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Le doigt dans l’oeil - André Breton
par Jean-Paul Gavard-Perret

André Breton

Le doigt dans l'oeil: Réquisitoire contre le grand Paon - [André Breton]
Par J-P Gavard-Perret


C'est un des grands mérites de Julien Gracq que d'avoir montré - dans un article célèbre de 1950 : "Spectre du poisson Soluble" (1950) - qu'une des rares pépites de l'œuvre de Breton avait été très vite biffée de son panthéon. Ce choix déconcertant illustre parfaitement les limites sinon d'une œuvre du moins d'un auteur qui à la véritable création dont il se voulait le promoteur et le maître d'œuvre a préféré les vanités du discours le plus parfaitement conforme à la tradition, tradition que l'auteur des Manifestes prétendait pourtant contester et mettre à mal. Ainsi les textes majeurs de Poisson Soluble (qui - il faut le rappeler -doivent tant à Tzara mais de manière plus directe encore plus à Reverdy) furent délestés progressivement des éditions des Manifestes où ils se trouvaient initialement. Comme le dit Gracq " à voir s'amenuiser au fil du temps de façon suspecte cette trace cela ne peut que faire lever un soupçon sur l'œuvre entière de Breton ". Soupçon qui, s'il ne doit pas égarer, remet à sa place (et Gracq nous y engage fortement) celui qui quoique "Pape" officiel de son mouvement n'en aura tout compte fait été qu'un pâle ectoplasme. Toute la notoriété de Breton aura donc tenu à sa théorisations (Manifestes ou encore l'ersatz des Vases communicants). Certes, plus de 75 ans après la publication des Manifestes, il est sans doute beaucoup moins facile de se faire avoir par de tels pétards mouillés. Désormais la surprise ne joue plus: "Le flot de l'écriture automatique a passé" (Gracq) et le lit qu'elle a creusé s'est révélé une ornière. Là où Breton prétendait à un nécessaire chaos se découvre une logique, un ordre. Et ce qui à première vue pouvait surprendre prouve que derrière des connexions dites aléatoires fruits d'un inconscience en débauche se cache une fatalité psychique sécurisante.


Comme tout pilotage, le pilotage "automatique" est induit par une rationalité que Breton disait casser au moment même où d'ailleurs son discours était conforme au logos le plus admissible. Bien lui en a pris : un tel discours ne pouvait que plaire : immédiatement repérable, identifiable il fut accepté par les castes et les tenants du pouvoir intellectuel : jamais, par exemple, un mouvement dit d'avant-garde ne fut si vite récupéré par la glose scolastique universitaire. Elle trouvait là dans le parfaitement lisible et assimilable, bref de quoi se faire peur ou plutôt s'offrir un frisson de fête foraine pour pas cher en un temps où, du côté de la théorie politique, le discours ambiant prétendument révolutionnaire n'était pas plus subversif mais plus nauséeux et pervers que la prose de Breton. Le saboteur n'a donc pas fait beaucoup de mal. Et les vrais brûlots surréalistes il fallut les chercher ailleurs : dans les formes dissidentes et étrangères au cénacle germano-pratin : chez les Artaud, Bunuel, Bury, Dali. Car face à tout ce qui était mal coupé ou dérogeait à la règle - Breton , le régulateur a préféré une loi beaucoup plus sage qu'on l'a cru - et ce même si Freud avait senti combien les prétendus pavés dans la mare de Breton n'étaient que des trous dans l'eau : il sut lui faire comprendre avec une politesse aussi exquise que doucereusement méprisante . Cela passa au-dessus de la tête du souverain et pointilleux pontife qui attendait la bénédiction du "père" fondateur de la psychanalyse pour cautionner la vérité de sa théorie et de son mouvement. Faut-il rappeler à ce sujet les deux lettres plus que réservées de Freud à Breton que ce dernier osa publier dans les Vases Communiquants (que Soupault appelait " les V.C. "...). Le goût des exclusions pratiqués par Breton tint d'ailleurs à ce besoin de reconnaissance : intelligent l'auteur comprit très vite que le mouvement qu'il avait pris, essoufflé, à la sortie de la gare de départ et dont il avait su codifier le logos le dépassait. Il fut donc d'autant plus pointilleux qu'il pressentait bien étroit son propre domaine de création et sa puissance. Pour assurer son OPA il lui fallait donc éliminer tout ce qui (le) dépassait. Chaque talent individuel qui glanait sur ses terres fut donc une tête à couper (Artaud, Gysin en firent par exemple les frais) afin que prospère le discours emplumé et le surréalisme touristique du guide "fondateur" . Croire qu'il y eut chez Breton un océan d'inexprimé qui trouvait soudain de quoi surgir reste une supercherie. Le silence des profondeurs, dans le discours de Breton, ne trouve pas droit de citer. Ce silence s'y replonge, s'y dissout et garde son opacité (si ce n'est dans Poisson soluble, cet ovni écarté). Les soubresauts pulsionnels que l'œuvre de Breton dit dévoiler n'est qu'une douce escroquerie : au diamant mallarméen ne succède chez Breton qu'un trompe la vie et la littérature, qu'un trompe toi toi-même. Le grand soir poétique revendiqué par l'auteur des Manifestes, comme tous les grands soirs, a été manqué. Et les architectures telluriques de l'auteur ne sont que des lotissements pour rente de situation de propriétaires spéculateurs avec péages et barbelés autour. Le culte effréné de la différence se limite donc chez Breton à quelque chose qu'on connaît bien en littérature : un "est-ce assez moi?". Et l'effraction du susdit n'est qu'un culte exacerbé d'une volonté personnelle de puissance qui se construit un Babel dérisoire dans le langage le moins dérangeant qui soit.


