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Plateforme - Michel Houellbecq
par Frédérique R.

Michel Houellebecq

Flammarion 2001


Il est curieux de penser à tous ces êtres humains qui vivent une vie entière sans avoir à faire le moindre commentaire, la moindre objection, la moindre remarque. (p.364)

 

 

D’abord la couverture, étrange, inhabituelle, faite pour attirer l’attention, avec au-dessus du nom de l’auteur, et comme en épigramme au titre lui-même ceci : « AU MILIEU DU MONDE », écrit en majuscule. Puis en dessous de celui-ci : « roman », souligné à l’encre rouge…

Qu’est-ce qu’une « plateforme » ? D’abord, habituellement, cela s’écrit en deux mots, mais ici les deux mots sont liés. Inséparable donc, la forme de cette platitude. S’agit-il d’un aveu quant à la démarche de l’auteur, quant à son style, son mouvement ? Quelque chose qui dirait : oui, eh bien j’assume ce mouvement plat, cette forme étendue qui fait comme un terrain. Oui… mais situez-moi en hauteur, considérez-moi à la fois comme « au milieu du monde » et en retrait de celui-ci. Dans cet intervalle, dans ce va-et-vient indicible, dans cette contradiction.

Une plate-forme donc que ce livre, un lieu d’où l’on peut mieux voir, d’où l’on a une vision surplombante. Paradoxe évidemment : peut-on être au milieu et au-dessus en même temps ? Gageons que ce soit dans ce paradoxe que se situe l’intention d’écrire de Michel Houellebecq. Tantôt dedans, tantôt dessus, tantôt dehors, tantôt à l’intérieur, comme pour le sexe en somme. Situé en hauteur donc, pour ne pas dire en AUTEUR, dans un rapport au monde de domination, de surélévation, plane. L’auteur, le livre : un plateau continental.

Un narrateur, pas franchement dans le monde non plus, qui a ceci de comparable avec le narrateur proustien - outre le fait qu’il se confond avec le héros et qu’il porte le prénom de l’auteur - qu’il regarde depuis l’extérieur, le dehors, depuis sa cellule, son refuge, le livre.

Toutefois, une plate-forme, si je consulte mon dictionnaire, c’est aussi au sens politique, un ensemble d’idées constituant la base d’un programme politique ou revendicatif. Et dans un sens, c’est bien de cela dont il s’agit, aussi. Notre héros suscite, en effet, un projet au cœur du livre, celui de  rendre le monde au sexe, de rendre aux hommes le désir, de leur autoriser le plaisir, la jouissance. D’en passer par une révolution (des mœurs), de bouleverser tout cela, d’organiser le commerce des corps pour qu’il soit plus facile, de transformer les séjours types bien connus en séjours érotiques.

L’histoire se déroule entre la Thaïlande et Cuba, avec de brefs séjours à Paris. Le narrateur y rencontre une prostitution organisée et déculpabilisée, chose inconnue en Europe occidentale. Le rapport au sexe, semble nous dire Houellebecq, est symptomatique du rapport au monde. En Thaïlande par exemple, il est facilité, tandis qu’en occident il est devenu presque impossible. Aussi…

 

Dès qu’ils ont quelques jours de liberté les habitants d’Europe occidentale se précipitent à l’autre bout du monde, ils traversent la moitié du monde en avion, ils se comportent littéralement comme des évadés de prison. (p.34)

 

C’est exactement ce que fait notre héros : il part, il fuit. Il prend quelques semaines de vacances en Thaïlande, là où les filles sont réputées pour faire divinement l’amour. Il y rencontre Valérie, qui fait aussi partie du groupe de touristes, mais avec qui rien ne se passe, jusqu’au retour à Paris.

Ce qui lui plaît chez elle, ce qui le rend peu à peu attaché et amoureux, c’est cette chose étonnante, dit-il : qu’elle aime faire plaisir. Il dit : Voilà ce que les occidentaux ne savent plus faire. Ils ont complètement perdu le sens du don. Ils ont beau s’acharner, ils ne parviennent plus à ressentir le sexe comme naturel. Non seulement ils ont honte de leur propre corps, qui n’est pas à la hauteur des standards du porno, mais, pour les mêmes raisons, ils n’éprouvent plus aucune attirance pour le corps de l’autre. Il est impossible de faire l’amour sans un certain abandon, sans l’acceptation au moins temporaire d’un certain état de dépendance et de faiblesse. (p.254)

Quelque chose d’important est dit ici : les pratiques sexuelles, ou l’absence de ces pratiques, ou la forme perverse de ces pratiques, représentent, stigmatisent le manque, le défaut qui provient des régions affectives de l’être. Or rien n’est plus difficile que d’accepter de se perdre lorsque l’on est fragile à cet endroit là, capable de sombrer. On ne peut accepter de se donner et de se perdre que lorsqu’on va bien, en somme, ou à peu près bien.

Or, le problème est que les gens ont besoin de sexe car A part dans l’acte sexuel, il y a peu de moments dans la vie où le corps exulte du simple bonheur de vivre, est rempli de joie par le simple fait de sa présence au monde (p.328)

Finalement, dépossédé de réel désir de vivre, sauvé par la seule présence d’une femme qui doit mourir, qui est mortelle, Michel revient après ces brefs moments de pur bonheur à son état initial, dépressif et solitaire, et ainsi rejoint le statut de l’écrivain sur sa plate-forme, au milieu et en même temps excentré du monde, dans un rapport à la fois de déni et d’acceptation, rapport ambigu car il n’est pas de ceux qui font des révolutions lui, sa plate-forme n’est pas politique, elle n’existe au contraire que « hors le monde », hors l’Etat, hors la cité. Dans un espace d’écriture, de fiction, de « roman », seul espace où il soit possible, sans doute, à un homme comme lui, d’exister, de produire et d’agir. De parler. De raconter.

Dépossédé de tout, car le terrorisme lui a volé sa femme, et qu’il n’a pas d’ami, pas de famille, pas de désir, Michel se met donc à écrire, à commenter, à remarquer. Comme au milieu du tout qu’il observe, mais pourtant en dehors, avec ce décalage entre le temps de la vie et celui de l’écrit. Il commet un récit rétrospectif de ce qu’il a déjà vécu. Et nous, on revient à lui, seul. On le croyait dans le monde, il en était bien en dehors. Il était là-haut, sur sa plate-forme d’écriture, en train de s’observer lui-même, de se raconter et de voir le monde, ne lui appartenant que de façon négative donc.

Dernier point, dernière remarque en aparté, il est significatif que le roman s’ouvre sur la mort du père, sur l’anéantissement du rôle de celui qui doit guider et juger, qui signifie l’ordre et la raison, qui se situe au-dessus, lui aussi, comme sur-le-moi. Tout est permis dès lors, le père n’est plus. Le juge est mort, Dieu est mort. Le héros peut dire ce qu’il veut, il peut se confondre avec sa médiocrité et dire les choses les plus immorales possibles. Il est seul juge de lui-même. Rien ne viendra le sanctionner, rien sauf la mort peut-être, à nouveau, mort de l’amour, de l’autre, du seul autre possible, rien sauf la mort et cette autocritique tout de même, en filigrane, inscrite partout.

 

Frédérique R.

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