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Cycle indien - M Duras
par Frédérique R.

Marguerite Duras

Marguerite DURAS

Commencer, impossible
Réflexions sur l'écriture
à partir du «cycle indien »


              « L'écrivain ne sait jamais si l'œuvre est faite. Ce qu'il a terminé en un livre, il le recommence ou le détruit en un autre. » [1]  


La parole inspirée, quelle qu'elle soit, ce grand bourdonnement incessant et désordonné du discours [2] comme l'appelle Michel Foucault, est absolue. C'est Un principe de discontinuité : (…) un grand discours illimité, continu et silencieux. que nous avons pour tâche, nous qui lisons, de soulever, de re-produire, en lui restituant enfin la parole. [3] Car l'origine, le commencement de l'écriture, c'est le langage lui-même, c'est-à-dire précisément ce qui n'a pas de commencement. L'écrivain effectue un retour à l'écriture et non une répétition, car le retour efface le départ. Il accomplit le premier une reconstruction et non une construction, parce que la parole ne naît pas avec sa volonté mais le précédait depuis longtemps.

Elle était là, attendant qu'il la réactive, et qu'il se laisse envelopper par elle. L'écrivain ne peut, comme l'explique Roland Barthes dans Le Bruissement de la langue, qu'imiter un geste toujours antérieur, jamais originel (…) ; voulait-il s'exprimer, du moins devrait-il savoir que la « chose » intérieure qu'il a la prétention de « traduire », n'est elle-même qu'un dictionnaire tout composé, dont les mots ne peuvent s'expliquer qu'à travers d'autres mots, et ceci indéfiniment (…). [4] Cette possibilité intrinsèque au langage, de dire la même chose de plusieurs façons, s'appelle la métonymie. C'est elle qui permet au langage de se diviser sans jamais cesser d'être un Tout cohérent. C'est une donnée statuaire, structurale, et en bien des sens toute naturelle du langage.

     L'écriture inclut en elle-même tous les genres, et toutes leurs qualités. Elle est profondément multiple, aucun signifié n'a le pouvoir de la limiter, d'en clôturer le procès. L'écriture élabore sans arrêt du sens, mais toujours pour finir par le dissiper ; elle procède à une exemption systématique du sens. [5] C'est une parole plurielle, un langage béant, qui propose à l'artiste de montrer à travers elle comment son esprit est à l'œuvre, comment il produit des textes qui ont eux-mêmes pour fonction de signifier que l'esprit est en mouvement. Tout, ainsi, est en mesure d'être objet d'art, seule la « rencontre » - où l'intuition est en éveil -, guidant le regard de l'écrivain dans le choix d'un « sujet artistique ». Cette notion de « rencontre » est fondamentale. L'événement a toujours lieu deux fois., [6] une fois dans la vie, une fois dans l'écrit. Or, le premier est automatiquement détruit par le second, si bien qu'il finit par le remplacer et qu'il devient impossible de dire réellement si c'est le premier qui était primordial, « original » ou si c'est le second.

Le geste d'écriture est toujours une création sans précédent. L'événement tel qu'il disparaît dans l'écrit pour réapparaître sous une autre forme, symbolique, reconstruite, est toujours neuf, original.

     L'écriture classique proposait un Tout cohérent, avec des causes et des effets, le sujet d'écriture se présentant alors comme le maître incontestable de l'œuvre, entendons : l'œuvre accomplie, finie. C'est très différent aujourd'hui, et peut-être est-ce différent depuis Rimbaud. Chez Duras c'est différent ; l'écriture doit avant tout rendre compte de la marche en avant de l'esprit, qui poursuit dans un livre ce qui était commencé dans un autre. Aussi, d'un livre à un autre, trouve-t-on le récit plus ou moins organisé, plus ou moins désordonné, d'une suite de réflexions métatextuelles. L'œuvre obéissant à une loi d'organicité, différente de la discursivité, le sujet écrivant écrit dans le même geste deux textes, dont le second, dissimulé à bien des égards, exprime sans pouvoir expliquer comment la littérature, l'écriture, lui est parvenue.

     L'utilisation du fragment dans India Song confirme cette impossibilité déjà évoquée dans Le Ravissement de Lol V. Stein, à savoir celle de représenter cette puissance, cette force incarnée par l'écriture autrement que par l'écriture elle-même. Le résultat d'une transposition imagée aboutissant au désordre le plus total, car seul le désordre est capable de rendre compte de cette source d'énergie extraordinaire. En ce qui concerne la temporalité du film, on peut ajouter qu'India Song, sur un plan métatextuel, fonctionne comme le témoignage d'une fulguration, d'une extase de la pensée, qui elle, définitivement, est instantanée.

     L'œuvre durassienne comprend un aspect répétitif non négligeable. Or le phénomène est intrinsèque à l'élaboration même du signe. Le signe, en effet, ne peut se passer de la répétition. Un signe qui n'aurait lieu qu'un fois ne serait pas un signe. Un signifiant, pour être reconnaissable dans sa forme, inclue la répétition. La signification est toujours un retour constant sur elle-même, sans quoi elle disparaît. Ainsi, comme l'explique Michel Foucault dans L'Ordre du discours, l'obsession qui lie l'auteur à un thème privilégié et le contraint à redire ce qu'il a déjà dit illustre bien la nécessité pour lui de revenir au même point, de repasser par les mêmes chemins, c'est-à-dire de garantir et de protéger, en recommençant, ce qui pour lui ne commence jamais. Il n'est pas d'écriture sans retour, et par conséquent pas de commencement à l'écriture ; l'écriture venant fixer, inscrire, incarner une parole déjà prête.

 

Frédérique R.      


[1] Maurice BLANCHOT, L'Espace littéraire, op. cit., p.14
[2] Michel FOUCAULT, L'Ordre du discours, op. cit., p.52-53
[3] Ibid., p.53-54
[4] Roland BARTHES, Le Bruissement de la langue, Seuil, Paris, 1984, p.67
[5] Ibid., p.68
[6] M. DURAS, Un Siècle d'écrivains, « spécial Marguerite Duras », entretien avec Pierre DUMAYET, Arte, 1998

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