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Putain - Nelly Arcan
par Frédérique R.

Putain

Seuil, 2001

 

" Jamais plus on ne pourra oublier ça,

la misère des hommes à aimer les femmes "

 

Intriguée tout d’abord par cette courte phrase, entendue je ne sais plus où, stipulant que Putain faisait partie des 3% de livres publiés tandis qu’ils avaient été adressés par simple courrier postal (j’étouffai entendant cela…), puis par l’audition de Nelly Arcan dans une émission de télévision, puis à la radio, je me décidai enfin à lire son récit, d’une traite jusqu’à la page 96 exactement.

Car là le livre pour moi s’est refermé. Je l’ai lu avec avidité, passionnée et ne tarissant pas d’éloges sur l’écriture serrée et haletante de celle que j’avais envie de prendre dans mes bras, et puis quelque chose comme la fatigue, le trop, trop de quoi je ne sais pas, m’a exclu du livre. Honnêtement, je pourrais certainement le finir, reprendre à la page 97, mais cette interruption, cette exclusion m’a semblé intéressante, d’autant plus qu’une amie à moi avait vécu la même chose, quasiment au même moment.

Voilà donc, je ne critiquerai que les 96 premières pages, n’ayant pas lu au-delà. C’est à peu près la moitié du livre. Vous pouvez en être outrés, voire penser que ce n’est guère faisable, mais c’est ainsi, et à vrai dire, je trouverais intéressant, jubilant même, que vous écriviez la fin de cette critique. Que vous me racontiez la fin même, pourquoi pas, faisant taire cette voix insupportablement charmante de Nelly Arcan, et y accordant la vôtre. Je vous écouterais avec délice.

Ca commence ainsi donc, la " putasserie ", par une éducation religieuse, grâce ou à cause de cela, en partie du moins. Grâce ou à cause de ces mères anonymes, ayant éteint leur véritable nom pour s’en inventer un autre, un faux. Ca commence dans un rapport avec le mensonge, avec ses fausses mères, incapables de remplacer l’autre, la première, le premier objet d’amour, lui aussi un faux en bien des sens, innommable ; mourante mère, s’épuisant de ne plus être nommée ni désignée par personne, et devenue incapable de nommer elle-même, ne serait-ce que son enfant, incapable d’appeler, de dire et d’aimer ; allongée dans son cercueil, dans ce lit qu’elle ne quitte plus, y gémissant, s’y laissant mourir dans la solitude et la lassitude. J’ai eu trop de ces mères-là et pas assez de la mienne, ma mère qui ne m’appelait pas parce qu’elle avait trop à dormir.

La " putasserie " en conséquence semblait pour Nelly inévitable, inscrite partout ; dans ce lit devenu le centre de la vie de sa mère, dans l’évasion du père hors de la maison, dans ses cheveux blonds et sa bouche rosée, dans sa disposition à se faire désirer. Mais surtout  la " putasserie ", comme elle l’appelle, fut une révolte, comme un non glissé, projeté en avant, en réponse à tous ces mensonges et à toutes ces pressions, toutes ces contraintes. La putasserie fut l’échappatoire unique et absolu, incontournable pour plusieurs raisons qui défileront le long du récit autobiographique de Nelly Arcan. Elle fut l’affirmation d’une liberté acquise toute seule.

Je pense souvent à mes parents qui liront un jour ces pages, qui sait, et que pourraient-ils y voir sinon la révélation de ma putasserie, ma vie de me vendre ici et là pour leur prouver que je ne viens pas d’eux, que je reste étrangère à tout ce qui les regarde, que je fais ce que je veux et surtout ce qu’ils ne voudraient pas que je fasse.

La prostitution donc : comme le couteau qui découpe le cordon ombilical, qui dénoue le lien étranglé qui l’attachait aux malheurs de ses parents. Et lorsque j’y repense aujourd’hui, il me semble que je n’avais pas le choix, qu’on m’avait déjà consacré putain.

M’intéresse ce terme de " consacrée ", consacrée putain, mais par qui ? Qui est ce " on " ? Quelque chose comme les autorités religieuses, plurielles, qu’ont été pour elle à la fois les mères supérieures et son père, obsédé par le Jugement Dernier et la fatalité. M’intéresse aussi tout ce passage de lente comparaison entre le lit de la mère, vide d’amour et de caresses, la couche de la putain et le divan du psychanalyste.

(…) j’étais en analyse avec un homme qui ne parlait pas (lui non plus pourrait-on dire), quelle idée d’ailleurs d’avoir voulu m’étendre là, sur un divan, alors que toute la journée il me fallait m’allonger dans un lit avec des hommes qui devaient avoir son âge, des hommes qui auraient pu être mon père, et comme cette analyse ne menait nulle part, comme je n’arrivais pas à parler, muselée par le silence de l’homme et par la crainte de ne pas bien dire, j’ai voulu en finir avec lui et écrire ce que j’avais tu si fort, dire enfin ce qui se cachait derrière l’exigence de séduire qui ne voulait pas me lâcher et qui m’a conduit dans l’excès de la prostitution…

Ce livre donc, impossible à ne pas écrire, est constitué de tous ces mots qui n’ont jamais été dits, et par conséquent jamais été entendus. Ce livre : comme une délivrance, une façon de survivre. Comme s’il n’était possible d’écrire que lorsqu’on a atteint l’indicible. Comme si l’écriture était le seul remède à l’impossible, à l’innommable. Ecrire quand même, par associations, sans continuité surtout, longeant les images qui défilent pour voir enfin la vérité, mise à nu, peut-être. Il est intéressant que Nelly Arcan refuse l’enfantement et qu’à la place elle écrive. Cela me fait penser à Emily L. de Marguerite Duras où l’écriture là aussi " remplace " l’enfantement.

