre les pronoms définis et indéfinis pour parler de soi-même ou de quelqu'un d'autre. Alternance des adjectifs possessifs pour dire le même autrement créant ainsi une espèce de tournis entre une distanciation ou un rapprochement du sujet lui-même ou du sujet observé.

Gémellité (les jumeaux ne sont pas nécessairement des personnes identiques) dans l'acuité extraordinaire du regard d'où émerge - par la puissance des mots - des images d'une beauté fulgurante et un désir de mise en abyme de l'écriture où l'écrivain s'écrit (s'inscrit dans l'oeuvre ) en réfléchissant sur l'oeuvre à faire. Une idée, non plutôt une observation attentive et fine emplie de tendresse pour les faits et gestes des gens simples. Une tendresse présente, toujours, mais jamais appuyée, jamais pathétique ou complaisante. La tendresse ne porte pas, elle soulève. La férocité crue y séjourne aussi, bien sûr, puisqu'elle est le pendant horrifié et logique de la tendresse.

Chez Rouaud comme chez Handke les choses sont vues, senties, saisies et décrites avec une telle intensité et une telle lenteur dans la précision que l'émotion se renouvelle. Elle s'offre en pièces détachées. Elle joue à cache-cache. Même la banalité devient émouvante.

J'essaie, je tente de dire par là que le bouleversement se fait autant par la puissance de l'image mis en mots que par l'impuissance des mots - pauvres laissés-pour-compte - pris en compte comme tel et mis en images dépouillées, petites étoffes en lambeaux - la vision d'un cri est plus forte que le cri lui-même. Inexplicable certes, mais c'est ainsi. Cela pourrait sembler un simple jeu de mots et de renversements de mots; mais ce n'est pas cela en fait. Il s'agirait plutôt en ce qui me concerne de faire un effort pour mettre au jour une singularité, à défaut de la creuser plus tard, c'est-à-dire à cet instant rendre intelligible cette élaboration d'une approche intuitive du pictural dans et à travers le littéraire. Je ne parle pas de cinématographie, loin de là ; je parle de peinture - le lieu de retrait par excellence de l' insoutenable silence. Le silence n'est pas dans le non-dit de l'écriture, pour moi ; il est dans l'oeuvre picturale et dans l'oeuvre sculpturale. Uniquement là. Le silence est la genèse de la création. L'aboutissement du silence est dans la peinture et la sculpture. Uniquement là. Dans la création, s'entend.

Donc espace littéraire de ralentissement, d'immobilité feinte, pour que surgisse le nomadisme, celui qui importe car le nomadisme né du ralentissement et de l'immobilité feinte renvoie aux possibles de l'homme. Le lecteur fait partie de l'oeuvre. Le lecteur est un inavouable narcissique. L'oeuvre est autonome et l'artiste est assurément le premier à vivre cette autonomie. Après l'oeuvre pense et vit uniquement par le lecteur.

Mais où est donc passé Sur la scène comme au ciel de Jean Rouaud dans ce texte qui avait la prétention d'en porter l'intitulé ? Je répondrais partout dans chacune des lignes même. Allons, donc ! Mais si ! Prouvez-le ! D'accord ! Alors voilà ! La lecture c'est aussi l'après-texte dit savamment "Wirkungsgeschichte"  l'aventure du texte. Sur la scène comme au ciel m'a donné tout ce tissu de ramifications, je n'ai eu qu'à faire la finition. Tout était là. Palimpsestes et strates comme toujours! Il ne s'agissait pour moi que d'être attentive et de laisser monter le texte. C'est celui-ci plutôt qu'un autre qui est monté. C'est tout. Exigence Littérature c'est peut-être ça après tout : lire autrement pour écrire autrement. Sans filet!

 

Irma Krauss

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