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Gros Mots - Réjean Ducharme
par Irma Krauss

Réjean Ducharme

Éditions Gallimard, 1999

Réjean Ducharme est une rareté dans le monde littéraire. C'est un écrivain qui écrit, un point c'est tout. Jamais il ne donne d'entrevues.

De lui nous connaissons une vieille photographie en noir et blanc qui date de plus de trente ans, où il ressemble assez comiquement  à un jeune étudiant en théologie.

Il vit à Montréal, semble-t-il. Mais bien malin celui qui pourrait prétendre savoir où exactement. Et avec ce seul vieux cliché photographique, comme pièce justificative, qui oserait dire, sans fanfaronner, regarde là, mais non juste là c'est Réjean Ducharme, je te jure, incroyable, il n'a pas pris une ride en six lustres.

Et à bien penser, qui cela intéresserait-il de zyeuter un écrivain qui écrit, un point c'est tout ?

Dans le fond la littérature comme l'art c'est bon aussi pour pavoiser dans le in, alors aussi bien choisir de préférence un écrivain qui a le don de l'ubiquité. Il faut être in si on ne veut pas être out - disgrâce des disgrâces. Résolument postmoderne.

Si on ne passe pas à la télé, c'est parce qu'on n'est pas important. Je n'invente rien, j'aurais été incapable d'inventer une telle chose. Je l'ai vue et entendue à la télé de la bouche d'un cinéaste, d'un journaliste/biographe, d'une speakerine branchée et d'une présentatrice de variétés qui se congratulaient tout simplement d'être là devant nous - la masse opaque de corniauds anonymes assis devant le petit écran et végétant dans notre banalité tristounette.

Alors maintenant lors d'une nouvelle rencontre ma première question c'est êtes-vous déjà passé à la télé ? Instantanément je sais si j'ai affaire à une personnalité vip ou a une banalité affligeante - c'est le sésame ouvre-toi par excellence.

Donc quand on est important on passe à la télé, on fait des séances de signature et on s'active pour faire de l'après-vente à moins que ce soit de la pré-vente, je ne sais plus trop. Un écrivain qui écrit, un point c'est tout, cela ne fait pas imposant, tout au plus cela fait-il insolent et prétentieux.

Un écrivain, c'est connu, c'est un moi garanti, un narcissisme mur à mur déployé. Cependant, je ne crois pas tellement, en ce qui me concerne, à ce moi exhibé sur toutes les coutures - qu'il s'agisse de points de faufilage faits à la main ou de points plus costauds faits à la machine. J'aurais plutôt tendance à soutenir que l'écrivain serait un moi flottant aussi flottant que le moi du lecteur. Et pour raffiner les choses dire que la tentative de cerner le moi est l'aventure de toute une vie - en fait, je pense qu'on ne peut que tourner autour de cette question du moi (comme du toi, d'ailleurs), mais je ne sais pas si on peut jamais y répondre adéquatement. De là à prétendre que l'écrivain tente inlassablement, à travers l'écriture de trouver son identité, il n'y a qu'un pas, et je le franchis.

Pessoa a écrit que la littérature, comme toute forme d'art, est l'aveu que la vie ne suffit pas. J'inclurais à cela que l'identité est une quête qui passe par l'art parce que la vie seule ne peut y suffire. Et que la littérature pérégrine admirablement vers ce lieu mouvant et privilégié, pour y trouver un semblant de solution, sans cesse renouvelé et renouvelable ; car, on ne peut, à mon sens, que tourner autour de cette question troublante (tourner autour, tourner avec) Qui suis-je ? Que sommes-nous ?

Mais bon, on tâtonne tous avec plus ou moins de lucidité ou de doigtée pour se fortifier dans ce moi bringuebalant furtif et multiple. À la différence de l'écrivain qui lui par nécessité ose plonger dans l'abîme de son enchevêtrement, de son emmêlement : moi, c'est moi. Essayant de se frayer un chemin vers son moi insaisissable et la réalité. Se définissant sans trêve pour aller avec une clarté accrue vers son individualité.

Étant donné que le Réjean Ducharme des Gros mots est un écrivain qui ne fait pas partie d'aucun jet-set littéraire et qu'il n'est pas quelqu'un d'important - selon la logique télévisuelle développée en long et en large par les quatre têtes de noeuds proéminentes pré-citées - qu'est-ce qu'on fait ?

On parle du livre et on se réjouit de trouver enfin un écrivain qui a compris que l'oeuvre surpasse l'écrivain. Et que les commentaires ne lui appartiennent pas. Pas à lui. Plus à lui. Toute oeuvre parle par elle-même. Sa force ou sa faiblesse réside là. Ce qu'en dit l'écrivain après s'avère quantité fort agréable mais négligeable, quant à moi. On ne peut pas être écrivain et exégète simultanément. Ce qu'a voulu faire ou tenter de faire l'écrivain vit dans l'oeuvre. La parole de l'écrivain se noie dans le superflu si elle essaie de démontrer ce que son travail n'a su insuffler. L'écriture s'incarne dans le corps à corps avec la chair des mots et se love dans la voix qui est une petite musique.

La musique de Ducharme des Gros Mots est digne de la musique contemporaine : belle, compliquée, contrapuntique. Elle tient aussi de l'opéra puisque les voix des personnages s'y superposent en choeur.

Dans Gros Mots, il y a une esthétique de l'empathie toute particulière qui est propre à l'écriture de Ducharme. Les protagonistes sont tous de paumés et ceux-ci vivent à la limite de la lie de la société. Embués par l'alcool, faisant l'amour par détresse, cherchant dans l'indicible quelque chose de dicible. Égarés, perdus, foutus, gagnés dans un vortex spéculaire où les miroirs éclatent comme l'amour vole en éclats par manque d'incubation. On ne peut aimer quand on ne s'aime pas. On ne peut pas aimer lorsque on n'a jamais été aimé.

Personnages hors normes, des exilés de l'intérieur emmurés dans une vie qui les malmène et qu'ils malmènent eux-mêmes. Affligés d'une immense tendresse désaccordée qui leur colle aux poumons et qu'ils souhaiteraient épousseter pour crier avec fracas leur mal de vivre. Les personnages ducharmiens peuvent gueuler mais ils ne peuvent pas crier. Crier demanderait une force qu'ils n'ont plus. Pris, englués, irrémédiablement seuls et pourtant solidaires de leurs effrois. Passionnément vivants.

Des enfants assassinés qui tirent leur grandeur de ne jamais avoir à devenir des adultes. Grandeur exhumée aussi d'une langue choc travaillée par un laborieux dynamitage de la langue parlée et écrite. Une langue jouissive qui joue et se déjoue des mots.

Gros Mots livre inénarrable et difficile d'accès : où les voix déchirées des éclopés de la vie s'envolent tel une mélopée où l'impuissance de vivre se transmue en fatum.

Magnifiquement bouleversant !

 

Irma Krauss

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