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La force de mourir - Robert Pinget
par Jean-Paul Gavard-Perret

Robert Pinget

La force de mourir
Glissement et disparitin de Songe
Robert PINGET - Taches d'encres, Paris, Editions de Minuit


Là où Beckett achoppe sur le blanc en son texte final Comment dire, Pinget, de son côté, au moment dernier, achoppe sur le noir, noir de ces ultimes taches d'encre où finissent les Carnets de Monsieur Songe, où le "personnage" s'adresse à son créateur en ces termes qui ferment la séance : "tu me laisses finir comme ça? La question demeurera éternellement ouverte. Et si "Monsieur Songe se demande encore pourquoi il parle de lui à la troisième personne" cette question elle aussi va rester lettre morte.


En conséquence les derniers critères de décidabilité cesse totalement d'être assuré. Avec ce dernier carnet se situe l'ultime de la mise en abyme. Ne reste que ce noir de chaos, ce négatif irrécusable. Les voix ou, finalement, la seule voix de Songe, ne porte plus un discours.

Songe lui-même ne sait plus qui parle, et si, un temps, il pensa que "certains maux ne guérissent que sous l'effet de la parole", ce temps est bientôt révolu dans ce qui apparaît comme le testament littéraire de Pinget lui-même.


Dès lors tout est dit non parce qu'il n'y a plus rien à dire mais parce que la parole se sera au fil du temps épuisée d'elle-même, parce qu'elle est devenue non lettre morte mais antichambre de la mort : une parole déjà comme mort par anticipation. "Ne croyant plus au mystère" des mots, Songe sombre ainsi, se laisse engloutir dans une sorte de sommeil final. En fin de compte surgit cette ultime littéralité soustractive faite de fragmentation, dispersion, incision, coupure, dissolution, effacement, abolition, vacance, vide


Une dernière fois l'oeuvre travaille, enfonce sa signification. De ces bribes surgit l'attrait du néant, non que Songe y aille de bon coeur, mais parce qu'il sait désormais qu'il n'existe pas de sens fondateur, qu'il n'est même plus possible de proposer "par écrit une sentence tournée de telle sorte qu'il soit impossible de savoir s'il faut en rire ou en pleurer". Désormais on est au delà des affects de l'âme et du corps. On entre dans ce no man's land que Songe-Pinget sentait depuis toujours mais contre lequel il tentait de lutter.

Du monde ne reste plus d'images, si ce n'est une suite d'images en creux, en abîme, capable de générer un négatif irrécusable. Et l'oeuvre de Pinget dans ces oppositions continuelles est ainsi moins l'oeuvre des contradictions que des juxtapositions : nulle synthèse est possible, ne peut subsister. C'est de la sorte qu'elle ouvre à la contamination du sens par son contraire, la contamination de l'affirmation par la négation. D'où ce versant étrange de l'imaginaire où se joue, pour reprendre une définition de Blanchot: "L'éloignement au coeur de la chose» Dans les Carnets de Songe tout ce qui est proche est lointain et tout ce qui est lointain est proche. D'où cette sensation d'approche (impossible), de parages(sans passages), d'extinction d'une parole (qui parle encore), d'une image (qui montre encore) jusqu'à la dernière image suggérée et induite : celle d'une sorte de fissure sans limite, dans le savoir, dans la langue. Une fissure qui sépare sans séparer, maintient sans maintenir dans cette syntaxe singulière du neutre, de la neutralisation qui montre que le sens ne peut qu'échapper en une perspective que Blanchot, dans "les deux versions de l'imaginaire" le précise d'une manière explicite : "rien n'a de sens mais tout semble avoir infiniment de sens: le sens n'est plus qu'un semblant, le semblant fait que le sens devient infiniment riche, que cet infini de sens n'a pas besoin d'être développé, est immédiat, c'est-à-dire aussi ne peut pas être développé, est seulement immédiat et vide".

Tout ce qui est dit, tout ce qui se présente et se représente, tout ce qui vient, advient, arrive, existe est donc affecté de son contraire dans cette topique qui contamine le langage lui-même, ce langage qui approche dans l'éloignement et la désaffectation jusqu'à une sorte de passivité presque mortelle qui s'élargit dans les dernières taches d'encre. Ne reste que l'abîme. Abîme d'une matrice vide recouverte de ce noir d'encre. C'est là la force de l'oeuvre qui atteint avec la puissance de son dénuement, dans son glissement vers la disparition, à ce qui touche la vérité la plus humaine et inhumaine à la fois, la plus proche de soi. D'où cette communauté étrange (à travers Mortin, Songe et les quelques autres)qu'inspire ce monde, communauté étrange et "inavouable" , une communauté inavoué aussi, dont l'être finit par s'extirper. Désormais tout ce passe comme si tout était calme, comme s'il ne fallait plus parler, en cette sorte de tragique froid, ce tragique, tout compte fait, de l'humain trop humain.


Jean-Paul Gavard-Perret

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