Quant à la matière, quant au propos de Nelly Arcan, on l’aura vite compris, et puis il est défini dès le départ : la matière première de mon écriture, inépuisable et aliénée, ma lutte pour survivre entre une mère qui dort et un père qui attend la fin du monde.

Voilà donc, me disais-je, l’écriture met fin à la prostitution ou tente au moins de le faire, et je repensais encore ici à Duras, pour qui certains livres, personnages, et essentiellement Lol V. Stein représentaient sa prostitution. Voilà donc. Un lien entre la prostitution et l’écriture : le don de soi, ou plutôt la vente de soi. Une affaire de désir liant aussi les deux activités. Il faut faire bander le lecteur, quoiqu’on en dise, cérébralement parlant, comme il faut faire bander le client. Le lecteur, le client. C’est peut-être pour cela que ça devient si dure à lire tout d’un coup, quand derrière la porte, c’est bien vous qu’elle attend, vous le client, et donc fatalement vous le père. Car tous les clients sont des pères et son père est client. Fatalement, elle l’attend donc.

Bien sûr Nelly Arcan explore dans toutes ses profondeurs le désir qui lie le client à sa putain, cette fausse idée là encore qu’il se fait de la jouissance et de l’autre. Car quelle sorte de rapport peut-il espérer avec une femme qui lui donne du plaisir pour de l’argent ? Bien sûr, si le client est un père délaissant une mère, la putain est un peu vengeresse de celle-ci, et remplaçante, elle incarne le désir que la mère ne peut plus éveiller. On est en plein complexe d’Œdipe. Et c’est dur, très dur, ce qu’exprime Nelly Arcan. (Pas évident que Houellebecq ait apprécié.)

Lucide, extra lucide, Nelly Arcan avance jusqu’à ce que la porte s’ouvre sur l’Autre ultime. Qu’elle répudie ici en somme, qu’elle défend d’entrer en lui ouvrant la porte, qu’elle invite à la mort. Non plus à la petite cette fois mais à la grande. Car dans ma putasserie c’est toute l’humanité que je répudie, mon père, ma mère et mes enfants si j’en avais, si je pouvais en avoir, j’allais oublier que je suis stérile, incendiée, que tout le sperme du monde n’arriverait pas à éveiller quoique ce soit en moi.

Je suis un décor qui se démonte. Je le sais parce qu’on me parle toujours d’une autre. " Je ne suis pas " dans ma putasserie, explique-t-elle. Et c’est peut-être cette annulation de soi qu’elle recherche. La putain est le masque du désir, elle devient l’autorisation de jouir. Elle devient le décor, un point de fuite. Non la femme, à aucun moment elle ne peut l’être, c’est une marionnette, un personnage fictif. C’est une putain vers qui l’on s’avance avec précipitation pour se libérer de toute l’impossibilité de jouir qui empêche les hommes d’aimer leurs femmes, et que l’on quitte à pas feutré, dans la honte de n’avoir pas changé, de n’avoir rien fait évolué en prenant dans ses bras cette poupée d’air, cette image de l’altérité désirée mais impossible, ce substitut de l’autre, ce faux.

Voilà pourquoi en vieillissant les hommes se détournent des femmes qui vieillissent, pour qu’elles portent leur impuissance, pour se raconter pourquoi ils ne peuvent plus bander.

Je ne sais que pleurer sur le cadavre de ma mère tandis que mon père chasse les putains toujours plus, l’une après l’une après l’autre, et un jour il tombera sur moi.

Et c’est là donc que se dénoue le nœud, sur le père entrant dans la chambre de sa fille, croyant entrer dans celle d’une putain tout en sachant qu’elle peut être derrière la porte, et elle aussi sachant cela ; on se demande si le but n’est pas ainsi d’inter-dire au père de pourchasser les putains ; car en devenant putain elle le confronte à la possibilité de se trouver face à elle et de s’en crever les yeux, peut-être, allez savoir, d’en devenir fou autant qu’elle en deviendrait folle.

Et ça va venir, ça va arriver, on le pressent, elle le fait pressentir, que la porte, irrémédiablement s’ouvrira sur lui, et que c’est elle qui sera derrière, d’une façon ou d’une autre. Au moins en lisant ce livre, le père se retrouvera-t-il derrière la porte, et elle l’accueillera sans y être. Subtile subterfuge pour arriver à cela, la promesse d’un rendez-vous qui n’a jamais été pris. Car elle est absente, dans tout cela, depuis toujours, elle est l’Absente. La putain est le manque même, et le désir de la putain celui d’une étreinte avec le néant. Elle ne pouvait être que cela en somme, la petite Nelly, elle ne pouvait faire que cela. C’était écrit quelque part. Le chaos c’était elle.

Cela réveillera-t-il sa mère, cette princesse au bois dormant, ce substitut de princesse ? Il est fort à parier que non. A quoi peut donc bien servir ce récit ? A marquer peut-être, à restituer au jour l’ombre des faits cachés dans la mémoire, à restaurer. Belle tentative psychanalytique, beau bouquin. Sans doute un peu trop fort pour le grand public, un peu trop dérangeant, à ranger proche de L’Inceste et d’Léonore toujours. A ranger proche de Duras et de Genet. C’est un hommage que je rends ici, volontairement, à un écrivain respectueux.

Frédérique R.

 

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