A ce titre, les prétendus "modestes enregistreurs qui ne sont livrés à aucun travail de filtration" dont parle Breton dans les Manifestes ne furent, pour lui, que le moyen d'orchestrer une partition hypertrophiquement égotique. De fait comme le dit Gracq le gros problème de Breton fut un problème de "ventilation" de cette hypertrophie. A ce titre l'auteur a réussi car il su faire des Manifeste un livre de cuisine, un livre de recettes. Et sous couvert d'une authenticité totale, d'une pureté désirable, il ne distribua qu'une littérature de monnaie de singe qui fit plus de mal qu'on ne le croit. Le Surréalisme en effet ne peut se limiter à la Vulgate Breton et à son aréopage de serveurs de soupe. Les vrais surréalistes- ceux qui ont le plus approché le dévoilement des gisements profonds - sont ailleurs, hors de l'église parisienne montée par Breton et ses sbires. Celui-ci n'a jamais osé perdre, et son apparente rupture ne fut qu'une solution de continuité dans la cristallisation d'un mythe optimisme de l'approche d'une vérité pour le moins relative et qui tient plutôt du poncif. Le prétendu choc de surprise des Manifestes pour les poètes de l'époque fut le fruit d'une myopie compréhensible mais si quelqu'un parla " pour tous du fond de la nuit " comme Breton le revendique ce n'était pourtant pas lui : c'était plus Desnos ou Péret (pour s'en tenir à la garde rapprochée). D'autant que la prétendue révélation du fameux océan intérieur où baigne dans la profondeur de chaque conscience une pulsation vitale et un haut flux poétique n'avait rien de nouveau. Elle reposait sur une idée des plus classiques de la poésie. Il suffit de se rappeler, par exemple, combien chez les Latins il existe déjà l'idée de la plongée en soi, d'une interrogation à la verticalité de l'être pour approfondir la communion, perdre conscience de ses frontières et atteindre une universelle révélation.


Le mythe innovant de Breton fut donc bien un mythe dicté par quelqu'un qui avait surtout une haute idée de lui-même mais qui - il est vrai - su faire germer l'espoir illusoire d'un renversement du monde par sa poésie ostentatoire comme certains à la même époque pensèrent le renverser par quelques idéologies ustensiles et parasites. Mais Breton avait au moins à ses propres yeux rempli sa tache. On se souvient de son aveu : " La voix surréaliste se taira peut-être, je n'en suis plus à compter mes disparitions (...) mais ce que j'ai fait, ce que je n'ai pas fait je vous le donne ". Beaucoup se sont senti ému par un tel sacrifice. Pourtant dès 1950, comme nous l'avons dit en commençant, Gracq - qui connaissait parfaitement le sujet - en appelait au dégrisement face à l'ivresse de la fête surréaliste. Comme il le dit cette " ivresse est triste ". Et si la lecture du " Poisson Soluble " aurait pu faire accéder à une réel bouleversement de la poésie, les Manifestes signaient dans le même temps à leur corps défendant la mort de l'utopie et la faillite de l'écriture surréaliste. Cette dernière ne dévoilait rien, ne pouvait même pas faire éclater la croûte du logos et la facticité qui obture nécessairement le jaillissement intérieur. Certes c'était une belle vue de l'esprit de la part de Breton de le penser, mais Sartre a eu raison de voir en la poésie surréaliste une poésie de " consommateurs ". Quant à, et pour finir, croire trouver dans cette école la marque d'un anonymat poétique resta là encore une vue de l'esprit. Car dans tous les textes surréalistes ce qui se révèle avant tout et de manière ingénue ce sont les indices de réfraction de la conscience, c'est elle qui signe, fait le tri, sélectionne. La prétendue (et impossible) élision de l'individu (sujet écrivant qu'on voudrait faire devenir objet de lui-même...) ne fait que le ramener de plus belle et de manière écumante. La plume qui prétend courir de manière involontaire n'a aucune autonomie au contraire. Elle est, plus encore que dans l'écriture " délibérée ", un objet du désir qui résiste aux interdits et ne peut les chantourner. La charge qui affleure n'est donc jamais celle que Breton soupçonnait et ce même si ceux qui ont voulu lui faire la remarque ne furent considérés que comme des renégats peu sensibles aux grandes rosaces de la pensée du maître. Aussi l'illusoire transparence du surréalisme ne fut qu'une opacité de plus. Certes tous les surréalistes ne sont pas à jeter dans le même panier ou avec l'eau du bain du Père le Loi. De Nougé à Bury, de Queneau à Artaud et face aux adeptes de la transparence en stuc, il y eut ceux qui parlèrent d'une autre perméabilité à l'œil, la main ou l'esprit. Mais Breton sut les ignorer afin qu'ils n'entravent sa marche gloireuse vers sa propre statue. C'est à ce prix que se forge les idées fausses. C'est comme cela aussi que s'écrivent les contes de fée façon histoires littéraires et qu'on devient prince charmant même lorsqu'on ne se soucie même pas de mettre son écriture en accord avec sa pensée à moins que celle-là, dans sa banalité la plus traditionnelle, ne soit que la projection inconsciente qui vient contredire la prétendue radicalité de la seconde. Il arrive parfois que l'inconscient joue de tels tours.


Jean-Paul Gavard-Perret

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